Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 5Sidney Smith

Le 18, à la pointe du jour, Bonaparte,accompagné seulement de Roland de Montrevel, du cheik d’Aher et ducomte de Mailly, qu’il n’avait pu, malgré ses bonnes paroles,consoler de la mort de son frère, gravissait, tandis que l’arméetraversait la petite rivière de Kerdaneah sur un pont jeté dans lanuit, Bonaparte gravissait, disons-nous, une colline située à milletoises environ de la ville qu’il venait assiéger.

Du haut de cette colline, il embrassa tout lepaysage et put voir, non seulement les deux vaisseaux anglaisLe Tigre et Le Théséusse balançant sur la mer,mais encore les troupes du pacha occupant tous les jardins quientouraient la ville.

– Que l’on débusque, dit-il, toute cettecanaille embusquée dans les jardins et qu’on la force à rentrerdans sa place.

Comme il ne s’était adressé à personne pourdonner cet ordre, les trois jeunes gens s’élancèrent à la fois,comme trois éperviers que l’on pousserait sur une même proie.

Mais de sa voix stridente, il cria :

– Roland ! cheik d’Aher !

Les deux jeunes gens, en entendant leurs noms,arrêtèrent leurs chevaux, qui plièrent sur leurs jarrets, et ilsvinrent reprendre leur place près du général en chef. Quant aucomte de Mailly, il continua son chemin avec une centaine detirailleurs, autant de grenadiers, autant de voltigeurs, et,mettant son cheval au galop, il chargea à leur tête.

Bonaparte avait grande confiance dans lesaugures guerriers. Voilà pourquoi, au premier engagement avec lesBédouins, il avait été si fort blessé de l’hésitation de Croisieret la lui avait si amèrement reprochée.

D’où il était, il pouvait suivre avec salunette, qui était excellente, le mouvement des troupes. Il vitEugène Beauharnais et Croisier, qui n’avaient point osé lui parlerdepuis l’affaire de Jaffa, prendre, le premier, le commandement desgrenadiers, le second, celui des tirailleurs, tandis que Mailly,plein de déférence pour ses compagnons, se mettait à la tête desvoltigeurs.

Si le général en chef désirait que l’augure nese fît point attendre, il dut être content. Tandis que Rolandmangeait d’impatience la pomme d’argent de son fouet, que le cheikd’Aher, tout au contraire, assistait au combat avec le calme et lapatience d’un Arabe, il put voir les trois détachements traverserles ruines d’un village, un cimetière turc et un petit boisindiquant par sa fraîcheur qu’il abritait un réservoir, et se ruersur eux, malgré la fusillade des Arnautes et des Albanais, qu’ilreconnut à leurs magnifiques costumes brodés d’or et à leurs longsfusils montés en argent, et les culbuter du premier choc.

La fusillade, de la part des nôtres, s’engageavigoureusement, et se continua au pas de course, tandis qu’onentendait éclater avec plus de bruit les grenades que nos soldatsjetaient à la main et dont ils harcelaient les fugitifs.

Ils arrivèrent presque en même temps qu’eux aupied des murailles ; mais les poternes s’étant refermées surles musulmans, et les remparts s’étant enveloppés d’une ceinture defeu, force fut à nos trois cents hommes de battre en retraite,après en avoir tué cent cinquante à peu près à l’ennemi.

Les trois jeunes gens avaient été merveilleuxde courage ; à l’envi l’un de l’autre, ils avaient fait desprouesses !

Eugène, dans un combat corps à corps, avaittué un Arnaute qui avait la tête de plus que lui ; Mailly,arrivé à dix pas d’un groupe qui résistait, avait lâché ses deuxcoups de pistolet au milieu du groupe et d’un bond s’était trouvésur lui. Croisier, enfin, avait sabré deux Arabes qui l’avaientattaqué à la fois, et, fendant la tête au premier d’un coup desabre, il avait brisé sa lame dans la poitrine du second, etrevenait avec le tronçon ensanglanté pendu à son poignet par ladragonne.

Bonaparte se tourna vers le cheikd’Aher :

– Donnez-moi votre sabre en échange dumien, lui dit-il.

Et il détacha son sabre de sa ceinture et leprésenta au cheik.

Celui-ci baisa la poignée du sabre ets’empressa de donner le sien en échange.

– Roland, dit Bonaparte, va faire mescompliments à Mailly et à Eugène ; quant à Croisier, tu luidonneras ce sabre, sans lui dire autre chose que ceci :« Voici un sabre que le général en chef vous envoie ; ilvous a vu. »

Roland partit au galop. Les jeunes gensfélicités par Bonaparte bondirent de joie sur leurs selles, ets’élancèrent dans les bras l’un de l’autre.

Croisier, comme le cheik d’Aher, baisa lesabre qui lui était envoyé, jeta loin de lui le fourreau et lapoignée du sabre brisé, serra à sa ceinture celui que venait de luienvoyer Bonaparte et répondit :

– Remerciez le général en chef de mapart, et dites-lui qu’il sera content de moi au premier assaut.

L’armée tout entière était venue s’échelonnersur la colline où Bonaparte se tenait debout comme une statueéquestre. Les soldats avaient jeté de grands cris de joie à la vuede leurs compagnons chassant devant eux tous ces Maugrabins, ainsique le vent chasse les sables de la mer. Comme Bonaparte, l’arméene voyait pas une grande différence entre les fortifications deSaint-Jean-d’Acre et celles de Jaffa, et, comme Bonaparte, elle nedoutait point que la ville ne fût prise au deuxième ou au troisièmeassaut.

Les Français ignoraient encore queSaint-Jean-d’Acre renfermât deux hommes qui valaient mieux à euxdeux que toute une armée musulmane :

L’Anglais Sidney Smith, qui commandait leTigre et le Théséus, que l’on voyait se balancergracieusement dans le golfe du Carmel ; et le colonelPhélippeaux qui dirigeait les travaux de défense de la forteressede Djezzar le Boucher.

Phélippeaux, l’ami, le compagnon d’études deBonaparte à Brienne, son émule dans ses compositions de collège,son rival dans ses succès en mathématiques que la fortune, lehasard, un accident jetait parmi ses ennemis.

Sidney Smith, que les déportés du 18 fructidoront connu au Temple et qui, par une étrange coïncidence du sort, aumoment même où Bonaparte partait pour Toulon, s’évadait de saprison et arrivait à Londres pour réclamer sa place dans la marineanglaise.

C’était Phélippeaux qui s’était chargé del’évasion de Sidney Smith, et qui avait réussi dans sa hasardeuseentreprise.

On avait fait fabriquer de faux ordres, sousle prétexte de transporter le captif dans une autre prison ;on avait acheté à prix d’or la griffe du ministre de la Police. Àqui ? Peut-être à lui-même. Qui sait ?

Sous le nom de Loger, sous l’habit d’adjudantgénéral, l’ami de Sidney Smith s’était présenté à la prison etavait mis son ordre sous les yeux du greffier.

Le greffier l’avait examiné minutieusement, etavait été forcé de reconnaître qu’il était parfaitement enrègle.

Seulement, il avait dit :

– Pour un prisonnier de cette importance,il faut au moins six hommes de garde ?

Mais le faux adjudant avait répondu :

– Pour un homme de cette importance, ilne me faut que sa parole.

Puis, se tournant vers leprisonnier :

– Commodore, avait-il ajouté, vous êtesmilitaire, je le suis aussi ; votre parole de ne pas chercherà fuir me suffira ; si vous me la donnez, je n’aurai pasbesoin d’escorte.

Et Sidney Smith, qui, en loyal Anglais, nevoulait pas mentir même pour s’évader, avait répondu :

– Monsieur, si cela vous suffit, je jurede vous suivre partout où vous me conduirez.

Et l’adjudant général Loger avait conduit sirSidney Smith en Angleterre.

Ces deux hommes furent lâchés surBonaparte.

Phélippeaux se chargea de défendre laforteresse, comme nous l’avons dit ; Sidney Smith, del’approvisionner d’armes et de soldats.

Là où Bonaparte croyait trouver un stupidecommandant turc, comme à Gaza et à Jaffa, il trouvait toute lascience d’un compatriote et toute la haine d’un Anglais.

Le même soir, Bonaparte chargeait le chef debrigade du génie Sanson de reconnaître la contrescarpe.

Celui-ci attendit que la nuit fût épaisse.C’était une nuit sans lune et comme il convient à ces sortesd’opérations.

Il partit seul, traversa le village ruiné, lecimetière, les jardins, d’où avaient été débusqués le matin lesArabes repoussés dans la ville. Voyant l’ombre rendue plus épaissepar la masse qui se dressait devant lui, et qui n’était autre quela forteresse, il se mit à quatre pattes pour sonder le terrainplus rapide, qui lui fit croire que le fossé était sansrevêtement ; il fut entrevu par une sentinelle dont les yeuxs’étaient probablement habitués aux ténèbres, ou qui avait cettefaculté qu’ont certains hommes, comme certains animaux, de voirclair pendant la nuit.

Le cri de « Qui vive ? »retentit une première fois.

Sanson ne répondit pas. Le même cri retentitune seconde, puis une troisième fois ; un coup de fusil lesuivit ; la balle avait brisé la main étendue du chef debrigade du génie.

Malgré l’atroce douleur qu’il ressentit,l’officier ne poussa pas un cri ; il se retira en arrière enrampant, croyant avoir étudié suffisamment le fossé, et il vintfaire son rapport à Bonaparte.

Le lendemain, la tranchée fut commencée. Onprofita des jardins, des fossés de l’ancienne Ptolémaïs, dont nousraconterons l’histoire, comme nous avons raconté celle deJaffa ; on profita d’un aqueduc qui traversait le glacis, et,dans l’ignorance où l’on était de l’aide fatale apportée par notremauvaise fortune à Djezzar pacha, on donna à cette tranchée troispieds à peine de profondeur.

En voyant cette tranchée, le géant Kléberhaussait les épaules et disait à Bonaparte :

– Voilà une belle tranchée,général ! elle ne m’ira pas jusqu’aux genoux.

Le 23 mars, Sidney Smith s’empara des deuxbâtiments qui apportaient à Bonaparte sa grosse artillerie et àl’armée ses munitions. On vit, sans pouvoir s’y opposer, la prisedes deux bâtiments, et nous nous trouvâmes dans l’étrange positiond’assiégeants qu’on foudroie avec leurs propres armes.

Le 25, on battit en brèche et l’on se présentaà l’assaut ; mais on fut arrêté par une contrescarpe et par unfossé.

Le 26 mars, les assiégés, conduits par Djezzaren personne, tentèrent une sortie pour détruire les ouvragescommencés ; mais, chargés à la baïonnette, ils furent aussitôtrepoussés et contraints de rentrer dans la place.

Quoique les batteries françaises ne fussentarmées que de quatre pièces de 12, de huit pièces de 8 et de quatreobusiers, le 28 cette faible artillerie fut démasquée et battit enbrèche la tour contre laquelle se dirigea la principaleattaque.

Quoique d’un calibre plus fort que ceux desFrançais, les canons de Djezzar furent démontés par les nôtres, et,à trois heures du soir, la tour présentait une brèchesatisfaisante.

Quand on vit s’écrouler la muraille et le jourse faire de l’autre côté, un cri de joie éclata dans l’arméefrançaise ; les grenadiers, qui étaient entrés les premiers, àJaffa, excités par ce souvenir, se persuadant qu’il ne serait pasplus difficile de prendre Acre que de prendre Jaffa, demandèrenttout d’une voix qu’on leur permît de monter à la brèche.

Depuis le matin, Bonaparte, avec sonétat-major, était dans la tranchée ; cependant, il hésitait àdonner l’ordre de l’assaut. Mais, pressé par le capitaine Mailly,qui vint lui dire qu’il ne pouvait plus retenir ses grenadiers,Bonaparte se décida presque malgré lui, et laissa échapper cesmots :

– Eh bien, allez donc !

Aussitôt les grenadiers de la 69edemi-brigade, conduits par Mailly, s’élancent vers la brèche ;mais, à leur grand étonnement, là où ils croyaient trouver le talusdu fossé, ils rencontrent un escarpement de douze pieds. Alors, lecri « Des échelles ! des échelles ! » se faitentendre.

Les échelles sont jetées dans le fossé, lesgrenadiers s’élancent de la hauteur de la contrescarpe, Maillysaisit la première échelle et va l’appliquer à la brèche :vingt autres sont appliquées à côté.

Mais la brèche se remplit d’Arnautes etd’Albanais, qui tirent à bout portant, et font rouler sur lesassaillants les pierres mêmes de la muraille. La moitié deséchelles est brisée et entraîne, en se brisant, ceux qui lesmontaient ; Mailly, blessé, tombe du haut en bas de lasienne ; le feu des assiégés redouble ; les grenadierssont contraints de reculer et de se servir, pour remonter lacontrescarpe, des échelles qu’ils avaient apportées pour escaladerla brèche.

Mailly, qui, blessé au pied, ne peut marcher,supplie ses grenadiers de l’emporter avec eux. L’un d’eux le chargesur ses épaules, fait dix pas, et tombe la tête brisée d’uneballe ; un second reprend le blessé et l’emporte au pied del’échelle, où il tombe la cuisse cassée. Pressés de se mettre ensûreté, les soldats l’abandonnent, et l’on entend sa voix qui criesans que personne s’arrête pour y répondre :

– Une balle du moins qui m’achève, sivous ne pouvez pas me sauver !

Le pauvre Mailly n’eut pas longtemps àsouffrir. Les fossés à peine évacués par les grenadiers français,les Turcs y descendirent et coupèrent la tête à tous ceux qui yétaient restés.

Djezzar pacha crut faire un cadeau précieux àSidney Smith : il fit mettre toutes ces têtes dans un sac etles fit porter au commodore anglais.

Sidney Smith regarda ce sombre trophée avectristesse et se contenta de dire :

– Voilà ce que c’est que de se fairel’allié d’un barbare.

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