Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 12Où le lecteur va retrouver d’anciennes connaissances

Il faut maintenant que nos lecteurs noussuivent à Milan où, comme nous l’avons dit, Bonaparte, qui nes’appelle plus Buonaparte, a son quartier général.

Le jour même, et à l’heure même où Diana deFargas retrouvait son frère d’une façon si tragique et sidouloureuse, trois hommes sortaient des casernes de l’arméed’Italie, tandis que trois autres sortaient d’une caserne voisineaffectée à l’armée du Rhin. Le général Bonaparte ayant demandé à lasuite de ses premières victoires un renfort, deux mille hommesavaient été détachés de l’armée de Moreau et envoyés, sous laconduite de Bernadotte, à l’armée d’Italie.

Ces hommes s’acheminaient en deux groupesmarchant à quelque distance l’un de l’autre, vers la porteOrientale. Cette porte, la plus proche des casernes, était cellederrière laquelle se passaient en général les duels nombreux que larivalité de bravoure et la différence d’opinion faisaient naîtreentre les soldats venus du Nord et ceux qui avaient constammentcombattu dans le Midi.

Une armée est toujours faite à l’image de songénéral ; le génie de celui-ci se répand sur ses officiers,et, de ses officiers, se communique aux soldats. Cette division del’armée du Rhin, commandée par Moreau, qui était venue rejoindrel’armée d’Italie, était modelée sur Moreau.

C’était sur lui et sur Pichegru que la factionroyaliste avait jeté les yeux. Pichegru avait été tout près decéder. Seulement, las des hésitations du prince de Condé, nevoulant pas introduire l’ennemi en France, sans avoir fixé par desconditions préalables les droits du prince qu’il amènerait et ceuxdu peuple qui le recevrait, tout s’était borné entre lui et leprince de Condé à des correspondances sans résultat, et il avaitrésolu de faire sa révolution, à l’aide non plus de son influencemilitaire mais de la haute position que ses concitoyens venaient delui créer en le nommant président des Cinq-Cents.

Moreau était resté inébranlable dans sonrépublicanisme. Insouciant, modéré, froid, n’ayant pour lapolitique qu’un goût égal à sa capacité, il se tenait sur laréserve, suffisamment flatté par les éloges que ses amis et lesroyalistes donnaient à sa belle retraite du Danube, qu’ilscomparaient à celle de Xénophon.

Son armée était donc froide comme lui, pleinede sobriété comme lui, soumise à la discipline par lui.

L’armée d’Italie, au contraire, était composéede nos révolutionnaires du Midi, cœurs aussi impétueux dans leursopinions que dans leur courage.

En vue depuis plus d’un an et demi, et àl’endroit le plus éclatant de notre gloire française, les yeux del’Europe tout entière étaient fixés sur elle. Eux n’avaient pas às’enorgueillir de leur retraite, mais de leurs victoires. Au lieud’être oubliés du gouvernement comme les armées du Rhin et deSambre-et-Meuse, généraux, officiers, soldats, étaient comblésd’honneurs, gorgés d’argent, repus de plaisirs. Servant sous legénéral Bonaparte d’abord, c’est-à-dire sous l’astre duquels’échappait depuis un an et demi toute la glorieuse lumière quiéblouissait le monde ; puis sous les généraux Masséna, Joubertet Augereau, qui donnaient l’exemple du républicanisme le plusardent, ils étaient initiés, par l’ordre de Bonaparte, qui leurfaisait distribuer tous les journaux qu’il animait de son esprit,aux événements qui se passaient à Paris, c’est-à-dire à uneréaction qui ne menaçait pas d’être moindre que celle devendémiaire. Pour ces hommes qui ne discutaient pas leurs opinions,mais qui les recevaient toutes faites, le Directoire, succédant àla Convention et héritant d’elle, était toujours le gouvernementrévolutionnaire auquel ils s’étaient dévoués en 1792. Ils nedemandaient qu’une chose, maintenant qu’ils avaient vaincu lesAutrichiens et qu’ils croyaient n’avoir plus rien à faire enItalie, c’était de repasser les Alpes et d’aller sabrer lesaristocrates à Paris.

Un échantillon de chacune de ces armées étaitreprésenté par les deux groupes que nous avons vus s’acheminantvers la porte Orientale.

L’un, que l’on reconnaissait à son uniformepour appartenir à ces infatigables fantassins partis du pied de laBastille pour faire le tour du monde, se composait du sergent-majorFaraud, qui avait épousé la déesse Raison, et de ses deuxinséparables compagnons, Groseiller et Vincent, arrivés tous deuxau grade éminent de sergent.

L’autre groupe, qui appartenait à lacavalerie, se composait du chasseur Falou, nommé, on se lerappelle, maréchal des logis-chef, par Pichegru, et de deux de sescompagnons, l’un maréchal des logis et l’autre brigadier.

Falou, faisant partie de l’armée du Rhin,n’avait pas fait un pas depuis le jour où Pichegru lui avaitconféré son grade.

Faraud, étant à l’armée d’Italie, en étaitresté, il est vrai, à ce même grade qu’il avait reçu aux lignes deWissembourg, et où s’arrêtent les pauvres diables que leuréducation ne met point à même de passer officier ; mais ilavait été mis deux fois à l’ordre du jour dans son régiment ;mais Bonaparte se l’était fait présenter et lui avaitdit :

– Faraud, tu es un brave !

Il en résultait que Faraud était aussisatisfait de ces deux ordres du jour, et des paroles de Bonaparte,qu’il l’eût été de sa promotion au grade de sous-lieutenant.

Or, le maréchal des logis-chef Falou et lesergent-major Faraud s’étaient pris, la veille, de paroles quiavaient paru aux camarades mériter l’honneur d’une promenade à laporte Orientale. Ce qui veut dire que les deux amis, pour nousservir des termes usités en pareille circonstance, allaient serafraîchir d’un coup de sabre.

Et, en effet, à peine furent-ils sortis de laporte Orientale, que les témoins des deux côtés se mirent en quêted’un endroit convenable où chacun aurait une part égale de terrainet de soleil. Le terrain trouvé, on fit part de la découverte auxdeux combattants, qui suivirent leurs témoins, parurent satisfaitsdu choix fait par eux et se mirent immédiatement en devoir del’utiliser en jetant à terre leur bonnet de police, leur habit etleur gilet. Puis tous deux retroussèrent la manche droite de leurchemise jusqu’au-dessus du coude.

Faraud portait, gravé sur ce bras, un cœurenflammé, avec ces mots pour légende : « Tout pour ladéesse Raison ! »

Falou, moins absolu dans ses affections,portait cette devise épicurienne : « Vive le vin !vive l’amour ! »

Le combat devait avoir lieu avec des sabresd’infanterie appelés briquets, probablement parce qu’ils font feuen frappant l’un contre l’autre. Chacun d’eux reçut son sabre desmains d’un de ses témoins et s’élança vers son adversaire.

– Que diable peut-on faire avec un pareilcouteau de cuisine ? demanda le chasseur Falou habitué à songrand sabre de cavalerie, et maniant le briquet comme il eût faitd’une plume. C’est bon à couper des choux et à gratter descarottes.

– Ça sert aussi, répondit Faraud avec cemouvement de cou qui lui était habituel et que nous avons signaléchez lui, ça sert aussi à couper les moustaches à leursadversaires, aux gens qui n’ont pas peur de regarder de près.

Et, faisant feinte de porter un coup decuisse, le sergent-major porta un coup de tête à son adversaire,lequel arriva à temps à la parade.

– Oh ! oh ! dit Falou ;tout beau, sergent ! Les moustaches sont dansl’ordonnance ; il est défendu dans le régiment de les couperet surtout de se les laisser couper ; et, en général, ceux quise permettent une pareille inconvenance en sont punis… en sontpunis !… répéta le chasseur Falou en cherchant sa belle ;en sont punis par un coup de manchette !

Et, avec une rapidité telle que Faraud ne putarriver à la parade, son adversaire lui lança le coup qui porteavec lui-même la désignation de l’endroit auquel il estadressé.

Le bras de Faraud laissa échapper à l’instantmême un jet de sang.

Cependant, furieux d’être blessé, ils’écria :

– Ce n’est rien ! ce n’estrien ! continuons !

Et il se remit en garde.

Mais les deux témoins se jetèrent entre lescombattants et déclarèrent que l’honneur était satisfait.

Sur cette déclaration, Faraud jeta son sabreet tendit le bras. Un des témoins tira de sa poche un mouchoir, et,avec une dextérité qui prouvait l’habitude qu’il avait de cessortes d’affaires, il se mit à bander la blessure. Il en était aumilieu de l’opération quand tout à coup, à vingt pas descombattants, apparut sortant de derrière un massif d’arbres, unecavalcade de sept ou huit hommes.

– Ouf ! le général en chef !dit Falou.

Les soldats cherchèrent s’il y avait un moyende se dissimuler aux regards de leur chef ; mais son œil étaitdéjà fixé sur eux, et, de la main et des jambes, il avait dirigéson cheval de leur côté. Les soldats restèrent immobiles, la maindroite au salut militaire, la gauche à la couture du pantalon. Lesang coulait du bras de Faraud.

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