Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 25La pensée de Cadoudal

Une demi-heure après, les chouans étaientcampés en demi-cercle tout autour de la ville de La Guerche. Ilsbivaquaient par groupes de dix, quinze ou vingt, avaient un feu pargroupe et faisaient aussi tranquillement la cuisine à ce feu que sijamais un coup de fusil n’eût été tiré de Redon à Cancale.

La cavalerie formant un seul corps, chevauxsellés, mais non bridés, pour que les animaux, comme les hommes,pussent prendre leur repas, bivaquait à part sur les bords d’unpetit ruisseau qui forme une des sources de la Seiche.

Au milieu du campement, sous un immense chêne,se tenaient Cadoudal, Coster de Saint-Victor,Mlle de Fargas et cinq ou six des principauxchouans qui, sous les pseudonymes de Cœur-de-Roi, Tiffauges,Brise-Bleu, Bénédicité, Branche-d’Or, Monte-à-l’Assaut etChante-en-Hiver, ont mérité de voir leurs noms d’adoption consignésdans l’histoire à côté de celui de leur chef.

Mlle de Fargas et Costerde Saint-Victor mangeaient de bon appétit avec la main qui leurrestait valide.

Mlle de Fargas avaitvoulu verser ses six mille francs dans la caisse commune, maisCadoudal avait refusé et n’avait reçu son argent qu’à titre dedépôt.

Les six ou sept chefs de chouans que nousavons nommés mangeaient de leur côté comme s’ils n’eussent pas étésûrs de manger le lendemain. Au reste, les blancs n’éprouvaient pastoutes les privations des républicains, quoique ceux-ci eussentpour eux les réquisitions forcées.

Les blancs, sympathiques aux gens du pays,payant, au reste, tout ce qu’ils prenaient, vivaient dans uneabondance relative.

Quant à Cadoudal, préoccupé d’une pensée quisemblait l’étreindre corps à corps, il allait et venait silencieux,sans avoir pris autre chose qu’un verre d’eau, sa boissonordinaire.

Il s’était fait donner parMlle de Fargas tous les renseignements qu’elleavait pu lui transmettre sur François Goulin et sa guillotine.

Tout à coup il s’arrêta, et, se tournant versle groupe de chefs bretons :

– Un homme de bonne volonté, dit-il, pouraller à La Guerche et y prendre les renseignements quej’indiquerai.

Tous se levèrent spontanément.

– Mon général, dit Chante-en-Hiver, jecrois, sans faire de tort à mes camarades, être mieux à même quepersonne de remplir la commission. J’ai mon frère qui habite LaGuerche. J’attends que la nuit soit venue, je vais chez lui ;si on m’arrête, je me réclame de lui, il répond de moi, et tout estdit. Il connaît la ville comme sa poche ; ce qu’il y a àfaire, nous le faisons et je vous rapporte vos renseignements avantune heure.

– Soit ! dit Cadoudal. Voici ce quej’ai décidé. Vous savez tous que les bleus, pour faire de laterreur et pour nous intimider, traînent après eux une guillotine,et que c’est l’infâme Goulin qui est chargé de la fairefonctionner. François Goulin, vous vous le rappelez, est l’anciennoyeur de Nantes. Lui et Perdraux étaient les exécuteurs deCarrier. À eux deux, ils se sont vantés d’avoir noyé plus de huitcents prêtres. Eh bien ! cet homme qui avait quitté le pays,qui était allé demander à Paris non seulement l’impunité, mais larécompense de ses crimes, la Providence nous le renvoie pour qu’ilvienne les expier là où il les a commis. Il a amené l’infâmeguillotine parmi nous, qu’il périsse par l’instrument immonde qu’ilprotège ; il n’est pas digne de la balle d’un soldat.Maintenant, il faut enlever l’instrument, il faut transporter l’unet l’autre à un endroit où nous soyons maîtres, afin quel’exécution ne subisse point de dérangement. Chante-en-Hiver vapartir pour La Guerche. Il reviendra nous donner tous lesrenseignements sur la maison où loge François Goulin, surl’emplacement qu’occupe la guillotine, sur la quantité d’hommes quila gardent. Ces renseignements acquis, j’ai mon plan, dont je vousferai part ; si vous l’agréez, nous le mettrons à exécutioncette nuit même.

Les chefs éclatèrent en applaudissements.

– Pardieu ! dit Coster deSaint-Victor, je n’ai jamais vu guillotiner et j’avais juré que jen’aurais de relations avec cette abominable machine que lorsque j’ymonterais pour mon compte. Mais, le jour où nous raccourcironsmaître François Goulin, je promets d’être au premier rang desspectateurs.

– Tu as entendu, Chante-en-Hiver ?dit Cadoudal.

Chante-en-Hiver ne se le fit pas dire deuxfois ; il déposa toutes ses armes, à l’exception de soncouteau, qui ne le quittait jamais ; puis, invitant Coster deSaint-Victor à regarder à sa montre, et voyant qu’il était huitheures et demie, il renouvela sa promesse d’être de retour à dixheures du soir.

Cinq minutes après, il avait disparu.

– Maintenant, demanda Cadoudals’adressant aux chefs restants, combien de chevaux recueillis surle champ de bataille, avec leurs selles, housses, etc. ?

– Vingt et un, général, réponditCœur-de-Roi. C’est moi qui les ai comptés.

– Pourra-t-on trouver vingt habillementsde hussards ou de chasseurs complets ?

– Général, il y a à peu près centcinquante cavaliers morts sur le champ de bataille, réponditBranche-d’Or ; on n’aura qu’à choisir.

– Il nous faut vingt uniformes dehussards, dont un de maréchal des logis-chef ou desous-lieutenant.

Branche-d’Or se leva, donna un coup desifflet, réunit une douzaine d’hommes et partit avec eux.

– Il me vient une idée, dit Coster deSaint-Victor. Y a-t-il une imprimerie à Vitré ?

– Oui, répondit Cadoudal ; j’y aifait imprimer mon manifeste avant-hier. Le chef de l’imprimerie estun brave homme tout à nous, nommé Borel.

– J’ai envie, reprit Coster, puisque jen’ai rien à faire, j’ai envie de monter dans la voiture deMlle de Fargas, et d’aller à Vitré commanderdes affiches pour inviter les gens de La Guerche, les six millebleus compris, à venir assister à l’exécution, par son bourreau etpar sa propre guillotine, de François Goulin, commissaire dugouvernement. Ce sera un bon tour, et qui fera rire les nôtres dansles salons de Paris.

– Faites, Coster, dit gravementCadoudal ; on ne peut pas mettre trop de publicité et desolennité quand c’est Dieu qui rend la justice.

– En avant, d’Argentan, mon ami, ditCoster ; seulement, il faut que quelqu’un me prête uneveste.

Cadoudal fit un signe, et chacun des chefsdépouilla la sienne pour l’offrir à Coster.

– Si l’exécution se fait, demanda-t-il,où se fera-t-elle ?

– Ma foi, répondit Cadoudal, à troiscents pas d’ici, au point culminant de la route, au sommet de cettecolline que nous avons devant nous.

– Cela suffit, dit Coster deSaint-Victor.

Et, appelant le postillon :

– Mon ami, lui dit-il, comme il pourraitte prendre l’idée de me faire des observations sur ce que je vaiste commander, je commencerai par te prévenir que toute objectionserait inutile. Tes chevaux sont reposés, ils ont mangé. Tu esreposé, tu as mangé ; tu vas mettre les chevaux à la voiture,et, comme tu ne peux pas retourner à La Guerche, vu que la routeest barrée, tu vas me conduire à Vitré, chez M. Borel,imprimeur. Si tu y viens, tu auras deux écus de six livres ;pas des assignats, des écus. Si tu n’y viens pas, un de cesgaillards-là prendra ta place et recevra naturellement les deuxécus qui t’étaient destinés.

Le postillon ne se donna même pas la peine deréfléchir.

– J’irai, dit-il.

– Eh bien ! dit Coster, comme tu asmontré de la bonne volonté, voici un écu d’avance.

Cinq minutes après, la voiture était atteléeet Coster partait pour Vitré.

– Maintenant, ditMlle de Fargas, comme je n’ai rien à fairedans tout ce qui se prépare, je vous demande la permission deprendre un peu de repos. Il y a cinq jours et cinq nuits que jen’ai dormi.

Cadoudal étendit son manteau sur la terre etsur ce manteau sept ou huit peaux de mouton ; un portemanteauservit d’oreiller, et Mlle de Fargas commençasa première nuit de bivac et son apprentissage des guerresciviles.

À dix heures sonnant au clocher de La Guerche,Cadoudal entendit à son oreille une voix qui disait :

– Me voilà !

C’était Chante-en-Hiver qui, selon sapromesse, était de retour. Il avait eu tous les renseignementsnécessaires, c’est-à-dire qu’il venait apprendre à Cadoudal ce quenous savons déjà.

Goulin occupait la dernière maison de la villede La Guerche.

Douze hommes, couchés dans une chambre durez-de-chaussée, formaient sa garde particulière.

Quatre hommes se relayaient pour placer unesentinelle de deux heures en deux heures au pied de la guillotine.Les trois autres couchaient dans l’antichambre du rez-de-chausséede la maison occupée par François Goulin. Les chevaux quitraînaient la machine étaient dans l’écurie de la même maison.

À dix heures et demie, Branche-d’Or arriva àson tour : il avait dépouillé vingt hussards morts et ilapportait leur fourniment complet.

– Choisis-moi, dit Cadoudal, vingt hommesqui puissent endosser ces habits et qui n’aient pas trop l’air demasques en les endossant. Tu prendras le commandement de ces vingthommes ; je présume que tu as eu soin, comme je te l’avaisdit, de rapporter un uniforme de maréchal des logis ou desous-lieutenant.

– Oui, mon général.

– Tu vas le revêtir et prendre lecommandement de ces vingt hommes. Tu suivras la route deChâteau-Giron, de sorte que tu entreras à La Guerche de l’autrecôté de la ville, par la route opposée à celle-ci. Au qui-vive dela sentinelle, tu avanceras à l’ordre et tu diras que tu viens deRennes, de la part du général Hédouville. Tu demanderasl’habitation du colonel Hulot, on te l’indiquera. Tu te garderasbien d’y aller. Chante-en-Hiver, qui sera ton second, te feratraverser la ville d’un bout à l’autre, si tu ne la connaispas.

– Je la connais, mon général, réponditBranche-d’Or ; mais n’importe, un bon gars commeChante-en-Hiver n’est jamais de trop.

– Vous irez droit à la maison de Goulin.Grâce à votre uniforme, on ne vous fera aucune difficulté. Pendantque deux hommes s’approcheront de la sentinelle et causeront avecelle, les dix-huit autres s’empareront des quinze bleus qui sontdans la maison. Le sabre sur la poitrine, vous leur ferez jurer dene s’opposer à rien. Du moment qu’ils auront juré, ne vousinquiétez plus d’eux : ils tiendront le serment qu’ils aurontfait. Maîtres du bas, vous monterez à la chambre de FrançoisGoulin. Comme j’ai la conviction qu’il ne se défendra pas, je nevous dis pas ce qu’il faudra faire en cas de résistance. Quant à lasentinelle, vous comprenez qu’il est important qu’elle ne criepas : « Aux armes ! » Elle se rendra ou on latuera. Pendant ce temps, Chante-en-Hiver tirera les chevaux del’écurie, les attellera à la machine, et, comme elle est placée surla route, il n’y aura qu’à la faire marcher droit devant elle pourvenir nous rejoindre. Une fois que les bleus vous auront donné leurparole, vous pouvez leur confier le but de votre mission ; jesuis parfaitement convaincu qu’il n’y en aura pas un qui se feratuer pour François Goulin, et qu’au contraire, il y en aura plusd’un qui vous donnera de bons conseils. Ainsi, par exemple,Chante-en-Hiver a oublié de s’informer où demeurait le bourreau,probablement parce que j’avais oublié moi-même de le lui dire. Jeprésume que pas un de vous ne voudrait remplir son office ;par conséquent, il nous est indispensable. Je laisse le reste àvotre intelligence. Le coup sera tenté vers trois heures du matin.À deux heures, nous serons aux mêmes postes qu’hier. Une fuséed’artifice nous apprendra que vous avez réussi.

Branche-d’Or et Chante-en-Hiver échangèrenttout bas quelques paroles. C’étaient des observations que l’unfaisait et que l’autre combattait ; enfin tous deux tombèrentd’accord, et, se retournant vers Cadoudal :

– Cela suffit, mon général, dirent-ils,tout sera fait à votre satisfaction.

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