Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 11Le frère et la sœur

Les bourreaux, que l’on eût crus lassés,n’étaient qu’ivres. De même que la vue du vin semble rendre desforces à l’ivrogne, l’odeur du sang semble rendre des forces àl’assassin.

Tous ces égorgeurs, qui étaient couchés dansla cour, à moitié endormis, ouvrirent les yeux et se soulevèrent aunom de Fargas.

Celui-ci, loin d’être mort, n’était atteintque de quelques légères blessures ; mais à peine setrouvait-il au milieu de ces cannibales, qu’il jugea sa mortinévitable, et, n’ayant plus qu’une idée, celle de la rendre laplus prompte et la moins douloureuse possible, il se jeta sur celuiqui se trouvait le plus proche de lui, tenant un couteau nu à lamain, et le mordit si cruellement à la joue, que celui-ci ne pensaqu’à une chose, à se débarrasser d’une cruelle douleur.Instinctivement, il étendit donc le bras devant lui, le couteaurencontra la poitrine du comte et s’y enfonça jusqu’au manche. Lecomte tomba sans pousser un cri ; il était mort.

Alors, ce que l’on n’avait pu faire sur levivant, on le fit sur le cadavre ; chacun se jeta sur lui,voulant avoir un lambeau de sa chair.

Quand les hommes en sont là, il y a bien peude différence entre eux et ces naturels de la Nouvelle-Calédoniequi vivent de chair humaine.

On alluma un bûcher, et l’on y jeta le corpsde Fargas, et, comme si aucun nouveau dieu, ni aucune nouvelledéesse ne pouvait être glorifié sans un sacrifice humain, laLiberté de la ville pontificale eut à la fois, le même jour, sonmartyr patriote dans Lescuyer, et son martyr royaliste dansFargas.

Pendant que ces événements s’accomplissaient àAvignon, les deux enfants, ignorant de ce qui se passait,habitaient une petite maison que l’on appelait, à cause des troisarbres qui l’ombrageaient, la maison des trois cyprès. Leur pèreétait parti le matin, comme il le faisait souvent, pour venir àAvignon, et c’était en voulant les rejoindre qu’il avait été arrêtéà l’une des portes.

La première nuit se passa pour eux sans tropd’inquiétude. Comme ils avaient maison à la campagne et maison à laville, il arrivait souvent que soit pour ses affaires, soit pourson plaisir, le comte de Fargas restait un jour ou deux àAvignon.

Lucien se plaisait à habiter cette campagnequ’il aimait beaucoup. Il y était seul, à part la cuisinière et unvalet de chambre, avec sa sœur plus jeune que lui de trois ans, etqu’il adorait. Elle, de son côté, lui rendait cet amour fraternelavec cette passion des âmes méridionales qui ne savent rien haïr ouaimer à moitié.

Élevés ensemble, les jeunes gens ne s’étaientjamais quittés ; ils avaient eu, quoique de sexe différent,les mêmes maîtres et avaient fait les mêmes études ; il enrésultait que Diana, à dix ans, était quelque peu garçon et queLucien, à treize ans, était quelque peu jeune fille.

Comme la campagne n’était éloignée d’Avignonque de trois quarts de lieue à peine, on sut, dès le lendemainmatin, par les fournisseurs, les meurtres qui s’y étaient commis.Les deux enfants tremblèrent pour leur père. Lucien ordonna deseller son cheval ; mais Diana ne voulut pas le laisser allerseul, elle avait un cheval pareil à celui de son frère, elle étaitaussi bonne, peut-être meilleure écuyère que lui, elle sella soncheval elle-même et tous deux partirent au galop pour la ville.

À peine furent-ils arrivés, et eurent-ils prisles premières informations qu’on leur annonça que leur père venaitd’être arrêté et avait été entraîné du côté du Château des Papes,où se tenait un tribunal qui jugeait les royalistes. Lerenseignement venait d’être donné, que Diana partait au galop etescaladait la rampe rapide qui conduit à la vieille forteresse.Lucien la suivait à dix pas. Ils arrivèrent presque ensemble dansla cour, où fumaient encore les derniers débris du bûcher quivenait de dévorer le corps de leur père. Plusieurs des assassinsles reconnurent et crièrent :

– À mort les louveteaux !

En même temps, ils s’apprêtaient à sauter à labride des chevaux pour faire mettre pied à terre aux orphelins.L’un des hommes qui toucha le mors du cheval de Diana eut la figurecoupée d’un coup de cravache. Cet acte, qui cependant n’était quede la défense légitime, exaspéra les bourreaux, qui redoublèrent decris et de menaces. Mais alors Jourdan Coupe-Tête s’avança ;soit lassitude, soit suprême sentiment de justice, un rayond’humanité venait de traverser son cœur.

– Hier, dit-il, dans la chaleur del’action et de la vengeance, nous avons bien pu confondre lesinnocents avec les coupables ; mais aujourd’hui, une pareilleerreur ne nous est pas permise. Le comte de Fargas était coupabled’insulte envers la France, de meurtre envers l’humanité, il avaitpendu les couleurs nationales à l’infâme potence, il avait faitégorger Lescuyer ; le comte de Fargas méritait la mort, vousla lui avez donnée, tout est bien ; la France et l’humanitésont vengées ! Mais ses enfants n’ont jamais été mêlés à unacte de barbarie ni d’injustice, ils sont donc innocents !Qu’ils se retirent et qu’ils ne puissent dire de nous ce que, nousautres, nous pouvons dire des royalistes : que les patriotessont des assassins.

Diana ne voulait pas fuir, car, pour elle,c’était fuir que de se retirer sans vengeance ; mais, seuleavec son frère, elle ne pouvait se venger. Lucien prit la bride deson cheval et l’emmena.

Rentrés chez eux, les deux orphelins sejetèrent dans les bras l’un de l’autre, et fondirent enlarmes ; ils n’avaient plus personne à aimer au mondequ’eux-mêmes.

Ils s’aimèrent saintement,fraternellement.

Tous deux grandirent, et atteignirent, Dianadix-huit ans, Lucien vingt et un.

Ce fut à cette époque que s’organisa laréaction thermidorienne. Leur nom était une garantie de leursopinions politiques : ils n’allaient à personne, on vint àeux. Lucien écouta froidement les propositions qui lui furentfaites, et demanda du temps pour réfléchir. Diana les saisit avecavidité et fit signe qu’elle se chargeait de décider son frère. Et,en effet, à peine fut-elle seule avec lui, qu’elle attaqua cettegrande question : noblesse oblige !

Lucien était nourri dans des sentimentsroyalistes et religieux, il avait son père à venger, sa sœurexerçait sur lui une immense influence : il donna sa parole. Àpartir de ce moment, c’est-à-dire de la fin de 1796, il fut affiliéà la Compagnie de Jéhu, dite du Midi. On sait le reste.

On peindrait difficilement la violence dessentiments à travers lesquels passa Diana, depuis le moment où sonfrère fut arrêté jusqu’à celui où elle apprit qu’on venait de letransporter dans le département de l’Ain. Elle prit à l’instantmême tout l’argent dont elle pouvait disposer, monta dans unechaise de poste et partit.

Nous savons qu’elle arriva trop tard, qu’elleapprit à Nantua l’enlèvement du prisonnier, l’incendie du greffe etque grâce à l’acuité du regard du juge, elle put voir dans quel butavait été fait cet enlèvement et accompli cet incendie.

Le même jour, vers midi, elle arrivait àl’Hôtel des Grottes-de-Ceyzeriat, et, à peine arrivée, seprésentait à la Préfecture où elle racontait les événements deNantua, encore inconnus à Bourg.

Ce n’était pas la première fois que lesprouesses des compagnons de Jéhu arrivaient à l’oreille du préfet.La ville de Bourg était une ville royaliste. La plupart deshabitants sympathisaient avec ces jeunes outlaws,comme ondit en Angleterre. Souvent lorsqu’il avait donné des ordres desurveillance ou d’arrestation, il avait senti comme un réseau tenduautour de lui, et, s’il n’avait pu voir clairement, il avait dumoins deviné cette résistance occulte qui paralyse les ordres dupouvoir. Cette fois, la dénonciation qui lui était faite étaitclaire et précise ; des hommes avaient, à main armée, forcé legreffier de leur remettre un dossier où se trouvaient compromis lesnoms de quatre de leurs complices du Midi. Ces hommes enfin avaientété vus, revenant à Bourg après la perpétration de leur doublecrime à Nantua.

Il fit venir devant lui et devant Diana lecommandant de la gendarmerie, le président du tribunal et lecommissaire de police ; il fit répéter à Diana sa longueaccusation contre ces formidables inconnus ; il déclara qu’ilvoulait avant trois jours savoir quelque chose de positif, etinvita Diana à demeurer pendant ces trois jours à Bourg. Dianaavait deviné tout l’intérêt que le préfet lui-même avait àpoursuivre ceux qu’elle poursuivait ; elle rentra à la nuittombante à l’hôtel, brisée de fatigue, mourant de faim, car à peineavait-elle pris un repas complet depuis son départ d’Avignon.

Elle mangea, se coucha, et s’endormit de ceprofond sommeil que la jeunesse oppose, comme un victorieux repos,à la douleur.

Le lendemain, elle fut éveillée par un grandbruit qui se faisait sous ses fenêtres. Elle se leva, regarda àtravers les persiennes, mais ne vit qu’une grande foule de peuples’agitant en tous sens. Quelque chose cependant lui disait, commeun pressentiment douloureux, qu’une nouvelle épreuvel’attendait.

Elle passa une robe de chambre, et, sansrattacher ses cheveux qu’avait dénoués le sommeil, elle ouvrit lafenêtre et s’inclina sur le balcon.

Mais à peine eut-elle jeté un regard dans larue, qu’elle poussa un grand cri, se rejeta en arrière, seprécipita par les escaliers, et, folle, échevelée, pâle jusqu’à lalividité, vint se jeter sur le corps qui faisait le centre durassemblement en criant :

– Mon frère ! mon frère !

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