Champavert- Contes immoraux

Chapitre 2Mariette

 

Passereau rencontre une salamandre. –Morale de la salamandre ; elle prouve que les femmes perdentles jeunes hommes, et en font des saltimbanques. – Mariette lasuivante. – Passereau fait le gentil. – Lourdes plaisanteriesscolastiques. – Premiers soupçons. – Message du colonel Vogtland. –Altercation avec un portefaix très ému. – Autre morale.

 

Les deux écoliers se séparèrent brusquement dela sorte : par raison inverse, tous deux se prenaient, au fonddu cœur, en pitié, et réciproquement se traitaient de fou ;chacun s’en allait par son chemin, la larme à l’œil, pourl’aveuglement de son ami ; tous deux, ils étaient de bonnefoi, chose rare par la saison !

Sur le quai, Passereau sauta dans un cabrioletpublic.

– Où allez-vous, monsieur ?

– Rue de Ménilmontant.

– Baste ! la course estloin !

– Moins loin queSaint-Jacques-de-Compostelle.

– Ou Notre-Dame-du-Pilier.

Alors faisant claquer son fouet pour ledépart, le cocher se mit à fredonner ces deux vers du bolero duContrabandista :

– Tengo yo un caballo bayo

Que se muere por la yegua,

Aussitôt, Passereau ajouta les deuxsuivants :

– Y yo como soy su amo

Me muero por la mozuela

Le cocher resta surpris de laréplique :

– Señor, vous êtes Espagnol ?

– Non.

– Vous en avez tout l’air.

– On me le dit souvent.

Passereau avait l’aspect étrange et le teintméridional ; la garde bourgeoise lui trouvait même l’airdangereux pour une monarchie ; et, dans les temps de troublescivils, plusieurs fois il avait été arrêté et emprisonné pour crimede promenade et port illégal de tête basanée.

– Au moins, señor, vous avez habitél’Espagne, vous hâblezcastillan.

– Ni l’un ni l’autre.

– Qui n’a pas vu l’Espagne est aveugle,qui l’a vue est aveuglé. – Señor, avez-vous le désir d’y faire unvoyage ?

– J’en brûle, mon brave, mais jen’ose : j’ai peur d’y laisser le reste de ma raison, j’ai peurd’y tuer l’amour de la patrie. Je sens qu’après avoir été l’hôte deCordoue, de Séville, de Grenade, je ne pourrai plus vivre ailleurs.España ! España ! España ! comme la tarentule, tamorsure rend fou !…

Mais, vous, mon brave, vous êtes Espagnol, etvous avez quitté l’Espagne ?

– Non, señor, je suis donMartinez de Cuba.

Ce Martinez, c’était l’homme incombustible,qu’au jardin de Tivoli on avait, pendant quelque temps, montré dansun four. Après avoir promptement rassasié la curiosité de la ville,il fallait vivre ; le pauvre homme s’était fait conducteur decarrosse.

Et Passereau se trouva fort émerveillé derencontrer en si mauvais point cette célèbre salamandre.

– Pardonnez mon indiscrétion, mais,señor estudiante, vous paraissez penseur et triste commeun amoureux. Votre figure est empreinte d’un chagrin plus profondque celle du caballero desamorado. Vous me navrez de vousvoir ainsi.

– Amour ! amour ! – Memuero por la Mozuela !

– Prenez garde, mon cher jeunehomme, prenez garde ! écoutez-moi : les conseils d’unmisérable sont quelquefois bons à suivre. Sur une chose aussifragile, aussi mobile, aussi perfide que la femme, ne mettez pastrop d’amour, vous vous perdriez ! Ne laissez point prendre envotre cœur la haute place à cette passion, vous vousperdriez ! ne la construisez point des ruines des autres, vousvous perdriez ! ne faites pour elle abnégation de rien de cequi peut vous charmer et vous attacher à la vie, au premier chocvous tomberiez à plat. Les femmes ne valent pas de sacrifice. –Aimez comme vous chantez, comme vous montez à cheval, comme vousjouez, comme vous lisez, mais pas plus. Ne comptez sur elles pourrien de stable, de noble et de pur, vous seriez trop amèrementdéçu. Pardonnez-moi si je vous dis tout cela : ce n’est paspour arracher vos illusions de jeunesse et vous faire vieux etblasé, c’est pour vous sauver bien des traverses, bien des abîmes.En ce cas, les conseils d’un misérable sont souvent dignes d’êtreentendus et suivis, surtout quand ce misérable a été fait misérablepar celles en qui vous déposez votre seule foi et votre vie ;on se fait son destin. – Comme vous, j’ai cru, je me suis donné, jeme suis perdu ! j’ai été jeune et brillant comme vous :prenez garde ! ce sont elles qui m’ont fait exilé, bateleur etvalet.

– Oh ! ne craignez pas cela pourmoi, mon brave : quand l’amour, seul câble qui amarre encorema barque au rivage, sera rompu, tout sera dit ; je metuerai !…

– Ami, arrêtez ! arrêtez ! nousallons passer la maison : C’est ici, là, à cette porte,s’écria alors Passereau, glissant un écu dans la main del’incombustible et se jetant hors du cabriolet.

 

– Viva Dios ! Señor estudiante,es V. m. d. muy dadivoso, muy liberal ! Dios os guarde muchosaños.

Caballero, vous vous souviendrez biende Martinez le Caleseroet du numéro de soncarrosse ?

– Si, si !

Le seigneur étudiant entra dans la maisondésignée, et Martinez, tout jovial, s’en retournait chantant moitiécastillan, moitié gitano, ce bizarre couplet :

Cuando mi caballo entró en Cadiz

Entró con capa y sombrero,

Salieron a recibirlo

Los perros del matadero.

Ay jaleo ! muchachas,

Quien mi compra un jilo negro.

Mi caballo esta cansado…

Yo me voy corriendo.

Avec la gravité d’un sénateur ou d’un huissieragréé près le tribunal, Passereau, tête baissée, montal’escalier.

– Ah ! c’est vous, beaucarabin !

– Bonjour, ma petite Mariette.

– Bonjour.

– Ta maîtresse est sortie ?

– Ma maîtresse, n’est-elle pas un peu lavôtre ? Dites notre maîtresse : elle part à l’instant,vous avez du malheur.

– Où va-t-elle donc à cetteheure ?

– Au manège, prendre sa leçon.

– La belle est écuyère ?j’ignorais.

– Elle monte à ravir, dit-on.

– Tu ris, mauvaise ! tu feras donctoujours la soubrette de comédie ?

– Du reste, mon bel ami, elle ne tarderapas, sans doute, à rentrer ; sa leçon d’hier a été longue,celle d’aujourd’hui, je présume, sera courte. – Entrez l’attendredans le boudoir.

– D’accord ; mais viens m’y fairecompagnie, seul je m’ennuierais fort dans un boudoir, et puis,c’est anti-canonique. – Mais viens donc, coquette ! qu’as-tupeur ?

– Vous êtes un carabin.

– Les carabins sont connus pour leurphilogynie ; je n’ai jamais mangé de femme vivante.

– Pouah !

– Assieds-toi plus près, je t’enprie ; à la bonne heure ! causons : tu sais qu’il ya long-temps que je raffole de toi.

– Honneur sans profit : madame al’usufruit de cet amour.

– Vois-tu, Mariette, après l’Europe,l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, l’Océanie et Philogène ta maîtresse,c’est toi, la septième partie du monde, que je préfère.

– Honneur sans profit : la septièmepartie du monde aurait grand besoin aussi d’un ChristopheColomb.

– Éhontée ! – Mais, laisse donc queje baise ta belle épaule, ton épaule d’ivoire ! et ton sein,vrai Parnasse à double cime, mais Parnasse romantique.

– Monsieur, c’est en vain qu’auParnasse un téméraire…

– Comment, mademoiselle, nous savonsnotre anti-phlogistique Boileau !… Mais, laisse donc, quecrains-tu ? puérilité ! Ma bonne amie, tu n’ignores pascombien j’aime ta maîtresse ? sache donc que lorsque j’aimeune femme, qu’elle a reçu mon amour, que j’ai reçu sa foi, etqu’ainsi que Philogène elle m’est fidèle…

– Ou qu’elle prend sa leçon aumanège…

– Je lui garde la stricte fidélitéqu’elle me garde.

– Ah ! ah ! ceci n’est pasrassurant. Ô mon honneur ! ô ma vertu ! au secours !laissez-moi ! – Monsieur Passereau, je descends uninstant ; si quelqu’un venait à sonner, veuillez ouvrir etfaire attendre.

– J’ouvrirai ; serait-ce le tonnerreen personne.

Sitôt seul, la physionomie de l’écolierchangea subitement d’expression ; elle redevint grave etsombre suivant sa coutume, mais plus grave et plus sombreencore ; sans doute, les malignités que Mariette, tout enfolâtrant, avait lancées sur sa maîtresse, l’avaient blessé au vif,et, malgré lui, éveillé le soupçon en son esprit confiant. – Jamaistombe n’avait contenu un corps plus morne que ce boudoir. –Soudain, s’arrachant à cette immobile concentration, à cette vieinterne, paraissant chasser de la main quelque chose invisible quil’obsédait, il se leva, le fantôme ! et sa figure s’illuminasubitement, comme une lanterne sourde qu’on ouvre tout à coup dansla nuit. Alors, il se précipita dans le salon, courut à uneminiature de femme, appendue au miroir, et la couvrit de baisers.Après avoir long-temps arpenté le parquet à grands pas, enfin ils’arrêta au piano, se prit à préluder avec frénésie et à chanter, àdemi-voix, l’Estudiantina :

Estudiante soy señora,

Estudiante y no me pesa,

Por que de la Estudiantina

Sale toda la nobleza.

Ay si, ay no M

Morena te quiero yo,

Ay no, ay si

Morena muero por ti !

¿ Rosita del mes de mayo

Quien te ha quitado el color ?

Un estudiante pulido,

Con un besito de amor

Ay si, ay no Morena te quieroyo,

Ay no, ay si Morena muero porti !

Con los estudiantes,madre !

No quiero ir a paseo,

Porque al medio del camino

Suelen tender el manteo.

Ay si, ay no Morena te quieroyo,

Ay no, ay si Moreno muero porti !

Bahoum ! bahoum !bahoum !…

– Carajo ! quel butor enfonce ainsila porte ?

Brave homme, quel charivari faites-vousdonc ? ne voyez-vous pas la sonnette ?

– Monsieur, j’ai sonné dix minutes.

– Fable ! mon ami, je n’ai rienentendu.

– Pour moi, j’ai fort bien ouï que vouschantiez du latin. – Est-ce vous, monsieur, qui êtes mademoisellePhilogène ? c’est que c’est une lettre de la part du colonelVogtland.

– Du colonel Vogtland ? donne-moicela !

– On m’a bien recommandé de ne laremettre qu’à elle-même.

– Ivrogne !

– Ivrogne ? c’est possible. – Mais,je suis Français, département du Calvados ; je suis pasdécoré, mais j’ai de l’honneur. Zuth et bran pour lesPrussiens ! et voilà !

– Va-t-en, mauvais drôle.

– Ah ! faut pas faire ici samarchande de mode ! pas d’esbroufe, ou je repasse dutabac !

– Va-t-en !

– Ce que j’en dis, c’est parhypothèque ; seulement, tâchez d’avoir un peu plus decirconcision dans vos paroles, et n’oubliez pas le pourboire ducélibataire.

– Un pourboire ?… malheureux !pour aller te mettre encore l’estomac en couleur, ou te parcheminerles intestins ? – Va-t-en, tu es soûl.

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