Champavert- Contes immoraux

Chapitre 1Roccoco

 

Une seule bougie placée sur une petite tableéclairait faiblement une salle vaste et haute ; sans quelqueschocs de verres et d’argenterie, sans quelques rares éclats devoix, elle aurait semblé la veilleuse d’un mort. En fouillant avecsoin dans ce clair-obscur, comme on fouille du regard dans leseaux-fortes de Rembrandt, on déchiffrait la décoration d’une salleà manger, de l’époque caractéristique de Louis XV, que lesclassiques inepto-romains appellent malicieusement Roccoco. Il estvrai que la corniche encadrant le plafond était nervée et profiléeen bandeau et à gorge, sans la moindre parenté avec l’entablementde l’Eresichtœum, du temple d’Antoninus et Faustina ou de l’arc deDrusus ; il est vrai qu’elle était sans saillie, larmier,coupe-lame et mouchette chassant et rejetant la pluie qui ne pleutpas. Il est vrai que les portes n’étaient point surmontées d’uncouronnement, dit attique, pour chasser les eaux de la pluie qui nepleut pas. Il est vrai que les arcades n’avaient point en hauteurleur largeur deux fois et demie. Il est vrai qu’on n’avait eu aucunégard aux spirituels modules de l’illustrissimo signor JacopoBarrozio da Vignola, et qu’on avait ri au nez descinq-ordres.

Mais il est vrai aussi et du devoir de dire,que cet intérieur n’était point un ignoble pastiche del’architecture butorde de Pœstum, de l’architecture d’Athènes,glacée, nue, constante, rabâcheuse, de l’architecture singe etjumart de Rome ; celle-là avait son aspect à elle, sa tournureà elle, sa coquetterie à elle ; expression exacte de sonépoque, elle lui convenait en tout point ; et sa physionomieest tellement unique, qu’après la plus longue série de siècles, onreconnaîtra de prime abord ce Roccoco Louis XIV et Louis XV ;avantage que n’auront pas les funestes et ignorantes copies del’antique de nos faiseurs contemporains, qui n’impriment aucuncachet à leur époque et n’en reçoivent aucun, si bien que les tempsà venir prendront leurs œuvres pour de mauvais antiquesdépaysés.

Les grands panneaux des lambris étaientcouverts de peintures de nature morte digne de Venninx, mais d’unemain inconnue ; et les impostes de pastorales d’opéra, defêtes galantes, de bergères-camargo de l’immortel et délicieuxWatteau. Les compositions en étaient gracieuses et délicates, lecoloris suave et cristallin, suivant l’usage de ce grand maître quela France ignare et ingrate doit réhabiliter et revendiquer commeune de ses plus belles gloires. Gloire donc à Watteau ! gloireà Lancret ! gloire à Carle Vanloo ! gloire àLenôtre !… gloire à Hyacinthe Rigault ! gloire àBoucher ! gloire à Edelinck !… gloire à Oudry !…

Et, s’il faut tout dire, j’avouerai quej’éprouve une sensation presque aussi rêveuse, un plaisir aussi àl’aise, dans ces vastes logis du dix-septième et dix-huitièmesiècles que dans une salle capitulaire bizantine[5], oudans un cloître roman. Tout ce qui fait ressouvenir de nos pères ànous, de nos aïeux trépassés sur notre France, jette dans le cœurune religieuse mélancolie. Honte à celui qui n’a pas tressailli,dont la poitrine n’a pas palpité en entrant dans une vieillehabitation, dans un manoir délabré, dans une égliseveuve !

Autour de la table qui portait la bougie deuxhommes étaient assis.

Le plus jeune tenait baissée une figure blême,sur laquelle pleuvaient des cheveux roux ; ses yeux étaientcaverneux et faux, son nez long et en fer de lance ; vous direque ses favoris étaient taillés carrément sur ses joues comme dessous-pieds, c’est vous dire que la scène se passait sous l’Empire,aux abords de 1810.

 

Le plus âgé, trapu, était le prototype desFrancs-Comtois de la plaine ; sa chevelure, moisson épaisse,était suspendue, comme les jardins de Babylone, sur sa face largeet plate en oiseau de nuit.

Ils étaient goulûment penchés sur la table,semblant deux loups se disputant une carcasse ; mais leursinterlocutions sourdes et brouillées par la sonorité de la sallecontrefaisaient les grognements d’un porc.

L’un était moins qu’un loup, c’était unaccusateur public. L’autre plus qu’un porc, c’était un préfet.

Le préfet venait de recevoir sa nominationpour un chef-lieu de province, et partait le lendemain.L’accusateur exerçait depuis assez long-temps cette fonction à lacour d’assises de Paris ; et joyeux, avait offert un dînerd’adieu à son ami.

Tous deux, vêtus de noir, portaient, comme lesmédecins, le deuil de leurs assassinats.

Comme ils parlaient assez bas, et souvent labouche pleine, le nègre qui se tenait à l’entrée – car le jeuneaccusateur de l’Argentière faisait nègre et jouait l’aristocraterentré – ne put attraper au vol que quelques lambeaux de phrasesdans ce genre-ci.

– Mon cher Bertholin, que j’ai fait hierun bon dîner chez notre ami Arnauld de Royaumont !… De sonappartement, qui donne sur la Grève, j’ai vu exécuter ces septconspirateurs que nous avions condamnés il y a quelquesjours : quel délicieux repas ! à chaque bouchée, j’allaisvoir tomber une tête !…

– Pauvres béjaunes ! croire encore àla patrie ! ces messieurs voulaient faire les Brutus !les Hempden !…

– N’ont-ils pas eu l’effronterie devouloir parler au peuple du haut de l’échafaud ;morbleu ! comme on leur a vite coupé la parole et latête ! ce qui ne les a pas empêchés préliminairement de hurlerà tout rompre : Vive la patrie ! vive la France !mort au tyran !… mort au tyran !… Pauvres bêtes !…Il ne faut pas de ménagement avec ces brigands ; zeste !il faut expédier ça au bourreau : sans cela, mais,corbleu ! sa majesté l’Empereur ne pourrait dormir tranquilleune seule nuit.

À en juger par ces bribes, la conversationn’aurait pas laissé que d’être très édifiante, et il est bienregrettable pour l’honneur de la magistrature que ce maudit nègren’ait pu en recueillir davantage.

Mais, au dessert, le vin de Corse ayantremonté d’une tierce la gamme de la conversation devenue bruyanteet rieuse à pleine gorge, il eût été facile de sténographier ce quisuit :

– À propos, toi, mon cher l’Argentière,habile en subterfuges et en échappatoires, comment te tirerais-tude cette perplexité ? Je dois partir absolument demain matin,et j’ai pour demain soir un rendez-vous très alléchant.

– Le cas est simple, mon ami, jepartirais sans aller au rendez-vous, ou j’irais au rendez-vous etje ne partirais pas.

– Mauvaise robinerie.

– Si tu veux du plus grave : apriori, renseigne-moi mieux que cela sur la matière. Quel estce rendez-vous ? est-il du genre masculin ou féminin ?est-ce pour affaires commerciales ou paillardes ?

– Du féminin et tournant au paillard.

– Tonnerre du père Duchêne ! si tune tiens à l’unité de lieu aristotélique, le problème est facile àrésoudre. J’emmènerais avec moi la princesse, et, demainsoir, je serais au rendez-vous à Auxerre.

– Et si la bégueule faisait laLucrèce ?

– Ventrebleu ! Je ferais le petitJupiter et de bon ou de maugré je forcerais la belle Europe à mesuivre.

– Et le lendemain qu’enferais-tu ?

– Je n’en ferais rien : je lalaisserais à Auxerre pleine de mon souvenir !

– Et, à son tour, que ferait cettemalheureuse ?

– Malheureuse !… bienheureuse aucontraire que je lui aie créé une industrie !… Elle n’auraitqu’à prendre le coche et venir ici chercher des nourrissons.

– L’Argentière, tu fais le roué !…Non, mon ami, non, ce n’est point une fille digne d’un traitementaussi hussard, c’est une jeune enfant infortunée !

– Allons, de la sensiblerie ; c’estcela, vite une scène de mouchoir.

– C’est un prestige qui éblouit, unehamadryade, un lutin dont le charme entraîne…

– Au précipice.

– Je le suivrai… qui l’a vue l’aime, quila verra l’aimera.

– Peste soit de l’amoureuxtransi !

– Tu aurais beau te forger un cœur defer, il serait bientôt bossué.

– Dans quel cimetière, vieil ours, as-tudéterré cette chair fraîche ? Mais comment diable as-tu pugagner les faveurs de cette curiosité ?

– Quant à ses faveurs, je ne me suisjamais vanté de cela, je mentirais : et quant à la trouvaille,elle est sans mérite.

Depuis long-temps cette pauvre Apolline habitela même maison que moi ; je l’ai connue toute petite ;elle me faisait la révérence avec tant de gracieuseté, quand elleme rencontrait ; sa mise était toujours riche et soignée. Quesa vue me mit souvent du sombre dans l’âme ! Je maudissais moncélibat et mon isolement ; j’enviais toute la joie d’un père,possesseur d’une aussi belle créature ; alors la paternité,comme dans ma jeunesse, ne se présentait plus à mon esprit sous unaspect comique. Son père, en ce temps-là, sous le Consulat,occupait un assez haut emploi qui versait l’abondance dans cettepetite famille ; mais, s’étant, je ne sais comment, trouvécompromis dans quelque machination, quelque prétendue conjuration,un beau matin, la police du Consul vint l’éveiller, et, sans autrejugement, depuis cette fois il est claquemuré comme prisonnierd’État. Sa majesté l’Empereur est rancunière. L’opulence de lamaison tomba avec le père. Apolline grandissait chaque année enmisère et en beauté ; arrivée à l’âge où la coquetterie et lebesoin de parure se fait sentir vivement, elle n’avait plus pours’attifer que quelques lambeaux de toilette, dorures effacées,lambris en ruines ; mais il lui restait quelque chose deroyal, une erre impérieuse. Hélas ! que c’était triste de voirune si belle personne, honteuse et fuyant le jour, enveloppée dansun cachemire troué et des savates aux pieds, descendre acheter degrossiers légumes au marché voisin ! Mon cœur en a souventsaigné ! Quoi de plus poignant et de plus amer ?

Si tu veux rire, l’Argentière, ris au moins demoi, car ce serait féroce que de rire d’elle !

– Je ris, Bertholin, d’entendre sortir deta bouche des paroles si contraires à ta coutume ; toi,célibataire dogmatique, par principe haineux des femmes, sommetoute, bon homme rassis ! C’est mal choisir l’heure d’êtreamoureux : poursuis ton rôle de père Cassandre, pour celuid’Arlequin il est trop tard.

– Aurais-tu l’intention de meblesser ?

– De plus en plus ridicule ;décidément, tu es amoureux !

– Eh bien, oui ! je suisamoureux ! et ne rougirai pas d’un amour sage, d’un amourengendré de la pitié, et je bénis le ciel…

– Ou tu ne bénis rien !…

– … Qui m’a conservé libre jusqu’à cejour, afin que je puisse être tutélaire à cette orpheline.

– Tu as souscrit au Chateaubriand, est-cepas ?

– Afin que je devienne l’ange gardien decette vierge abandonnée, que le besoin pourrait tuer ou corrompre.Elle est aujourd’hui tout à fait isolée : sa pauvre mère,affaiblie par tant d’années de privations et minée plus encore parles souffrances de sa fille, est morte il y a trois mois. Quand lescris d’Apolline m’apprirent qu’elle venait d’expirer, ému, jemontai la consoler et lui offrir mes services en cette horriblecirconstance. Je me chargeai des démarches funèbres, et la fisenterrer par la mairie. Pour la première fois, je parlais àApolline : dire le coup qui me frappa, quand j’entrai danscette chambre dénuée, en désordre, quand cette fille me baisant lesmains, la voix pleine de larmes, me remercia, j’étais hors de moi,je ne sais pas, je ne me rappelle rien, je pleurais !… Elle,égarée, à genoux contre un lit de sangles, était accoudée sur lecorps de sa mère, qu’elle appelait.

Cette heure a usé dix ans de mavie !…

Et c’est de tant de pitié, qu’est sorti tantd’amour.

Quelques jours après, je fus la visiter :tout le temps que je causai avec elle, je lui remarquai un airembarrassé ; elle se tenait toujours assise et ses deux brastoujours étaient posés sur son giron : quand elle se leva pourme reconduire, je vis que sa robe, par-devant, était déchirée ettrouée et que sous ses petites mains elle avait tâché de dissimulersa misère.

Après quelque temps d’assiduité, séduit parson esprit doux et triste, épris de sa beauté rare, éperdu comme unjeune homme, je lui fis l’aveu de ma passion. Elle me réponditqu’elle avait une trop haute estime de moi pour présumer que jevoulusse exploiter son dénuement ; qu’elle croyait sincèrementà la noblesse et à la pureté de mes sentiments ; mais,qu’ayant résolu de quitter le monde, où elle avait tant souffert,elle venait d’écrire à la supérieure du couvent de Saint-Thomasafin d’y être admise en noviciat. J’eus beaucoup de peine à ladétourner de ce projet : je lui fis sentir qu’assurément ellese tuerait en embrassant une vie austère après toutes les douleursqui l’avaient affaiblie. Enfin, elle se rendit.

Je ne m’abuse point assez sur moi-même, pourcroire que cette douce Apolline ait un amour vif pour moi :elle me chérit comme son père ; je suis pour elle un tuteurgénéreux, un ami compatissant. Elle est d’autant plus attachée àmoi, que jusque-là elle n’avait rencontré que des êtres égoïstes etféroces. Elle est bonne, sensible, bienveillante, sans folie, quepourrais-je demander de plus ? Tous les dons que j’ai voulului offrir, tous les présents que je lui ai portés, noblement ellea tout refusé : il est de son devoir, dit-elle, d’agir ainsi,et qu’une fille d’honneur ne saurait rien accepter que de sonépoux. Aussi lui ai-je promis que nous serions unis avantpeu ; cette pensée l’a remplie de joie. Je lui avais doncdemandé pour demain soir, à neuf heures, un rendez-vous chez elle,pour nous entretenir des préparatifs de notre mariage, etpeut-être… Tu vois, je ne mens pas, voici sa lettre en réponse.

« Mon cher Bertholin,

« Je présume que de grandes occupationsdans la journée, vous ont fait choisir une heure aussiavancée : mais que la volonté de mon époux soit faite, saservante l’attendra. J’éteindrai ma lampe pour prévenir toutsoupçon de mes méchants et indiscrets voisins. Venez avecmystère.

« Votre amie et épouse de cœur. »

Tout résolu, je partirai sans l’avertir, pournous épargner de pénibles adieux ; si je la revoyais, je sensque je n’aurais plus le cœur de m’éloigner. Arrivé là-bas, je luiécrirai ; aussitôt que je serai installé dans ma préfecture,je reviendrai l’épouser clandestinement, et puis, je l’emmènerai desuite et la présenterai à mes administrés comme étant depuislong-temps ma compagne, afin de trancher court aux bons mots.

Décidément, je partirai demain matin ;mais il faut que je lui fasse remettre quelque argent, incognito,pour que cette pauvre fille ne meure pas de faim en monabsence.

Déjà, onze heures !… Adieu, adieul’Argentière !

Bertholin, en disant ces derniers mots,s’était levé et se retirait du côté de la porte :M. l’accusateur, qui avait écouté ce récit avec une attentionfroide, morne, soutenue, le poursuivit en le questionnant jusqu’aubas de l’escalier.

– Tu dis, Bertholin, que cette Apollineest belle ?

– Ô mon ami, j’ai beaucoup vécu etbeaucoup vu, mais jamais je n’avais rencontré de femme aussiséduisante : figure-toi l’Eucharis de Bertin, l’Éléonore deParny, une nymphe, Égérie, Diane !… Elle est grande, élancée,gracieuse ; elle est blême et mélancolique comme unemalade ; ses cheveux, qu’elle porte en bandeau sur le front,achèvent son aspect virginal, et, sous des sourcils noirs et épais,ses grands yeux bleus languissent.

– Et, tu dis qu’elle habite la mêmemaison que toi ?

– La même, au fond du corridor au-dessusde mon logis.

Alors l’Argentière se jeta au cou de Bertholinet l’embrassa comme une patène : gentillesse étrange de sapart, lui, si dédaigneux et si froid !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer