Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 2Les prisonniers

Deux jours auparavant, à un quart de lieue deGaza – dont le nom veut à la fois dire, en arabe, trésor, et enhébreu, la forte ; de Gaza, dont les portes furent emportéespar Samson, qui mourut avec trois mille Philistins sous les ruinesdu temple qu’il renversa – on avait rencontré Abdallah, pacha deDamas.

Il était à la tête de sa cavalerie. Celaregardait Murat.

Murat prit cent hommes sur les mille qu’ilcommandait, et, sa cravache à la main – en face de cette cavaleriemusulmane, arabe et maugrabine, il était rare qu’il daignât tirerson sabre – il le chargea vigoureusement.

Abdallah tourna bride, traversa la ville,l’armée la traversa après lui et s’établit au-delà.

C’était le lendemain de cette escarmouchequ’elle était arrivée à Ramleh.

De Ramleh, on marcha sur Jaffa ; à lagrande satisfaction des soldats, pour la seconde fois, les nuagess’amoncelèrent au-dessus de leurs têtes, et donnèrent de l’eau.

On envoya une députation à Bonaparte, au nomde l’armée qui demandait à prendre un bain.

Bonaparte accorda la permission et fit fairehalte. Alors, chaque soldat se dépouilla de ses habits, et reçutavec délices sur son corps brûlé cette pluie d’orage.

Puis l’armée se remit en route, rafraîchie etjoyeuse, chantant tout d’une voix la Marseillaise.

Les mamelouks et la cavalerie d’Abdallahn’osèrent pas plus nous attendre qu’ils n’avaient fait àGaza ; ils rentrèrent dans la ville, subissant cette croyanceque tout musulman à l’abri d’un rempart est invincible.

C’était, au reste, un singulier composé que ceramas d’individus qui formaient la garnison de Jaffa et qui,enivrés de fanatisme, allaient tenir tête aux premiers soldats dumonde.

Il y en avait de tout l’Orient, depuisl’extrémité de l’Afrique jusqu’à la pointe la plus avancée del’Asie. Il y avait des Maugrabins avec leurs manteaux blancs etnoirs ; il y avait des Albanais avec leurs longs fusils montésen argent et incrustés de corail ; il y avait des Kurdes avecleurs longues lances ornées d’un bouquet de plumesd’autruche ; des Aleppins, qui, tous, portaient, sur une joueou sur l’autre, la trace du fameux bouton d’Alep. Il y avait desDamasquins aux sabres recourbés et à la trempe tellement fine,qu’ils coupaient un mouchoir de soie flottant. Il y avait enfin desNatoliens, des Karamaniens et des nègres. On était arrivé le 3 sousles murs de Jaffa ; le 4, la ville fut investie ; le mêmejour, Murat fit une reconnaissance autour des remparts pour savoirde quel côté elle devait être attaquée.

Le 7, tout était prêt pour battre la ville enbrèche.

Bonaparte voulut, avant de commencer le feu,essayer la voie des conciliations ; il comprenait ce qu’allaitêtre une lutte, même victorieuse, contre une pareillepopulation.

Bonaparte dicta la sommationsuivante :

Dieu est clément etmiséricordieux.

Le général en chef Bonaparte, que lesArabes ont surnommé le Sultan du feu, me charge de vousfaire connaître que le pacha Djezzar a commencé les hostilités enÉgypte en s’emparant du fort d’El-Arich ; que Dieu, quiseconde la justice, a donné la victoire à l’armée française, qui arepris le fort d’El-Arich ; que le général Bonaparte est entrédans la Palestine, d’où il veut chasser les troupes de Djezzar lepacha, qui n’auraient jamais dû y entrer ; que la place deJaffa est cernée de tous côtés ; que les batteries de pleinfouet à bombes et à brèches vont, dans deux heures, en renverser lamuraille et en ruiner les défenses, que son cœur est touché desmaux qu’éprouverait la ville entière en se laissant prendred’assaut ; qu’il offre sauvegarde à sa garnison, protectionaux habitants de la ville et retarde, en conséquence, lecommencement du feu jusqu’à sept heures du matin.

La sommation était adressée à Abou-Sahib,gouverneur de Jaffa.

Roland étendit la main pour laprendre :

– Que faites-vous ? demandaBonaparte.

– Ne vous faut-il pas uncommissionnaire ? répondit en riant le jeune homme. Autant quece soit moi qu’un autre.

– Non, dit Bonaparte ; mieux vaut,au contraire, que ce soit un autre que vous, et un musulman qu’unchrétien.

– Pourquoi cela, général ?

– Mais parce qu’à un musulman, Abou-Sahibfera peut-être couper la tête, mais qu’à un chrétien, il la feracouper sûrement.

– Raison de plus, dit Roland en haussantles épaules.

– Assez ! dit Bonaparte ; je neveux pas.

Roland se retira dans un coin, comme un enfantboudeur.

Alors, Bonaparte, s’adressant à sondrogman :

– Demande, dit-il, s’il y a un Turc, unArabe, un musulman quelconque enfin, qui veuille se charger decette dépêche.

Le drogman répéta tout haut la demande dugénéral en chef.

Un mamelouk du corps des dromadairess’avança.

– Moi, dit-il.

Le drogman regarda Bonaparte.

– Dis-lui ce qu’il risque, fit le généralen chef.

– Le Sultan du feu veut que tu sachesqu’en te chargeant de ce message, tu cours risque de la vie.

– Ce qui est écrit est écrit !répondit le musulman.

Et il tendit la main.

On lui donna un drapeau blanc et untrompette.

Tous deux s’approchèrent à cheval de la ville,dont la porte s’ouvrit pour les recevoir.

Dix minutes après, un grand mouvement se fitsur le rempart en face duquel était campé le général en chef.

Le trompette parut, traîné violemment par deuxAlbanais : on lui ordonna de sonner pour attirer l’attentiondu camp français.

Il sonna la diane.

Au même instant, et comme tous les regardsétaient fixés sur ce point des murailles, un homme s’approcha,tenant dans sa main droite une tête tranchée coiffée d’unturban ; il étendit le bras au-dessus du rempart, le turban sedéroula et la tête tomba au pied des murailles.

C’était celle du musulman qui avait porté lasommation.

Dix minutes après, le trompette sortait par lamême porte qui lui avait donné entrée, mais seul.

Le lendemain, à sept heures du matin, commel’avait dit Bonaparte, six pièces de douze commencèrent à foudroyerune tour ; à quatre heures, la tranchée était praticable etBonaparte ordonnait l’assaut.

Il chercha autour de lui Roland pour luidonner le commandement d’un des régiments de brèche.

Roland n’y était pas.

Les carabiniers de la 22edemi-brigade légère, les chasseurs de la même 22edemi-brigade, soutenus par les ouvriers d’artillerie et du génie,s’élancent à l’assaut ; le général Rambeau, l’adjudant généralNethervood et l’officier Vernois les guident.

Tous montent à la brèche, et, malgré lafusillade qui les attend de face, malgré la mitraille de quelquespièces dont on n’a pu éteindre le feu, et qui les prennent àrevers, un combat terrible s’engage sur les débris de la tourécroulée.

La lutte durait depuis un quart d’heure sansque les assiégeants pussent franchir la brèche, sans que lesassiégés pussent les faire reculer.

Tout l’effort de la bataille semblaitconcentré là et l’était en effet, lorsque tout à coup, sur lesmurailles dégarnies, on vit paraître Roland, tenant un étendardturc, suivi d’une cinquantaine d’hommes et secouant son étendard encriant : « Ville gagnée ! »

Voici ce qui s’était passé :

Le matin, vers six heures – on sait qu’enOrient c’est l’heure à laquelle le jour paraît – Roland, descendantà la mer pour se baigner, avait découvert une espèce de brèche àl’angle d’un mur et d’une tour ; il s’était assuré que cettebrèche donnait dans la ville, avait pris son bain et était revenuau camp au moment où le feu commençait.

Là, comme on le connaissait pour un desprivilégiés de Bonaparte et en même temps pour un des plus braves,ou plutôt un des plus téméraires de l’armée, les cris« Capitaine Roland ! capitaine Roland ! »s’étaient fait entendre.

Roland savait ce que cela voulait dire.

Cela voulait dire : « N’avez-vouspas quelque chose d’impossible à faire ? Nousvoilà ! »

– Cinquante hommes de bonne volonté,avait-il dit.

Cent s’étaient présentés.

– Cinquante, avait-il répété.

Et il en avait désigné cinquante en sautant,chaque fois, par-dessus un homme pour ne blesser personne.

Puis il avait pris deux tambours et deuxtrompettes.

Et, le premier, il s’était glissé par le troudans l’intérieur de la ville.

Ses cinquante hommes l’avaient suivi.

Ils avaient rencontré un corps d’une centained’hommes avec un drapeau ; ils étaient tombés dessus,l’avaient lardé à coups de baïonnette. Roland s’était emparé dudrapeau, et c’était ce qu’il secouait au haut de la muraille.

Les acclamations de toute l’armée lesaluèrent. Mais ce fut alors que Roland pensa le moment venud’utiliser ses tambours et ses trompettes.

Toute la garnison était à la brèche, nepensant pas être attaquée ailleurs, quand tout à coup elle entenditsur ses flancs des tambours et derrière elle les trompettesfrançaises.

En même temps, deux décharges se firententendre, et une grêle de balles tomba sur les assiégés. Ils seretournèrent, ne virent partout que fusils réfléchissant les rayonsdu soleil, que panaches tricolores flottant au vent ; lafumée, poussée par la brise de mer, dissimulait le petit nombre desFrançais ; les musulmans se crurent trahis, une effroyablepanique s’empara d’eux, ils abandonnèrent la brèche. Mais Rolandavait envoyé dix de ses hommes ouvrir une des portes ; ladivision du général Lannes s’engouffra par cette porte, lesassiégés rencontrèrent les baïonnettes françaises là où ilscroyaient trouver une libre voie à leur fuite, et, par cetteréaction naturelle aux peuples féroces qui, ne faisant pas dequartier, n’en espèrent pas, ils ressaisirent leurs armes avec unerage nouvelle, et le combat recommença en prenant l’aspect d’unmassacre.

Bonaparte, ignorant ce qui se passait dans laville, voyant la fumée s’élever au-dessus des murailles, entendantle bruit continu de la fusillade, ne voyant revenir personne, pasmême des blessés, envoya Eugène de Beauharnais et Croisier voir cequi se passait, en leur ordonnant de revenir aussitôt lui faireleur rapport.

Tous deux portaient au bras l’écharpe d’aidede camp, signe de leur grade ; ils attendaient depuislongtemps une parole qui leur ordonnât de prendre part aucombat ; ils entrèrent en courant dans la ville, etpénétrèrent au cœur même du carnage.

On reconnut des envoyés du général en chef, oncomprit qu’ils étaient chargés d’une mission ; la fusilladecessa un instant.

Quelques Albanais parlaient français ;l’un d’eux cria :

– Si l’on nous accorde la vie sauve, nousnous rendrons ; sinon, nous nous ferons tuer jusqu’audernier.

Les deux aides de camp ne pouvaient pénétrerdans les secrets de Bonaparte ; ils étaient jeunes, l’humanitéparla dans leur cœur : sans y être autorisés, ils promirent lavie sauve à ces malheureux. Le feu cessa, ils les amenèrent aucamp.

Ils étaient quatre mille.

Quant aux soldats, ils connaissaient leursdroits. La ville était prise d’assaut : après le massacre, lepillage.

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