Champavert- Contes immoraux

Chapitre 5Melh ës nocëiar që ëssër usclat

 

Celui qui trouve une bonne femme, il trouve un bien, et puisera uneliesse du Seigneur.

LABIBLE.

 

Le valet, qui portait en avant le falot,s’arrêta vers le milieu de la rue, auprès d’une haute maison, dontles croisées étaient vitrées tout bonnement de papier huilé auxcinquième, sixième, septième, huitième et neuvième étages, sansdoute occupés par des ouvriers en étoffes d’or et de soie, quirecherchent un jour doux et pâle. La baie d’entrée était basse etétroite ; Aymar la dépassait de la tête : la porte, debois massif, et dont le parement était découpé en losanges, étaitornée et consolidée par de larges clous rivés à tête ronde commeune cuirasse de Milan. Un marmouset, de cuivre ciselé, pendait surle milieu et servait de heurtoir ; et, au-dessus du linteau depierre, l’imposte à jour était armée de croisillons.

Aymar de Rochegude heurta deux fois le cul dumarmouset sur la porte, et aussitôt on entendit, au second étage,un châssis grincer dans ses coulisses, et une voix doucecrier : – C’est vous, seigneur Aymar, je descends. – La cagede l’escalier s’éclaira subitement, et la lumière descendant sereflétait par de grandes fenêtres obliques sur le mur vis-à-vis. Laporte poussa un long gémissement, et s’ouvrit : Dina apparutdans toute sa splendeur, se dessinant sur le fond noir de l’allée,et vêtue d’une robe courte de brocatelle, et, selon sa coutume,chargée de bijoux et de joyaux. Sa figure blanche rayonnait dansl’obscurité, on aurait dit l’ange de l’annonciation. Sa petite maineffilée portait un chandelier de fer, à jour, et tourné en spirale,comme le serpentin d’un hermétique.

Chastelard, en apercevant cette belle femme,stupéfait, ouvrit de grands yeux, et recula de plusieurs pas, sigrande est la puissance de la vénusté ! Aymar s’approchad’elle, lui prit la main, et la baisa au front sur saféronière[14].

– Vous venez tard, dit-elle d’un tonaigre-doux.

– Il est vrai : j’ai été retardémalgré moi ; ne me grondez pas, je vous prie ; je nepouvais revenir, vous le savez, sans le notaire que voici.

À ce mot, Bonaventure Chastelart ôta sonmortier, et fit force salamalecs aux genoux de Dina ; puis ilsgrimpèrent un petit escalier de pierre, en vis, à l’aide d’unecorde servant d’écuyer et luisante par le frottement, comme lahaste d’une pertuisane. Durant la montée, Bonaventure tirait Aymarpar son manteau, et lui répétait à l’oreille :

– Qu’elle est belle, cettehérétique ! Oh ! vous n’avez pas menti,Rochegude !

– Mon père, cria Dina joyeuse et dumilieu du palier, c’est Aymar et son notaire ! – ils passèrentpar une galerie en encorbellement sur la cour, et entrèrent dansune grande salle éclairée par une girandole placée sur une torchèrede bois doré. Les parois étaient couvertes de tentures en basanedorée, gaufrée et nervée comme le dos d’un livre. Au fond de lapièce, dans une vaste niche, un buffet de palixandre marqueté,incrusté d’ivoire et de nacre, couronné d’une tablette en marbregriotte de Suisse creusée en coquille comme un bénitier, portaitune urne épanchant de l’eau ; et à droite et à gauche unegrande cruche d’étain, ventrue comme une amphore, et semblable àcelles que portent encore aujourd’hui les servantes quand ellesvont quérir de l’eau aux pompes publiques.

Sur une des murailles était adossé un meublevitré dont les rayons étaient chargés de cébiles de bois emplies deturquoises, d’améthistes[15], deberyls, d’onix[16], de cornalines, de cabochons derubis, d’émeraudes, d’aventurines, de topazes, de sydoines[17], de diamants, de lapis, de marcassites,de camaïeux et de mille autres pierreries ; contre lesverrières étaient suspendus quelques colliers de grenat, d’ambre,de baroques, de corail, etc., etc., objets de négoce de Judas lelapidaire, qui, enfoncé dans son pourpoint noir et son fauteuil,devant une table couverte d’une tapisserie de Bergame, sur laquelleétait posée une bible in-folio, garnie de fermoirs, lisaithautement et solennellement un passage de l’Exode.

Léa, son épouse, vêtue de ses plus beauxatours était à sa gauche ; la peau brune de son cou et de sesmains se confondait presque avec sa robe de moire Cap deMore ; ses cils et ses sourcils alezans, drus et longs,voilaient ses yeux qui étincelaient comme à travers untreillis ; son nez en bec de corbin formait un promontoireanguleux qui morcelait en deux lots la superficie de sa face enlame de coutelas ; mais après tout, dans sa personne, ilrégnait un air digne et affable, et le son de sa voix doux etmelliflu captivait.

Non loin d’elle, était un groupe d’hommes etde femmes ; leur costume semi-oriental, leurs têtescaractéristiques coiffées de turbans bâtards, sentaient fort laMésopotamie. C’étaient les proches et alliés de Judas venus pourassister aux fiançailles et signer au contrat. Je ne sais s’ilsétaient talmudistes ou caraïtes, mais, en revanche, je puisaffirmer qu’ils prétendaient appartenir, d’après la tradition defamille, à la tribu d’Aaron. Quand Aymar entra, ils s’inclinèrentet le saluèrent d’un Dieu soit avec vous, auquel il répondit par unbaise-main ; et retirant son feutre et sa cape :

– Pardon, mes bons parents, si je vous aifait attendre, c’est la faute du notaire, maître BonaventureChastelart, que j’ai l’honneur de vous présenter. Impérieusementforcé par mon père de retourner à Montélimart et de partir demain,sous menaces d’exhérédation, comme vous ne l’ignorez pas, toutrépit était impossible.

– Judith, dit Judas, à une servante quise tenait à l’entrée, approchez maintenant cette table et cetescabeau, apportez une écritoire, afin que M. le tabellionpuisse entamer son ministère.

À la droite de son père, Dina souriaitd’intelligence avec Rochegude de l’embarras et de la mine paniquede Bonaventure qui froissait un chapelet dans ses mains ; pourle rassurer, Rochegude l’étreignit violemment par le bras, feignantun air de douceur : – Bouvier stupide, lui gronda-t-il àl’oreille, l’asseyant devant la table comme on asseoirait unmannequin.

– Si vous êtes prêt, monsieur letabellion, vous pouvez commencer la teneur d’usage, dit Judas,interrogez, et nous répondrons.

– Monsieur, avec votre gendre, mon clerca préparé la minute du contrat, bégaya maître Bonaventure, tirantun parchemin de son carnet ; je réclame l’attention, nousallons procéder à la lecture.

Écoutez :

« Théodebert de Chantemerle, chevalier,seigneur de Roche-cardon, Gorge-de-Loup, et autres lieux, sénéchalde Lyon, savoir faisons que :

« Par devant les conseillers du roi,notaire à Lyon, soussignés.

« Furent présents, sieur Carloman, Aymarde Rochegude, à Lyon, où il habite, hôtel de la Cornemuse, rue desQuatre-Chapeaux, paroisse Saint-Nizier, fils légitime de sieurTiburce Aymar, chevalier de Rochegude, habitant au lieu ditDieulefit, près Montélimart en Dauphiné, et de défunteMadeleine Garnaud, de Rémusat près Nyons ; époux avenir d’unepart ;

« Et damoiselle Dina, fille légitimed’Israël Judas, de Tripoli de Syrie, négociant lapidaire en cetteville, et de dame Léa Baruch, de Damas, demeurant auprès de sespère et mère, domiciliés rue de la Juiverie, paroisseSaint-Paul ; épouse avenir, d’autre part.

« Lesquels procédant, l’époux futur commemajeur, libre et maître de ses droits, après trois sommationsrespectueuses et révérencielles faites à son père, et après décèsde sa mère ; dont et du tout il justifiera lors de labénédiction nuptiale ; et l’épouse future de l’autorité etagrément desdits sieur et dame ses père et mère, tous ici présents,ont promis de se prendre en vrai et légitime mariage, et à ceteffet de se présenter à l’église…

– Non, non, monsieur Bonaventure, mettezs’il vous plaît, à la synagogue, s’écria Rochegude.

– À la synagogue, au diable si vousvoulez ! murmura le tabellion.

– Monsieur le notaire royal, vous êtesimpoli ! et salissez votre ministère.

« Et à cet effet, de se présenter à lasynagogue, pour y recevoir la, la… malédic… la bénédictionnuptiale, sur la première invitation de l’un à l’autre.

« En faveur duquel mariage, ledit sieurIsraël Judas, a donné et constitué en dot et avancement d’hoirie àl’épouse future sa fille, la somme de quinze mille écus, qu’il a cejourd’hui remise et délivrée en deniers et espèces du coursès-mains du sieur époux futur, ainsi qu’il le reconnaît et dont enconséquence, tant lui que l’épouse future de lui autorisée secontentent, quittent et remercient le sieur Israël Judas.

« En même faveur, l’épouse future s’estconstituée en dot tous les autres biens et droits qui pourrontci-après lui…

– C’est bon, c’est bon, maîtreChastelart, passez outre, nous connaissons la teneur obligée.

 

– Alors, ta ta ta ta ta ta ta… Ah !c’est cela. Nous y sommes…

« Déclarant, l’époux futur que ses biensprésents provenant de défunte sa mère, se composent :premièrement, de deux métairies et dépendances, situées au lieu ditRémusat, près Nyons, estimées, évaluées vingtmille livres ; secondement, d’une bastide sise au même lieu,jugée, évaluée trente-deux mille livres ; troisièmement, d’unemaison à location, à l’enseigne du Bras d’Or, sise à Montélimart,prisée, évaluée neuf mille livres ; et, en outre, d’une sommeespèces, n’excédant pas cinq cents pistoles ; et l’épousefuture déclarant qu’elle n’en a pas d’autres que les quinze milleécus à elle ci-dessus constitués.

« Ainsi convenu réciproquement, acceptéet promis être observé à peine de tous dépens, dommages etintérêts, par obligation de biens, affectation, imposition de dotet accessoires, à la forme du droit et usage de cette ville, auxlois et usages qui s’y observent ; les parties se soumettentet renoncent en conséquence expressément à toutes autres lois etcoutumes qui peuvent y être contraires, soumissions, renonciationset clauses. Fait et passé audit Lyon, dans le domicile du sieurIsraël Judas susdésigné, après le vêpre, le 28 juin 1661.

 

« En présence du sieur Abraham Baruch,marchand mercier, frère d’Israël Judas, et de sieur Gédéon Tobie,parfumeur à Grasse en Provence, qui signeront ci-dessous avec lesparties. »

– Maintenant veuillez approcher etsigner, vous d’abord, monsieur Aymar de Rochegude, ensuitemademoiselle, vous ensuite, messieurs.

En ce moment, Judith la servante, apportaitsur la table deux énormes bassins remplis de dragées defiançailles, et plusieurs corbillons, coffrets et valises.

Quand les parents et témoins eurent signé,maître Bonaventure, usant du droit et coutume, baisa sur les deuxjoues Dina, qui lui présentait un des bassins dans lequel plongeantsa main croche, il retira une grosse provision de dragées. Dina etAymar se jetèrent dans les bras de Léa et de Judas qui pleuraientde joie, puis ils embrassèrent tous leurs alliés ; alorsJudith promena les dragées devant l’assemblée, chacun y puisa sanscérémonie et à pleine main ; les deux époux offrirent auxfemmes et filles d’Abraham Baruch et de Tobie, leurs tantes,cousines et amies, les coffrets de bonbons et d’objets précieux detoilette dont ils leur faisaient gracieusement cadeau, selonl’usage de la ville.

La cérémonie achevée et les félicitations, lesprotestations d’amour et d’amitié éternels faites, les bons parentsse levèrent pour se retirer ; il était tard.

– Adieu, mes amis, leur dit Rochegude,adieu, mes bonnes amies, je pars demain pour Montélimart, mon pèrem’y rappelle tyranniquement, j’espère le fléchir par des instancesfaites de vive voix à ses genoux, j’espère obtenir son consentementet peut-être revenir bientôt avec lui célébrer comme il convient,notre mariage et nos noces. À bientôt, que Dieu vous garde la santédu corps et de l’esprit.

– Adieu, seigneur Aymar, adieu, monami ! adieu, cousin, adieu, neveu ! chanceheureuse !

– Adieu !

– Vous, maître Bonaventure, attendez-moi,nous partirons ensemble.

 

– Mes bons père et mère, dit alors Aymar,comme je ne puis demain, avec Dina, faire nos visites defiançailles, vous voudrez bien m’excuser auprès de nos amis, etleur faire parvenir les dragées et les présents qui leur sontdestinés. – Maintenant, il me reste à vous presser sur mon cœur,ainsi que ma Dina, que j’aime tant !

– Ah ! pourquoi faut-il que vousnous quittiez, Aymar, restez, restez encore quelquesjours !

– Ne pleure pas, Dina, je reviendraibientôt et je ne te quitterai plus, à tout jamais !

– Reste, reste avec moi ! j’ai defunestes pressentiments.

– Folie ! ma chère enfant.

– Non, je ressens quelque chose delointain, de douloureux, qui me fatigue ; oh ! le ciel nement pas à ce point !

– Console-toi, ma bonne fille, disaitJudas, qu’est-ce ? quelques jours d’attente. Songe à notrepère Jacob, qui, chez Laban, son oncle, attendit sept années Rachelqu’il aimait ; injustement, au bout de sept années, il nel’obtint pas ; et, sans murmurer, il attendit encore septautres années ; ce n’est qu’après quatorze ans de désirs, depromesses et de labeurs, qu’il reçut le prix de sa constance. Aiecourage, ma fille !

– Courage, ma chère ! répéta Léa,qui la tenait embrassée et lui baisait ses beaux yeux enlarmes.

– Mon père, dit Aymar en s’agenouillantdevant Judas, mon père, donnez-moi votre bénédiction !

Judas, imposant alors ses deux mains sur latête de son gendre, lut plusieurs passages de la sainte Bible,récita plusieurs prières en hébreu, puis ajouta d’une voixhaute : – Mon fils, je te bénis au nom du Dieu d’Israël, je tebénis comme Isaac et Esaü ; que ta postérité soit nombreuse,que ta postérité soit un peuple, et que le Très-Haut, Seigneur Dieud’Israël, habite en toi et ta postérité !

Lève-toi, mon fils, tu ne dévieras point, carDieu t’obombrera et marchera avec toi.

Aymar pleurait : il couvrit de baisersles mains et la barbe blanche de Judas, s’arracha des bras de Dinaet de Léa qui sanglotaient.

Aymar n’y tenait plus.

– Adieu ! adieu !… Partons,Chastelart ; vite, partons !…

Sur le quai, à la faveur du falot que portaitle laquais, on vit briller quelques écus dans la main deRochegude ; puis, à la faveur du silence, on entendits’échapper de l’escarcelle de maître Bonaventure Chastelart, ungros soupir, sincopé[18],argentin.

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