Champavert- Contes immoraux

Chapitre 2Édura

 

Ce factum achevé, Champavert l’enveloppa, mitl’adresse : À Jean-Louis, laboureur, à LaChapelle-en-Vaudragon, et le cacheta ; puis il se relevacalme et comme soulagé, but un pot de thé, alluma une cigarrette deMaryland, s’assit sur la croisée, fumant et regardant vaguementdans l’air ; sa cigarrette achevée, il rentra dans lachambre ; et, longeant le pourtour des murailles, il baisaitles portraits de ses compagnons tour à tour, et, tour à tour, lesbrisait sur le plancher : ensuite, avec un rire goguenard ethaussant les épaules de dédain, il lacéra et jeta au feu tous seslivres ; et, s’armant d’une hache appendue en trophée, il miten pièces, l’un après l’autre, les meubles qui garnissaient sonlogis. Le carreau était couvert de débris, et le feu de la cheminées’étendait dans la chambre. Son mauvais cœur palpitait dejoie : il ne voulait rien laisser après lui qui pût êtreutile, rien ; il ne voulait pas qu’après sa mort, on separtageât, le rire sur la lèvre, ce qu’il avait possédé ;qu’un autre après lui vînt aimer un objet qu’il avait aimé ;qu’un autre promenât ses dépouilles au soleil. S’il avait eu del’or, il aurait été le jeter à l’eau ou l’enfouir, tant sonaversion pour les hommes était profonde, tant il abhorraitl’héritage. Ce n’est pas lui qui aurait fait planter des arbres sursa tombe pour abriter le voyageur lassé pendant le midi ; ilaurait plutôt fait creuser une chausse-trappe sur sa fosse pour yengloutir le voiturier égaré ou le piéton perdu dans l’herbehaute.

Satisfait de sa dévastation, il s’assit surces ruines, comme l’architecte Fontaine s’asseoirait sur lesdécombres de SaintGermain-l’Auxerrois, et, ouvrant une cassette àdemi brûlée, il en tira une petite boîte d’écaille, la porta à seslèvres avec ivresse, et la couvrit de baisers.

– Édura ! Édura ! mon premieramour et mon plus terrible, Édura ! ma Warens !…répétait-il, le front rouge et les mains crispées, broyant etfaisant craquer la boîte sous ses doigts baignés des gros pleursqui tombaient de ses yeux.

Ô Édura ! ma belle Édura !… femme,femme, que tu m’as été fatale !… Si tu l’avais voulu, tuaurais fait de moi quelque chose de grand ; je sens trop làque j’étais prédestiné, rien qu’avec un mot, un seul mot ! Tune l’as pas dit, ce mot, vilaine femme ! Que tu m’as fait demal ! tu m’as perdu : tu pouvais faire de moi unlion ; le bon de mon cœur pouvait grandir sous tescaresses ; ta voix, ta douce parole, tes baisers pouvaientexorciser le venin qui, maintenant, me déborde ; la souffrancea fait de moi un loup féroce. Tiens, que je brise ce bijou qui mevient de toi !…

Et jetant à terre cette boîte d’écaille, ilfrappa dessus du talon, et la pulvérisa.

– Meurs, meurs, tout souvenird’elle !… d’elle ! qui a fait entrer la haine en moncœur, d’elle ! qui a trempé ma jeunesse dans le fiel quandelle pouvait la faire si belle, si sublime ! C’est toi, Édura,c’est toi qui m’as aigri, qui as chassé la bonté de ma tête, lasensibilité de ma poitrine, qui m’as usé et blasé par la torture etl’envie. C’est toi qui es cause que j’ai tout haï, tu m’as perduquand ma vie s’ouvrait si riche d’avenir ; c’est toi qui l’asempoisonnée ; et, si je me tue, c’est encore par toi ;c’est toi qui as mis dans mon sein le germe de la mort, la misèrel’a fécondé.

Ô inconcevable passion ! amour, amour,qui t’expliquera ?… Édura ! ô mon Édura ! ne va pascroire après cela que je te hais. Je t’aime toujours aussifollement ; je frissonne encore à ton nom comme autrefois. Jet’aime, et c’est toi qui m’as tué, c’est toi qui m’as tourné versle néant. Tu m’as fait tant de mal, et je t’aime tant ! etcependant tu n’es plus pour moi qu’une souvenance confuse ;les ans ont passé vite, et m’ont fait jeune homme ; mais toi,ils t’ont vieillie, ternie, fanée ; tu n’es plus un boutond’or, tu es un saule creux qui penche. Les cavaliers ne teregardent plus ; tu n’as plus de cour, tu n’es plus reine. Si,alors, tu avais voulu cueillir mon amour, amaranthe immortelle, quine se flétrit point, elle t’ornerait encore. Mère, tu aurais unenfant passionné dans tes bras ; mon sang, mes baiserschaleureux rappelleraient ta vie qui s’en va ; tu aurais eujusqu’au bout un compatissant appui ; ma jeunesse auraitobombré ton âge, et mon bras puni le rieur qui aurait levé tonvoile.

Que sont-ils devenus tous tes beaux muguets,amants charnels, que sont-ils devenus ?… À peine serappelleraient-ils ton nom. Vrais cosaques à cheval, ces hommesauxquels tu t’es livrée t’ont jeté leur passion nomade ; ilst’ont butinée sur leur chemin. Pauvre femme ! insensée !voilà donc les amis que tu te préparais pour le retour. Souffre,souffre maintenant ; il est bien juste que je sois vengé, j’aitant souffert ! Maintenant, peut-être, tes joues que nulbaiser ne ravive sont mouillées de pleurs, tu languis solitaire, etcette solitude inaccoutumée te mine ; peut-être en es-turéduite, quel abaissement ! à faire des minauderies à dejeunes hommes qui te repoussent et te tournent le dos. Quand tuveux parler d’amour, on ricane. Souffre, souffre long-temps, que jesois bien vengé ! Inconcevable passion, je t’aime encore, jele sens là, je ne puis me le cacher ; je t’aime, et je te haisprofondément ; et cependant, si tu venais me prendre la main,si tu venais me dire tout bas ce mot que tu m’as toujours tu, si tuvenais me dire je t’aime, comme autrefois… car tu m’as aimé, j’ensuis sûr ; je suis sûr que tu as étouffé ton amour pour moi,que tu as repoussé le mien, parce que aimer, être aimé d’un enfantobscur n’était pas ce que voulait ton esprit orgueilleux, et jet’aime encore aussi violemment ; et pourtant, te dis-je, si tuvenais à moi, je te repousserais ; car je t’aime aujourd’huipour ce que tu as été, et non pour ce que tu es. Si tu te jetais àmes genoux, je serais sans pitié, je te frapperais ; si tut’attachais à mes pas, froid, je te traînerais, je seraisvengé.

Puis, accoudé, silencieux, ce pauvreChampavert pleurait amèrement.

– C’est le premier pas dans la vie, quidécide de la vie ; versez du vinaigre dans le vin le plusdoux, il deviendra vinaigre, murmura-t-il en ramassant les débrisde la boîte d’écaille qu’il baisait et mettait dans sa bourse.

Tout à coup, il se lève, enfonce son chapeausur son front, sort et clôt sa porte.

– Voici ma clef, dit-il en descendant auconcierge ; je pars pour un voyage lointain ; siquelqu’un venait me demander, vous voudrez bien lui dire que j’aiquitté pour long-temps cette ville.

– Iriez-vous en Espagne, que vous aimeztant ?

– Plus loin.

– En Alger ?

– Plus loin.

Il sortit.

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