Champavert- Contes immoraux

Chapitre 7Ah ! c’est mal !

 

Visite de Passereau à Philogène. –Passereau dissimule et persifle. – Ils vont se promener dans lesmarais. – Passereau, comme par hasard, rencontre la maison de sonpère nourricier et fait entrer Philogène dans un jardin inculte. –Est-il une plus douce chose que la solitude ? – Passereaulaisse entrevoir ses soupçons, Philogène proteste. – Il dissimuleet persifle. – L’heure du crime approche, prions Dieu ! – Sousles tilleuls, remarquez s’il vous plaît que ceci n’est point unroman qui enfonce Jean-Jacques et Richardson.

 

Juste à l’heure dite, arriva Passereau. En luiouvrant la porte, Mariette avec un air surpris s’écria : –Quoi ! c’est vous, mon bel écolier ! Hélas ! bienque j’aie grand plaisir à vous voir, je vous croyais homme de cœur,et j’espérais beaucoup que vous ne remettriez plus les piedsici ; vous l’aimez donc par-dessus tout ? vous ne pouvezdonc vous en dépêtrer ?

– J’espère, pour le moins, mon amie, quetu ne lui as rien dit me touchant, qui ait pu lui faire soupçonnerchez moi le plus léger changement à son égard ?

– Rien !

– Tu ne lui as pas dit que je me trouvaisici à l’arrivée du billet du colonel ?

– Non, je ne le devais pas.

– Y est-elle ?

– Je devrais vous dire non. Mon Dieu, monDieu ! que vous avez peu de noblesse dans l’âme ! ou quevous êtes à plaindre d’être si malheureusement épris de bel amourpour une… Vous êtes joué et vous ne l’ignorez pas !

– Pour m’accuser ainsi, sais-tu leserment que j’ai fait, sais-tu ce que j’ai dans le cœur ?…Réserve tes reproches, Mariette.

– Entrez, elle est dans son boudoir.

Philogène sortait de table, couchée sur sonsopha, elle ruminait son dîner, repue et enflée comme une vache quia trop mangé de triolet.

– Ah ! vous voilà donc, monsieur levolage, vous vous ferez couper les ailes ! Depuis troisgigantesques jours, votre amie ne vous a point vu.

– Vous me faites volage à peu de frais,ma chère ; quand je viens, personne ; madame est àcheval, en ville.

– L’équitation est-ce un mal ? vousavez l’air de m’en faire un reproche.

– Loin de là.

– Allons, venez que je vous baise aufront, que la paix soit faite ; venez donc ! Ce pauvreami, il me semble qu’il y a une éternité !…

– Vous n’étudiez pas seulementl’équitation au manège, n’est-ce pas, vous devez avoir des traitésthéoriques ?

– Oui, je crois avoir celui…

– À quelle volte en êtes-vous ? àquelle pose ?

– Pourquoi ne me tutoies-tu pasaujourd’hui ? Ce gros vous me fait mal ; il sembleraitque vous êtes fâché ?

– Fâché ! et de quoi ?

– Que sais-je !…

– N’es-tu pas toujours la même pourmoi ? n’es-tu pas toujours bonne, aimante, sincère ?

– Toujours ! tu me blesserais d’endouter.

– Moi, douter de toi ? tu me blessesà mon tour.

– Que je suis heureuse, je vois que tum’aimes toujours ! Je t’aime bien aussi, monPassereau !

– Comment pourrais-je ne past’adorer ? belle de corps, belle de cœur ! pourrais-jeaimer plus digne que toi ? Oh ! non pas, Dieu lesait !

– Que tu es généreux, mon chéri, taparole m’exalte.

– Heureux, bienheureux le jeune hommed’honneur à qui le ciel envoie, comme à moi, une femme pure etfidèle !

– Heureuse, bienheureuse la femme pure àqui le ciel envoie un ami noble et doux !

– La vie leur sera facile et légère.

– Tu souris, tout bas,Passereau ?

– Vois-tu pas que c’estd’enivrement ? Tu ris, ma belle ?

– Vois-tu pas que c’est dejoie ?

Ne me repousse donc pas comme cela, monchéri ; qu’aujourd’hui tu es froid et triste près de moi, toisi caressant et si amoureux des caresses !

– Que veux-tu que je te fasse ?

– Je ne te demande rien, Passereau ;mais c’est à peine si je puis t’embrasser. Quand je touche à teslèvres tu recules, et tes yeux me fixent et me font peur !Es-tu malade, souffres-tu ?

– Oui, je souffre !…

– Pauvre ami ! veux-tu prendre duthé ?

– Non, j’ai besoin de respirer et demarcher : sortons.

– Il fait nuit, il est bien tard.

– Tant mieux.

– Je ne suis pas disposée.

– Alors, à ton aise.

– Non, non ! ne te fâche pas, jeferai tout ton bon vouloir.

Ils sortirent. – Passereau, muet, traînait samaîtresse à son bras, comme un époux contrit traîne son épouseaprès la lune de miel.

– Mais pourquoi veux-tu donc absolumentaller par-là, dans ces chemins laids et déserts ? Viens plutôtsur les boulevarts Beaumarchais.

– Ma chère, j’ai besoin de solitude etd’obscurité.

– Quelle route me fais-tu prendre dansces marais ? le chemin des Amandiers qui mène au cimetière, meconduirais-tu à la tombe ?

– J’aime beaucoup le calme de cesquartiers, où j’ai passé mon bas âge chez la femme d’un maraîcher,ma nourrice. – Tiens, vois-tu, là-bas, à droite, cette espèce dehutte ? c’est le louvre de mon père nourricier. – Il y a déjàplusieurs jours que je n’ai serré la main de ce brave homme. – Quetout cela éveille en moi de sereins souvenirs ! – S’il n’étaitsi tard, j’entrerais les embrasser ; mais ces bonnes gens sansvices et sans ambition se couchent avec le soleil et se lèvent aveclui, contrairement à la corruption qui veut des longues nuitsqu’elle abrège, et qui, comme le hibou, se tapit durant le jour. –Tiens, regarde ces beaux jardins, ces potagers si bien garnis, toutceci est à eux. Voici, là-bas, l’avenue où j’ai marché pour lapremière fois. – Voici un champ, presque inculte, jadis c’était uneriche pépinière ; il appartient à un jeune homme mineur. –Voici un passage dans la haie, entrons nous promener un moment sousces tilleuls.

– Quelle étrange idée ! Ne crains-tupas qu’on nous prenne pour des larrons de nuit ?

– N’aie pas peur, mon amie, personne ence lieu ne veille. D’ailleurs, je suis connu du voisinage et dumaître de ce champ où je venais assez souvent, ce printemps, fairedes promenades solitaires.

– Comme il fait noir : si je n’étaisavec toi, Passereau, j’aurais peur.

– Enfant !

– Comme on pourrait égorger, à son aise,dans ce quartier perdu !

– Est-ce pas ?

– Qui viendrait à notre aide ? vousauriez beau crier.

– Crier, ce serait peine vaine.

– Passereau, prenons cette allée deframboisiers ?

– Non, non, allons sous lestilleuls !

– Passereau, tu me fais trotter comme unemule. Je suis très fatiguée.

– Asseyons-nous. – Est-il un plus grandbonheur que tu saches que le désert à deux, surtout la nuit ?N’entendre rien dans les ténèbres qui vous environnent ;n’avoir que des broussailles et des pierres autour de soi ;et, dans ce silence profond, écouter les palpitations d’un cœur quirépond aux battements du vôtre, d’un cœur qui ne palpite que pourvous ! Au milieu de toute cette morne et indifférente naturepresser dans ses bras un être tout de feu, pour lequel on a oubliétous les autres, qui vous enivre des baisers de sa bouche amère etcondamnée à tout autre ! qui vous endort sous ses caressesmagnétiques !

– Ô mon Passereau, c’est unepâmoison ! J’ignorais tout le charme du silence deschamps ; c’est la première fois que, sous le ciel, je caused’amour avec celui que j’aime. – Tu sais, nous nous tenionstoujours enfermés ; oh ! que cela vaut mieux que quatremurailles !

– Si l’un à l’autre fidèles nousvieillissons, quand nous serons proches de la tombe, avec quellejoie nous compterons cette nuit dans nos belles souvenances ;car notre liaison n’est pas une liaison d’un jour.

– Union, constance pour la vie !

– Avant peu, mon oncle, mon tuteur, va merendre compte de mes biens et m’émanciper : aussitôt, mabelle, que je serai libre, nous irons demander à la loi qu’ellenous unisse, et si ma parenté venait à s’enquérir de ta dot,j’énumérerai tes vertus.

– Tu me combles de joie ! que degénérosité pour une pauvre femme qui ne sait que t’aimer ! –Oh ! que ce jour vienne tôt ! Il me tarde que noushabitions ensemble. – Ne me caresse pas ainsi, Passereau, je memeurs, tu vas me tuer !

– Te tuer, belle homicide ! ceserait grand dommage.

– Oui, car c’est une chose rare qu’unefemme qui vous aime pour vous, rien que pour vous.

– Comme toi, est-ce pas ?

– Épargne ma modestie.

– Car c’est une chose rare qu’une femmesincère, naïve et fidèle comme toi.

– Tu me ferais rougir.

– Prends garde, on ne rougit que depudeur ou de honte !

– Mon Dieu ! que ce soir tu metraites brusquement ; quelle politesse brutale, quelleréserve ! – Quand je t’embrasse, ou quand je te caresse, c’estcomme si je te touchais d’un fer rouge, tu frissonnes. – Peut-êtreas-tu quelque chose contre moi ? ai-je pu te blesser, ai-je pute déplaire, mon amour ? Il faut parler, il faut dire ce quetu as sur le cœur ; épanche ton chagrin ; je suis tonamie, il ne faut rien me cacher, je te consolerai.

– Poison et orviétan, tout à lafois !

– Que veux-tu dire ! – Tu vois bienque tu te caches de moi ; je te fais souffrir, je te gêne. –Mon Dieu, quel mystère ! – Parle-moi, parle-moi, je t’enprie ! dis ma faute, je la réparerai, dussé-je enmourir ! – Tu m’en veux ? – On m’aura calomniée, il y ades gens si pervers !…

– Oui, c’est vrai, mon amie, ce n’est pasque je le croie, on t’a calomniée. Des méchants t’ont noircie, ilsont dit que tu me jouais, que tu m’étais joyeusement infidèle. Maisje t’affirme que je ne les crois point, c’est un infâmemensonge !

– Bien infâme !… Il faut que tu aiesbien peu de confiance en moi, il faut que tu aies de moi unemisérable estime, pour que quelques paroles qu’on aura débitées techangent tant et si subitement à mon égard, et te jettent dans unpareil trouble.

– On m’a dit que tu étais volage, mais jet’affirme que cela ne me trouble point.

– C’est peu libéral de ta part. Onviendrait faire sur toi les rapports les plus admissibles, commeles plus honteux, je ne voudrais pas même les entendre. Tu n’as pasde confiance en moi, Passereau !

– Si, si, ma belle, je t’apprécie.

– Moi, ton amie, moi te tromper,jamais ! mais je t’aime, je t’aime au-dessus de tout !Passereau, tu es mon Dieu ! Nous sommes liés l’un à l’autrepar un serment plus sacré que tous les serments faits à la face deshommes ; et je trahirais ce serment, moi ! peux-tu croirecela, Passereau ? Ingrat ; injuste, tu m’outrages !– Que t’ai-je donc fait ? qui a pu m’avilir à tes yeux ?je suis une femme d’honneur, Passereau, saches-le ! Mais quelinfâme a pu m’accuser de libertinage !… Moi, cloîtrée,retirée, n’usant pas de la liberté que généreusement tu melaisses ; non, non, Passereau, crois-moi, je suis digne detoi, je suis innocente ! j’en prends le ciel à témoin !Forte de ma conscience, je ne chercherai pas à me laver de cettesale calomnie. – Si tu savais combien je t’aime, si tu comprenaisl’étendue de mon amour pour toi ? Je t’aime tant, je t’aimetant ! plutôt que de trahir mon devoir et ma foi, plutôt quede te trahir, je me tuerais !

– Oui ! plutôt la mort quel’ignominie.

– Oh ! tu m’effraies, ne me regardepas ainsi ! Tes yeux, comme des prunelles de tigre, roulentdans l’ombre.

– Ma bonne, voudrais-tu venir avec moi,j’ai bien envie de faire un voyage ? je suis ennuyé deParis.

– Quand cela ?

– Au plus tôt. – Partons demain si tuveux ? allons à Genève.

– Demain, dimanche ? je ne puis.

– Pourquoi, qui te retient ?

– Rien, seulement j’ai promis d’allerdîner chez un parent, si je manquais il s’en fâcheraitbeaucoup.

– Partons lundi, partons dans lasemaine.

– Non, mon ami, je suis bien fâchée, maisje ne puis encore ; j’ai promis à des parents d’aller passerquelques jours chez eux, aux environs de Paris. Je ne puis m’endispenser sous quelques prétextes que ce soit.

– Tu ne veux pas ?

– Je ne puis. – Mon Passereau, ta figuredevient épouvantable ! Pourquoi me froisses-tu le cou commecela ? tu me frappes, tu me fais mal !

– Pardon, pardon, je m’oubliais ; cesont des crispations ; je souffre, j’ai soif !

– Retournons à la maison, je t’en prie. –Si tu venais à tomber en défaillance, que ferais-je de toi,ici ? Quel serait mon embarras !

– Tiens, mon amie, avant de partir, pourme désaltérer, va me cueillir quelques fruits à ces espaliers quicouvrent ce mur, là-bas, au bout de cette allée de framboisiers, tume feras bien plaisir.

– Mon Dieu ! Passereau, comme tutrembles en me parlant ; tu souffres donc beaucoup ?

– Oui !…

– N’est-ce pas cette allée ?

– Oui, va droit et sans crainte.

À peine Philogène eut-elle fait quelques pasqu’elle disparut dans les ténèbres. – Passereau s’étendit de toutson long, prêtant l’oreille contre terre, écoutant dans uneeffroyable anxiété. – Tout à coup Philogène jeta un cri déchirant,et l’on entendit un bruit sourd comme celui d’un corps humain quifait une chute, un grand bruissement d’eau agitée et desgémissements qui semblaient souterrains. – Alors Passereau se levaavec les convulsions d’un démoniaque et se précipita à toutesjambes dans l’allée de framboisiers. – À mesure qu’il approchait,les cris devenaient plus distincts. – Au secours ! ausecours ! – Brusquement il s’arrête, s’agenouille et se pencherez terre sur un large puits. – L’eau, tout au fond, étaitremuée ; de temps en temps, quelque chose de blancreparaissait à sa surface, et des plaintes épuisées s’échappaient.– Au secours, au secours, Passereau, je me noie ! – Courbé,silencieux, il écoutait sans répondre, comme penché sur un balcon,on écoute une lointaine mélodie. – Les gémissements peu à peus’éteignaient. – Alors, avec une voix forte, grossie encore parl’écho du puits, Passereau hurla : – Tu veux du secours, mabelle ? c’est bien, attends ! je vais dire au colonelVogtland qu’il t’apporte un Arétin !

Philogène répondit par une plainte râléeaffreusement. – Elle flottait encore à la superficie, déchirant deses ongles la muraille ruinée : – Passereau, alors, avec ungrand effort, détacha et fit tomber sur elle, une à une, lespierres brisées de la margelle.

Tout redevint silencieux, et morne comme unevision funèbre ; toute la nuit, il passa et repassa sous lestilleuls.

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