Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 11Le marchand de boulets

Depuis que Bonaparte était revenu duMont-Tabor, c’est-à-dire depuis, près d’un mois, pas un jour lesbatteries n’avaient cessé de tonner, pas un jour il n’y avait eutrêve entre les assiégeants et les assiégés.

C’était la première résistance que la fortuneopposait à Bonaparte.

Le siège de Saint-Jean-d’Acre durait depuissoixante jours ; il y avait eu sept assauts et douze sorties.Caffarelli était mort des suites de l’amputation de son bras,Croisier était toujours sur son lit de douleur.

Mille hommes avaient été tués, ou étaientmorts de la peste. On avait encore de la poudre, mais on manquaitde boulets.

Le bruit s’en répandit dans l’armée ; onne peut point cacher ces choses-là aux soldats. Un matin queBonaparte visitait la tranchée avec Roland, un sergent-majors’approcha de Roland.

– Est-ce vrai, mon commandant, luidemanda-t-il, que le général en chef manque de boulets ?

– Oui, répondit Roland ; pourquoicette question ?

– Oh ! répondit le sergent-majoravec un mouvement de cou qui lui était particulier et qui semblaitremonter aux premiers jours où il avait mis une cravate, et où ilavait été gêné dedans, c’est que, s’il en manque, je lui enprocurerai.

– Toi ?

– Oui, moi et pas cher : à cinqsous.

– À cinq sous ! et ils en coûtentquarante au gouvernement !

– Vous voyez bien que c’est une bonneaffaire.

– Tu ne plaisantes pas ?

– Allons donc, est-ce que l’on plaisanteavec ses chefs ?

Roland s’approcha de Bonaparte, et lui fitpart de la proposition du sergent-major.

– Ces drôles-là ont parfois de bonnesidées, dit-il ; appelle-le.

Roland fit signe au sergent de s’avancer.

Il arriva au pas militaire, et se planta àdeux mètres de Bonaparte, la main à la visière du shako.

– C’est toi qui es marchand deboulets ? lui demanda Bonaparte.

– C’est-à-dire que j’en vends, mais jen’en fabrique pas.

– Et tu peux les donner à cinqsous ?

– Oui, mon général.

– Comment fais-tu ?

– Ah ! cela, c’est mon secret ;si je le dis, tout le monde en vendra.

– Et combien peux-tu enfournir ?

– Ce que tu en voudras, citoyen général,dit le sergent-major en appuyant sur le tu.

– Que faut-il te donner pour cela ?demanda Bonaparte.

– La permission de me baigner avec macompagnie.

Bonaparte éclata de rire, il avaitcompris.

– C’est bien, dit-il, tu l’as.

Le sergent-major salua et s’en alla toutcourant.

– Voilà, dit Roland, un drôle qui estbien attaché au vocabulaire républicain. Avez-vous remarqué,général, l’accent avec lequel il a dit : « Ce que tu envoudras » ?

Bonaparte sourit, mais sans répondre.

Presque aussitôt le général en chef et sonaide de camp virent passer la compagnie qui avait permission de sebaigner, sergent-major en tête.

– Viens voir quelque chose de curieux,dit Bonaparte à son aide de camp.

Et, prenant le bras de Roland, il gagna unpetit mamelon du haut duquel on découvrait tout le golfe.

Alors, il vit le sergent-major, donnantl’exemple de courir à l’eau, comme il eût certainement donné celuide courir au feu, se déshabiller le premier avec une partie de seshommes et se mettre à la mer, tandis que l’autre s’éparpillait surle rivage.

Jusque-là, Roland n’avait pas compris.

Mais à peine la manœuvre commandée par lesergent-major fut-elle exécutée, que, des deux frégates anglaiseset du haut des remparts de Saint-Jean-d’Acre, commença de tomberune pluie de boulets ; mais, comme les soldats, tant ceux quise baignaient que ceux qui étaient éparpillés sur le sable, avaientsoin de se tenir éloignés les uns des autres, les boulets portaientdans les intervalles, où ils étaient aussitôt recueillis, sansqu’un seul fût perdu, pas même ceux qui tombaient dans l’eau. Laplage allant en pente douce, les soldats n’avaient qu’à se baisseret à les ramasser au fond de la mer.

Ce jeu étrange dura deux heures.

Au bout de deux heures, il y avait troishommes tués, et l’inventeur du système avait recueilli mille àdouze cents boulets, ce qui faisait trois cents francs pour lacompagnie.

Cent francs par homme perdu. La compagnietrouvait le marché des plus avantageux.

Comme les batteries des frégates et de laplace étaient du même calibre que celles de l’armée, c’est-à-diredu calibre 16 et du 12, il ne devait pas y avoir un bouletperdu.

Le lendemain, la compagnie retourna au bain,et, en entendant la canonnade que frégates et remparts dirigeaientsur eux, Bonaparte ne put s’empêcher de retourner voir le mêmespectacle, auquel cette fois assistait une partie des chefs del’armée.

Roland ne put y tenir. C’était un de ceshommes que le bruit du canon exalte, que l’odeur de la poudreenivre.

En deux bonds, il fut sur la plage, et, jetantses habits sur le sable, ne conservant que son caleçon, il s’élançaà la mer.

Deux fois Bonaparte l’avait rappelé, mais ilavait fait semblant de ne point entendre.

– Qu’a-t-il donc, ce fou-là,murmura-t-il, pour ne pas manquer une occasion de se fairetuer ?

Roland n’était plus là pour répondre à songénéral, et probablement ne lui eût-il pas répondu.

Bonaparte le suivait des yeux.

Bientôt il dépassa le cercle des baigneurs ets’avança, en nageant, presque à portée du mousquet duTigre.

On fit feu sur lui, et l’on vit les ballesfaire jaillir l’eau tout autour du nageur.

Lui, ne s’en inquiéta aucunement, mais sonaction semblait tellement une bravade, qu’un officier duTigre ordonna de mettre une chaloupe à la mer.

Roland voulait bien être tué, mais il nevoulait pas être pris. Il nagea avec énergie pour gagner lesécueils semés au pied de Saint-Jean-d’Acre.

Il était impossible à la barque de s’engagerparmi ces écueils.

Roland disparut un instant à tous les yeux.Bonaparte commençait à craindre qu’il ne lui fût arrivé quelqueaccident, lorsqu’il le vit reparaître au pied des murailles de laville, et sous le feu de la mousqueterie.

Les Turcs, voyant un chrétien à portée deleurs fusils, ne se firent pas faute de tirer sur lui ; maisRoland semblait avoir fait un pacte avec les balles. Il suivait lebord de la mer, au pas. Le sable d’un côté, l’eau de l’autre,jaillissaient presque sous ses pieds. Il regagna l’endroit où ilavait déposé ses habits, les revêtit et s’achemina versBonaparte.

Une vivandière, qui s’était cette fois mise dela partie et qui distribuait le contenu de son baril aux ramasseursde boulets, vint lui offrir un petit verre.

– Ah ! c’est toi, déesseRaison ! dit Roland ; tu sais bien que je ne bois jamaisd’eau-de-vie.

– Non, dit celle-ci ; une fois n’estpas coutume, et ce que tu viens de faire vaut bien la goutte,citoyen commandant.

Et, lui présentant un petit verre d’argentplein de liqueur :

– À la santé du général en chef, et à laprise de Saint-Jean-d’Acre ! dit-elle.

Roland but en levant son verre du côté deBonaparte ; puis il offrit à la cantinière un talaro.

– Bon ! dit-elle, je vends moneau-de-vie à ceux qui ont besoin d’acheter du courage, mais pas àtoi. D’ailleurs, mon mari fait de bonnes affaires.

– Que fait-il donc, ton mari ?

– Il est marchand de boulets.

– En effet, à la façon dont marche lacanonnade, il peut faire fortune en peu de temps… Et où est-il, tonmari ?

– Le voilà, dit-elle.

Et elle montra à Roland le sergent-major quiétait venu faire à Bonaparte la proposition de lui vendre desboulets cinq sous.

Au moment où la déesse Raison faisait cettedémonstration, un obus vint s’enterrer dans le sable, à quatre pasdu spéculateur.

Le sergent-major, qui paraissait familier avectous les projectiles, se jeta la face contre terre et attendit.

Au bout de trois secondes, l’obus éclata enfaisant voler un nuage de sable.

– Ah ! par ma foi, déesse Raison,dit Roland, j’ai peur pour le coup que tu ne sois veuve.

Mais, au milieu du sable et de la poussièresoulevée autour de lui, le sergent-major se releva.

Il semblait sortir du cratère d’un volcan.

– Vive la République ! cria-t-il ense secouant.

Et, à l’instant même, dans l’eau et sur laplage, fut répété par tous les spectateurs ce cri sacré, quifaisait immortels les morts eux-mêmes.

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