Champavert- Contes immoraux

Chapitre 6Autre incongruité

 

Passereau écrit à Philogène. – Pétition àla Chambre. – Il propose l’établissement d’une usine. – Avantageque tirerait le gouvernement de ce nouveau monopole. – Passereauest-il en démence, ou possède-t-il encore sa raison ? –Problème à résoudre.

 

– Laurent, mettez de suite cette lettre àla petite poste. – Pourra-t-elle être parvenue avant cinqheures ?

– Non, monsieur, il est trop tard.

– Alors, fais-la porter par un homme depeine.

– À mademoiselle, mademoisellePhilogène, rue de Ménilmontant.– Mademoiselle Philogène !j’avais deviné juste à votre air, vous êtes amoureux, mon chermaître !

– Finot !… très amoureux.

Tiens, tu feras porter en même temps celle-cià la chambre des Communes, je veux dire des Députés, pour ladéposer au secrétariat.

– Pressée aussi ?

– Très pressée.

Dans la première, Passereau invitait Philogèneà ne point sortir après son dîner, son intention étant d’aller lavisiter sur la sixième heure du soir.

L’autre était une pétition à la Chambre dontvoici à peu près la substance.

 

À MESSIEURS, MESSIEURS LES DÉPUTÉS.

« Messieurs,

« Vous voudrez bien ne point trouverimpudent qu’un jeune mousse comme moi, à fond de cale, prenne laliberté d’adresser un très humble conseil aux vieux pilotes duvaisseau à trois ponts du gouvernement représentatif.

« Dans un moment où la nation est dans lapénurie et le trésor phtisique au troisième degré, dans un momentoù les délicieux contribuables ont vendu jusqu’à leurs bretellespour solder les taxes, surtaxes, contre-taxes, re-taxes,super-taxes, archi-taxes, impôts et contre-impôts, tailles etretailles, capitations, archi-capitations et avanies ; dans unmoment où votre monarchie obérée et votre souverain piriformebranlent dans le manche, il est du devoir de tout bon citoyen devenir à son secours, soit par des dons et des paraguantesvolontaires, soit par des conseils judicieux. N’étant point encoremajeur, c’est par ce dernier et unique moyen que je puis essayerd’accourir à votre aide.

– Aide-toi, le ciell’aidera. –

« Je viens donc vous proposer un nouvelimpôt qui n’achèvera pas la nation ; un nouvel impôt qui nepèsera pas plus sur les classes de race pure, hidalgues etarchiépiscopales, que sur la canaille. Un nouvel impôt quin’empêchera pas la populace de manger quelque chose avec son pain,quand elle en a ; un nouvel impôt très moral, un impôtphénomène, ne bénéficiant ni sur les brelans, ni sur les loteries,ni sur le suif, ni sur les filles de joie, ni sur le tabac, ni surles juges, ni sur les vivants, ni sur les morts ; enfin, unnouvel impôt ne spéculant que sur les moribonds. Il faut, autantque possible, faire tomber les taxes sur les choses de luxe.

« Depuis quelques années, le suicide,inoculé à nos mœurs, est devenu d’un usage général : quelquesméchants, sans doute des carlistes ou des républicains, ontattribué son accroissement rapide aux malheurs du temps. Ce sontdes imbéciles ! Je disais donc que le suicide est devenu trèsà la mode, presque aussi à la mode qu’au troisième siècle de l’èrechrétienne. Comme le duel le suicide est indécrottable, au lieu dele laisser aller en pure perte, il serait plus habile, ce mesemble, d’en faire une vache à lait, et d’en traire un revenu trèsbutireux.

« Voici donc, en deux mots, ce que jepropose. Le gouvernement ferait établir à Paris et dans chaquechef-lieu des départements, une vaste usine ou machine, mue parl’eau ou la vapeur, pour tuer, avec un doux et agréable procédé, àl’instar de la guillotine, les gens las de la vie qui veulent sesuicider. Le corps et la tête tombant dans un panier sans fond etaussitôt emportés par le courant du fleuve, éviteraient des fraisde tombereaux et de fossoyeurs. Dans les pays secs, on pourraitadapter l’appareil à un moulin à vent. La machine serait surveilléeet manœuvrée par le bourreau de l’endroit qui y habiterait, commeun curé son presbytère, sans augmentations d’émoluments.

« Il se suicide régulièrement, calculsfaits et compensés, l’un dans l’autre, dix personnes par jour danschaque département, ce qui fait 3 650 par an et 3 660pour les années bissextiles ; somme totale, pour la France,année commune, 302 950 et 303 780 pour les autres. Jesuppose qu’on mette à 100 francs le prix ordinaire à payer – car onpourrait avoir pour les aristocrates des cabinets particuliers quiiraient progressant de valeur comme les chapelles d’une église pourles bénédictions nuptiales. – 302 950 à 100 francs par tête,produisent 30 295 000 ; certes, rapport trèsalléchant et très potelé, qui soulagerait moult le trésor public.Cet établissement satisferait à toutes les exigences sociales, à lasalubrité, à la morale, aux besoins de l’État ; 1° à lasalubrité, parce que l’air vital ne serait plus vicié par lesmiasmes putrides, les exhalaisons pestilentielles, s’émanant descadavres des suicidés, semés et putréfiés sur les chemins. On separerait ainsi du typhus ; 2° comme agréments, parce que lescitoyens ne seraient plus exposés à se heurter la face dans lesjambes des pendus aux arbres des promenoirs et jardins publics, ouà être écrasés par la chute de ceux qui plongent par lesfenêtres ; 3° pour les suicidants, parce qu’ils auraient lagarantie certaine du succès doux et commode de leurs tentatives, etparce que le pays serait préservé de gens hideux, estropiés,défigurés par de maladroits essais ; 4° la morale y gagnerait,d’abord, parce que cela se ferait légalement et dans le secret leplus profond ; et, qu’en outre, le suicide, devenant uneaffaire bourgeoise et industrielle, tomberait promptement endésuétude ; témoin les comédiens qui sont en décadence depuisqu’ils sont citoyens et non plus des parias en dehors de la sociétéet des lois ; 5° aux besoins de l’État, parce qu’il verseraitdes sommes énormes dans ses caisses percées.

« La civilisation, messieurs, –comme dit l’éloquent Constitutionnel, votre feuille –, marche àpas de géant ; et c’est la France, messieurs, qui est letambour-major de cette civilisation à bottes de sept lieues. C’estdonc à la France à donner au monde l’exemple de l’initiative entoutes améliorations sociales, en tous progrès, en tousétablissements philanthropiques ; et c’est à vous, messieurs,les représentants de cette France glorieuse, vous les lanternes dece siècle de lumière – comme dit le Constitutionnel, votrefeuille –, à accueillir généreusement cet important projet. Cefaisant, vous verserez l’abondance dans le trésor, et la joie dansle cœur des suicidés, qui ne seront plus réduits, comme je le suismoi-même aujourd’hui, à s’étriper ignoblement avec un couteau, às’écarquiller la cervelle avec une arquebuse, ou, enfin, às’asphyxier à leur espagnolette.

« J’ai l’honneur d’être, messieurs, avectoutes les considérations qui vous sont dues,

« Votre très humble et très soumisadmirateur,

« PASSEREAU,

« Étudiant en médecine, rue Saint-Dominique d’Enfer,7. »

 

La Commission des pétitions fera sans douteson rapport sur celle-ci dans une des prochaines séances. Il seraitbien regrettable si elle n’était point prise en considération, etsi la Chambre passait à l’ordre du jour.

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