Les Blancs et les Bleus – Tome II

Chapitre 13Citoyens et messieurs

Bonaparte s’arrêta à quatre pas d’eux, faisantsigne à son état-major de rester où il était. Immobile sur soncheval immobile comme lui, légèrement affaissé sur lui-même, àcause de la chaleur et de la maladie dont il était atteint, l’œilfixe, à moitié recouvert par la paupière supérieure, et laissantfiltrer, à travers ses cils, un rayon de lumière, il semblait unestatue de bronze.

– Il paraît, dit-il de sa voix sèche, quel’on se bat en duel ici ? On sait pourtant que je n’aime pasles duels. Le sang des Français appartient à la France, et c’estpour la France seule qu’il doit couler.

Puis, portant son regard sur l’un et l’autredes adversaires, et finissant par l’arrêter sur lesergent-major :

– Comment se fait-il, continua legénéral, qu’un brave comme toi, Faraud… ?

Bonaparte avait, dès cette époque, pourprincipe ou plutôt pour calcul, de retenir dans sa mémoire levisage des hommes qui se distinguaient, afin de pouvoir, l’occasionvenue, les appeler par leur nom. C’était une distinction qui nemanquait jamais son effet.

Faraud tressaillit de joie en s’entendantnommer par le général en chef et se haussa sur la pointe despieds.

Bonaparte vit ce mouvement, en sourit enlui-même et continua :

– Comment se fait-il qu’un brave hommecomme toi, qui as été mis deux fois à l’ordre du jour de tonrégiment, une fois à Lodi, l’autre à Rivoli, contrevienne à mesordres ? Quant à ton adversaire, que je ne connais pas…

Le général en chef appuyait exprès sur cesmots.

Falou fronça le sourcil, ils étaient entrésdans ses flancs comme un aiguillon.

– Pardon, excuse, mon général !interrompit-il. Si vous ne me connaissez pas, c’est que vous êtesencore trop jeune pour m’avoir connu ; c’est que vous n’étiezpas à l’armée du Rhin, au combat de Dawendorf, à la bataille deFrœschwiller et à la reprise des lignes de Wissembourg. Si vous yaviez été…

– J’étais à Toulon, interrompit sèchementBonaparte. Et si, à Wissembourg, vous chassiez les Prussiens de laFrance, moi à Toulon, j’en chassais les Anglais ; ce qui étaitbien aussi important.

– C’est vrai, dit Falou. Nous avons mêmemis votre nom à l’ordre du jour, mon général. J’ai donc eu tort devous dire que vous étiez trop jeune, je le reconnais et je vous enfais mes excuses. Mais j’ai eu raison de dire que vous n’y étiezpas, puisque vous avouez vous-même que vous étiez à Toulon.

– Continue, dit Bonaparte. As-tu encorequelque chose à dire ?

– Oui, mon général, répondit Falou.

– Eh bien ! dis, continua Bonaparte.Mais, comme nous sommes dès républicains, fais-moi le plaisir dem’appeler citoyen général et de me dire « tu ».

– Bravo ! citoyen général !s’écria Faraud.

Les citoyens Vincent et Groseiller, témoins deFaraud, approuvèrent de la tête.

Les témoins de Falou restèrent immobiles, sansdonner aucun signe d’approbation ni d’improbation.

– Eh bien ! citoyen général, repritFalou avec cette liberté de parole que le principe d’égalité avaitintroduit dans les rangs de l’armée, si tu avais été à Dawendorf,par exemple, tu aurais vu que, dans une charge de cavalerie, jesauvai la vie au général Abbatucci qui en vaut bien un autre.

– Ah ! ah ! dit Bonaparte, jete remercie ; je crois qu’Abbatucci est tant soit peu moncousin.

Falou ramassa son sabre de cavalier, et, leprésentant à Bonaparte, étonné de voir à un simple maréchal deslogis un sabre de général.

– C’est à cette occasion, continua-t-il,que le général Pichegru, qui en vaut bien un autre (et il appuyasur cette appréciation du général Pichegru), voyant l’état oùj’avais mis mon pauvre sabre, m’a fait cadeau du sien, qui n’estpas tout à fait d’ordonnance, comme vous voyez.

– Encore ! fit Bonaparte en fronçantle sourcil.

– Pardon, citoyen général ! Comme« tu » vois, je me trompe toujours ; mais, queveux-tu ! le citoyen général Moreau ne nous avait pas habituésau « tu ».

– Comment ! dit Bonaparte, lerépublicain Fabius n’est pas plus sévère que cela sur levocabulaire républicain ? Continue, car je vois que tu asencore quelque chose à me dire.

– J’ai à te dire, citoyen général, que,si tu avais été à Frœschwiller, le jour où le général Hoche, qui,lui aussi, en vaut bien un autre, a mis à six cents francs lescanons prussiens, tu aurais vu que j’ai pris un de ces canons etque c’est à cette occasion que j’ai été fait maréchal deslogis.

– Et tu as touché les six centsfrancs ?

Falou secoua la tête.

– Nous en avons fait l’abandon aux veuvesdes braves morts dans la journée de Dawendorf, et je n’ai rientouché que ma paie, qui était dans un caisson du prince deCondé.

– Brave et désintéressé ! Continue,dit le général ; j’aime à voir les hommes comme toi, qui n’ontpas de journalistes pour faire leur éloge, mais qui n’en ont pasnon plus pour les calomnier, faire leur panégyrique eux-mêmes.

– Enfin, si tu avais été, poursuivitFalou, à la reprise des lignes de Wissembourg, tu aurais su que,attaqué par trois Prussiens j’en ai tué deux ; il est vraiqu’avec le troisième je suis arrivé trop tard à la parade de prime,de là, la balafre que vous voyez… que tu vois, je veux dire, et àlaquelle j’ai répondu par un coup de pointe qui a envoyé monadversaire rejoindre ses deux camarades. J’en ai été nommé maréchaldes logis-chef.

– Et c’est vrai, tout cela ? ditBonaparte.

– Oh ! quant à cela, citoyengénéral, s’il était besoin d’un témoin, dit Faraud en s’approchantet en portant sa main, ornée d’un bandage à son sourcil droit, jesuis témoin que le maréchal des logis n’a dit que la vérité etqu’il est plutôt resté au-dessous que d’aller au-delà. Il étaitconnu à l’armée du Rhin.

– C’est bien, dit Bonaparte regardantavec un œil tout paternel ces deux hommes qui venaient d’échangerdes coups de sabre, et dont l’un faisait l’éloge de l’autre.Enchanté de faire ta connaissance, citoyen Falou. J’espère que tune feras pas moins bien à l’armée d’Italie que tu n’as fait àl’armée du Rhin. Mais d’où vient que deux braves comme vous sontennemis ?

– Nous ? citoyen général, dit Falou.Nous ne sommes pas ennemis.

– Pourquoi diable vous êtes-vous battusalors, si vous n’êtes pas ennemis ?

– Ah ! ceci, dit Faraud avec lemouvement de cou qui lui était habituel, nous nous sommes battuspour nous battre.

– Et si je vous disais que je veux savoirpourquoi vous vous êtes battus ?

Faraud regarda Falou, comme pour lui demanderpermission.

– Puisque le citoyen général veut lesavoir, dit celui-ci, je ne vois pas pourquoi on le luicacherait.

– Eh bien ! nous nous sommes battus…Nous nous sommes battus… parce qu’il m’a appelé monsieur.

– Et tu veux qu’on t’appelle ?…

– Citoyen, mordieu ! ditFaraud ; c’est un titre qui nous coûte assez cher pour quenous y tenions. Je ne suis pas aristocrate comme ces messieurs del’armée du Rhin, moi.

– Tu l’entends, citoyen général, ditFalou en frappant du pied d’impatience et en mettant la main à lapoignée de son sabre, il nous appelle aristocrates.

– Il a tort, et toi, tu as tort del’appeler monsieur, répondit le général en chef. Nous sommes tousdes enfants de la même famille, des fils de la même mère, descitoyens de la même patrie ; nous combattons pour laRépublique, et ce n’est pas au moment où tous les rois lareconnaissent que des braves comme vous doivent la renier. À quelledivision appartiens-tu ? continua-t-il en s’adressant aumaréchal des logis Falou.

– À la division Bernadotte, réponditFalou.

– Bernadotte ? répéta Bonaparte.Bernadotte, un engagé volontaire, qui n’était encore quesergent-major en 89, un brave proclamé, par Kléber, général debrigade sur le champ de bataille, nommé général de division aprèsles victoires de Fleurus et de Juliers, qui a fait capitulerMaestricht et pris Altdorf ; Bernadotte encourageant lesaristocrates, dans son armée ! Je le croyais jacobin, moi. Ettoi, Faraud, à quel corps appartiens-tu ?

– À celui du citoyen général Augereau. Onne l’accusera pas d’être aristocrate, celui-là ! Il est commevous, c’est-à-dire comme toi, citoyen général, il veut qu’on letutoie. Si bien qu’en voyant ceux qui arrivent de Sambre-et-Meusenous traiter de monsieur, nous nous sommes dit entre nous :« À chaque monsieur, un coup de sabre. Est-ceconvenu ? »

– « Convenu. » Et, depuis cetemps-là, voilà peut-être douze fois que nous nous alignons, ladivision Augereau avec la division Bernadotte. Aujourd’hui, c’estmoi qui paie les pots cassés. Demain, ce sera un monsieur.

– Demain ce ne sera personne, ditimpérativement Bonaparte. Je ne veux pas de duels dans l’armée, jel’ai déjà dit, et je le répète.

– Mais cependant… murmura Faraud.

– C’est bien, je causerai de cetteaffaire avec Bernadotte. En attendant, il vous plaira de conserverintactes les traditions républicaines, et, Sambre-et-Meuse ouItalie, vous vous tutoierez et vous vous appellerez citoyens. Vousferez chacun vingt-quatre heures de salle de police pour l’exemple.Et, maintenant, qu’on se donne la main, et qu’on s’en aille, brasdessus, bras dessous, en bons camarades.

Les deux soldats s’approchèrent l’un del’autre, se donnèrent une franche et loyale poignée de main ;puis Faraud jeta sa veste sur son épaule gauche, passa sa main sousle bras de Falou ; les témoins en firent autant, et tous sixrentrèrent dans l’enceinte des murs par la porte Orientale ets’acheminèrent tranquillement vers la caserne.

Le général Bonaparte les regarda s’éloigneravec un sourire et en murmurant :

– Braves gens ! C’est avec deshommes comme vous que César a passé le Rubicon ; mais il n’estpas encore temps de faire comme César.

– Murat ! cria-t-il.

Un jeune homme de vingt-quatre ans, à lamoustache et aux cheveux noirs, à l’œil vif et intelligent, fitfaire un bond à son cheval et se trouva en un instant près dugénéral en chef.

– Murat, lui dit celui-ci, tu vas partirà l’instant même pour Vicence, où se trouve Augereau ; tu mel’amèneras au Palais Serbelloni. Tu lui diras que lerez-de-chaussée du palais est vide et qu’il peut y descendre.

– Diable ! murmurèrent ceux quiavaient vu seulement mais qui n’avaient pas entendu. On dirait quele général Bonaparte est de mauvaise humeur.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer