Champavert- Contes immoraux

Chapitre 1Pesadumbre y conjuracion

 

C’était le jour de Dieu : assezl’indiquaient le calme des campagnes, l’air jovial et le lingeblanc des esclaves qui passaient au loin sans râler sous d’énormesfardeaux, hommes infortunés ! auxquels il ne manque plus qu’ungrelot de mulet. Le soleil dardait à l’heure de la sieste ;cependant le charpentier Jaquez Barraou, noir membru etgigantesque, vint s’asseoir à la porte de sa case engoncée, pourainsi dire, dans une crique, où se trouvaient amarrées deuxpinasses et une balancelle en radoubs. Le sol était jonché çà et làde bois en grume, de billots et de madriers.

Jaquez Barraou avait encore sa chemise rayéeet ses vêtements de travail ; pourtant, lui, si religieux,n’avait point travaillé, car c’eût été péché mortel. Il était piedsnus. Dans toute sa personne régnait un nonchaloir qui contrastaitavec son maintien énergique. Sous sa laine crépue et noireroulaient deux gros yeux blancs : souvent, il les promenaitsur la mer et sur le terroir environnant ; souvent, il lessoulevait aux cieux, puis les reportait fixement sur La Havane,sourcillant et lançant avec mépris des bouffées d’une fumée bleuequ’il aspirait d’un long cigare.

Il eût été difficile de s’expliquer lesmouvements et les brusques soupirs de cet homme ; son regard,chagrin et menaçant, qu’il arrêtait tantôt sur la vaste mer desAntilles, dont il semblait mesurer l’étendue, et que tantôt iljetait sur la ville, aurait pu faire penser qu’il était abîmé dansdes rêves nostalgiques ; que son cœur était meurtri par le maldu pays, cet amour violent de la patrie absente que rien ne sauraitabattre, qui fait encore trouver des larmes aux vieillardscanadiens courbés sous le joug infamant de l’Anglais, rien qu’auseul nom de leur ancienne patrie, et qui leur fait parfoisrepousser avec dégoût les jeunes enfants de leur race, quifatiguent leurs oreilles de la rude langue des vainqueurs. Ilparaissait toiser la distance de son Afrique à cette riveaméricaine, et maudire les Européens barbares qui l’y avaienttransplanté après l’avoir échangé contre une scie ou un sabre à sesravisseurs.

On aurait bien pu se plonger dans le fiel detous ces pensers, et pourtant rien de tout cela n’agitait Barraou,car c’était un fils de Cuba qui n’avait d’africain que les traitset l’âme. Tout à coup il jette loin de lui son cigare inachevé, selève et s’assied lourdement, entrecoupant, dans ses dents, derauques monosyllabes semblables à des jurons grossiers. Il faisaitclaquer sa mâchoire, et se heurtait du derrière de la tête sur lamuraille ; enfin, paraissant se calmer, il répéta d’une voixpleurante :

– Jalousie ! jalousie ! que tume fais de mal ! que tu dévores, jalousie !… Maudit soitde moi, maudit soit de Jaquez Barraou ! Ma poitrine est plusbrûlante que si j’avais avalé du cubèbe et du piment.Jalousie ! tu me mâches le cœur avec une dent plus incisiveque la dent du serpent ! Quand je veux te repousser, c’estalors que tu m’assièges ? Te repousser ? Au fait, etcomment ?… Ils ne m’ont pas même laissé le doute ; car,l’autre soir, quand je revenais de la ville, pour la troisième foisje l’ai surpris fuyant près de la case ; il en sortait à coupsûr… Oui, je l’ai vu, infâme Juan Cazador, que venais-tu tenterauprès de mon Amada ? Tenter… que je suis bon !…Eh ! qui m’a répondu d’Amada ? Oh non ! mon Amada,tu es pure, oui !… cependant dois-je le croire ?… lesfemmes sont si fourbes. Cruel sort ! horribleincertitude ! bientôt j’en sortirai ou de la vie. Ami faux,toi que j’appelais mon Juanito ; toi qui m’as connu plus petitque cette chèvre ; toi qui, tant de fois, avec moi, t’endormisivre mort sur la même natte, bien avant dans la nuit ; nuitd’épanchements et de rêves plus doux que ceux apportés par lesommeil ! Que de tafia ! que decigaritos !… Ces temps sont déjà bien loin, pauvreBarraou ! Tu fêtoyas ta jeunesse ; et maintenant que tut’inclines comme ton père, il te faudra pleurer.

Que les hommes sont injustes ! Ai-jejamais convoité leurs épouses ? Donc, pourquoi me fraude-t-onla mienne ? Je suis pauvre ; je n’ai rien, je n’avaisqu’Amada. Je ne pourrai donc rien posséder, misérable, sur cetteterre, sans qu’on en lève la dîme ? rien ! pas même celleque j’ai choisie entre mille. Ah ! je suis trop crédule aumal !… Un stratagème, une embûche pourraient toutm’éclaircir : si c’est erreur, si je me suis trompé, jerentrerai dans la paix ! et si… alors vengeance !…Santa Virgen ! sois à mon aide, et demain tout serafait.

Soudain il s’interrompit, se penchant etprêtant l’oreille, comme s’il eût entendu quelque bruit ; ilse rajustait et prenait un air de roideur pour singer le calme,quand sortit follement de la case une jeune femme qui, se laissantaller à lui, s’appuya sur son épaule.

Oh ! qu’elle me parut belle et digne detoute la violence de Barraou ! Je ne sais si j’étais aveuglépar cet amour préjugé, cette propension sympathique qui toujoursm’entraîne aux femmes de couleur, qui, toujours dans mes songes, melivre une beauté africaine ; qui, tout enfant, me faisaitrechercher les embrassements des noires, et rester froid auxcaresses de nos blanches créoles. Oh ! qu’elle me parutbelle ! elle était svelte, joyeuse et riante ; son teintétait celui d’une sang mêlé, que méprisamment vous appelezmulâtresse ; ses traits étaient fins et profilés comme ceuxd’une Arlésienne et son œil vif en amande. Autour de sa tête elleavait roulé avec grâce un turban de mousseline ; des pendantsde corail se balançaient à ses oreilles ; un collier de raminade Venise faisait une base d’or au galbe de son beau cou ; sesdoigts effilés étaient prisonniers dans des anneaux précieux ;sa courte saya de cotonnade blanche découvrait ses jambesrondelettes et ses pieds de Cendrillon que ne chaussaient pourtantque de rustiques esparteñas espagnoles.

– Que fais-tu là ? lui dit-elle enrelevant de sa main sa longue chevelure, et collant ses lèvres aufront déprimé de Barraou. Toi, aujourd’hui, à cette heure, encoreen pareil désordre ? tu me tourmentes, mon Jaquez, tu sembleschagrin, qu’as-tu donc ? partage-moi ta moindre peine, parle,sois confiant !

– Je n’ai rien, franchement, peut-êtreest-ce la chaleur qui m’accable ?

– Non, tu te caches ; même enparlant tu rêves encore, et tu sembles engolfado :d’ailleurs ne t’ai-je pas entendu ? tout à l’heure tu parlais,querellais et plaignais hautement.

– Corazon mio ! tu t’estrompée, je fredonnais, pensant que tu reposais, je chantonnaisdoucement cet air, ton favori.

Paxarito que vienes herido

Por las balas del cruel Cazador,

Cesa, cesa tu triste gemido.

Mientras duerme mi dulce amor !

– Oh ! que vous êtes bon, monJaquez, pour votre Amada ! daignez songer à elle.

– Vous daignâtes bien m’aimer ; maistrêve de cela. Ta grâce voudrait-elle bien préparer, pour ce soir,un souper copieux ? bonne chère ! J’ai l’intention deconvier Cazador.

– Cet homme… Eh !pourquoi ?

– Pourquoi ? sotte question !Que trouves-tu d’extraordinaire ; est-ce la première fois quecet ami partage ma table ?…

– Rien ! mais vous êtes si maussade,je veux dire si triste, qu’assurément vous lui ferez froideréception.

– Qu’importe, il aura les bonnes grâcesde l’hôtesse ! Dis à Pablo de venir ; il doit être prèsdu chantier, je l’ai vu tantôt jouant avec ton vieux chienSpalestro ; va et fais.

Mes funestes pressentiments viennent encore dese corroborer. Comme elle a rougi à son seul nom ; quelembarras, quelle surprise ! Et cette ruse de femme, recevoiravec froideur une nouvelle qui lui met la joie au cœur !

– Patron, votre grâce me faitmander ; me voici, que faut-il ?

– Écoute bien, Pablo ; tu vasprendre dans le bahut un paquet de tabac, puis, tu iras trouverJuan Cazador chez son maître, Gédéon Robertson, et, lui offrant dema part, tu le convieras à venir souper, ce soir même, chez son amiJaquez Barraou ; sois prompt, ne reviens pas sans lui. Pars,béni soit ton chemin.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer