Champavert- Contes immoraux

Chapitre 4Damnation

 

– La plaine est obscure etsolitaire, lève-toi, ma grande amie, et descendons le clos ;viens errer, là-bas, près de la citerne ; il y a bienlong-temps que je ne me suis agenouillé sur cette terre ; lehoux ombrageant son berceau mortuaire, a peut-être étébrouté ? Allons voir.

– Oh ! non pas, ce houx est vert ettouffu et l’herbe haute et belle ; mes pleurs sont une pluieféconde, et je les en arrose chaque nuit.

– Chaque nuit tu descends à lasource ?

– Oui, chaque nuit : quand tout dorten la maison, je me lève et descends faire ma prière sur satombe ; quand j’ai bien prié et bien pleuré sous le ciel, jeme sens plus calme. La nature semble me pardonner mon crime ;il me semble entendre dans le silence universel une voix partantdes étoiles, qui me crie : – Ton crime n’est pas le tien,faible enfant de la terre, il est aux hommes ! à lasociété ! que son sang retombe sur eux et sur elle !… Jerentre avant l’aurore, et je goûte alors un sommeil plus paisibleet sans rêves affreux.

– Mystérieuse ! pourquoi ne meparlas-tu jamais de tes visites nocturnes ? je m’y seraistrouvé aussi, moi, je serais venu prier et pleurer avectoi !

– Garde-t-en, Champavert, garde-t-enbien, tu me perdrais ! Plusieurs fois, mon père soupçonneuxm’a suivie, j’en suis sûre, je l’ai vu, là, caché derrière le murde la citerne, il m’écoutait ; nous nous serions trahis.Aussi, ai-je bien soin de prier bas, de peur qu’il n’entendepourquoi je prie. Il m’a demandé plusieurs fois, avec un sourired’intelligence, si je n’étais pas somnambule : j’ai feint dene pas comprendre, et, sans me déconcerter, j’ai répondu que celapouvait bien être.

Ils étaient presque au bas du sentier rapidequi conduit à la source ; la lune avait disparu, le ciel étaitnoir, quelques éclairs passaient comme des phosphores à l’horizon,Flava était appuyée sur le bras de Champavert, qui froissait danssa main une branche de verveine.

– Quelle odeur plus suave que cetteverveine des Indes ! Aimes-tu les fleurs, Flava ?

– Beaucoup.

– Toi, aimer les fleurs, Flava, c’est del’amour-propre ! aimes-tu les parfums ?

– Beaucoup.

– Pour moi, je les aime follement !on dit que cela sied mal à un homme, que m’importe ! je n’ensuis pas plus efféminé pour cela. Si je me laissais aller, jeremplirais mon logis de plantes balsamiques, je me chargerais desenteurs comme une petite maîtresse. Quand je suis accablé, unebranche de chèvrefeuille odorant est pour moi toute uneconsolation.

Bien des cavaliers montent la garde pour unebelle, à son balcon ; moi, je la monterais pour unefleur ; bien des cavaliers font de longs chemins pour causerd’amour, j’irais en Espagne pour une bergamote, en Orient pour dubenjoin ; bien des cavaliers vendent leur manteau pour enjouer le prix, moi, je troquerais le mien contre un flacond’essence de roses.

 

Mais, pour moi, par-dessus tout, Flava, tu esle flacon le plus odorant, le réséda le plus suave, le baumearabique le plus précieux ! Aussi, pour toi, je ferais plusque de guetter sous un balcon, je ferais plus qu’un pèlerinage, jeferais plus que de me dépouiller de mon manteau, je vivrais, si tul’exigeais !…

– Tu te trahis encore, Champavert,serais-tu prêt ? dis-le moi, je t’en prie, souviens-toi de tapromesse !

– Oh ! non pas cela, je veux direque si j’étais décidé au néant, et que tu voulusses que je vécusse,je vivrais.

– Champavert, tu blasphèmes en parlantainsi de néant, tu me fais mal infernalement !… Regarde doncce ciel sillonné, cette plaine, ces monts, cette majestueusenature ! regarde-moi ! et après cela, crois au néant situ peux ?

– Comme toi, Flava, j’aimais jadis lespoëmes et les phrases.

– Hélas ! si nous ne devions pasrenaître heureux pour l’éternité, ce serait bien atroce !… Unevie de souffrances et de misères et plus rien après ?…

– Le néant.

– Oh ! tu ne le crois pas !

– Si, je le crois ! C’est parlâcheté que les hommes reculent devant l’anéantissement : ilsse façonnent à leur guise une vie future, se bercent et s’enivrentde ce mensonge qu’ils se sont fait à eux-mêmes ; et, touscontents de cette trouvaille, quand ils agonisent, comme des foussur le lit de fer, avec un rire niais sur les lèvres, ils vousdisent : – Adieu ! au revoir, je pars pour un mondemeilleur, nous nous retrouverons là-haut ! et puis, avec unrire encore plus niais, les héritiers, joyeux dans le cœur,répondent : – Adieu ! bon voyage ! nous nousrejoindrons avant peu, préparez nos places dans l’hôtellerie duparadis.

Eh bien ! non ! idiots que vousêtes ! vous allez où vont toutes choses, au néant !… Etc’est face à face avec la mort, et le pied dans la fosse, lâches,que je vous dis cela ! Je ne veux pas d’une autre vie, j’en aiassez de vivre, c’est le néant que j’appelle !

– Taisez-vous, taisez-vous, Champavert,ne blasphémez pas ainsi ; si vous saviez, votre regard estaffreux ! Mais quelle serait donc, mon ami, la récompense desmalheureux torturés ici-bas ?

– Qui dédommagera le cheval de sessueurs, la forêt de la hache, de la scie et du feu ?… Sansdoute, il y a une autre vie aussi pour les chevaux et leschênes ?… Un paradis !…

– Vous êtes égaré, taisez-vous,Champavert, Dieu vous entend ; ne craignez-vous pas sontonnerre ?

– S’il était un Dieu qui lançât lafoudre, je le défierais ! Qu’il me lance donc sa foudre, ceDieu puissant qui entend tout, je le défie !… Tiens, je crachecontre le ciel ! tiens, regarde là-bas, vois-tu ce pauvretonnerre qui se perd à l’horizon ? on dirait qu’il a peur demoi. Ah ! franchement, ton Dieu n’est pas susceptible sur lepoint d’honneur : si j’étais Dieu, si j’avais des tonnerres àla main, oh ! je ne me laisserais pas insulter, défier par uninsecte, un ver de terre !

Du reste, vous autres chrétiens, vous avezpendu votre Dieu, et vous avez bien fait, car, s’il était un Dieu,il serait pendable.

– Oh ! laissez-moi fuir, la terres’entrouvre sous vos pas ! Satan, tu me fais horreur !…laissez-moi, Champavert, moi, je n’ai pas fait de pacte ; jevous en prie, taisez-vous, je suis morte si vous blasphémezplus ! Faut-il donc que je baise vos pieds ?…

– Jusqu’à cette heure, j’avais gardé monsang-froid, mais tant de misères m’enragent !… Oh ! si jetenais l’humanité comme je te tiens là, je l’étranglerais ! Sielle n’avait qu’une vie, je la frapperais de ce couteau, jel’anéantirais ! si je tenais ton Dieu, je le frapperais commeje frappe cet arbre ! si je tenais ma mère, ma mère qui m’adonné la vie, je l’éventrerais ! C’est une chose infâme qu’unemère !… Ah ! si du moins elle m’avait étouffé dans sesentrailles, comme nous avons fait de notre fils… Horreur !… Jem’égare…

Monde atroce ! il faut donc qu’une filletue son fils, sinon elle perd son honneur !… Flava ! tues une fille d’honneur, tu as massacré le tien !… tu es unevierge, Flava ! Horreur !…

Ôte-toi de dessus de cette fosse, que jecreuse la terre de mes ongles ; je veux revoir mon fils, jeveux le revoir à mon heure dernière !

– Ne troublez pas sa tombe sacrée…

– Sacrée !… Je te dis que je veuxrevoir mon fils à mon heure dernière ! laisse-moi fouillercette fosse !

La pluie tombait à flots, le tonnerremugissait, et quand les éclairs jetaient leurs nappes de flammessur la plaine, on distinguait Flava, échevelée ; sa robeblanche semblait un linceul, elle était couchée sous les touffes duhoux. Champavert, à deux genoux sur terre, de ses ongles et de sonpoignard fouillait le sable. Tout à coup, il se redressa tenant aupoing un squelette chargé de lambeaux : – Flava !Flava ! criait-il, tiens, tiens, regarde donc ton fils ;tiens, voilà ce qu’est l’éternité !… Regarde !

– Vous me faites bien souffrir,Champavert, tuez-moi !… Tout cela pour un crime, un seul,ah ! c’en est trop…

– Loi ! vertu ! honneur !vous êtes satisfaits ; tenez, reprenez votre proie !…Monde barbare, tu l’as voulu, tiens, regarde, c’est ton œuvre, àtoi. Es-tu content de ta victime ? es-tu content de tesvictimes ?… – Bâtard ! c’est bien effronté à vous,d’avoir voulu naître sans autorisation royale, sans bans !Eh ! la loi ? eh ! l’honneur ?…

Ne pleure pas, Flava, qu’est-ce donc ?rien : un infanticide. Tant de vierges timides en sont à leurtroisième, tant de filles vertueuses comptent leurs printemps pardes meurtres… Loi barbare ! préjugé féroce ! honneurinfâme ! hommes ! société ! tenez ! tenez votreproie… Je vous la rends ! ! !

 

En hurlant ces derniers mots, Champavert lançaau loin le cadavre qui, roulant par la pente escarpée, vint tomberet se briser sur les pierres du chemin.

– Champavert ! Champavert !achève-moi ! râlait Flava, froide et mourante ; es-tuprêt, maintenant ?…

– Oui !…

– Frappe-moi, que je meure lapremière !… Tiens, frappe là, c’est mon cœur !…Adieu ! ! !

– Au néant ! ! !

À ce dernier mot, Champavert s’agenouilla, mitla pointe du poignard sur le sein de Flava, et, appuyant la gardecontre sa poitrine, il se laissa tomber lourdement sur elle,l’étreignit dans ses bras : le fer entra froidement, et Flavajeta un cri de mort qui fit mugir les carrières.

Champavert retira le fer de la plaie, sereleva, et, tête baissée, descendit la colline et disparut dans labrume et la pluie.

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