Champavert- Contes immoraux

Chapitre 4Albert patrocine

 

Notre écolier a décidément le spleen. –Splénalgie. – Il se fait un climat artificiel, un soleil et duponche. – Son imagination n’attachant aucune crainte aux approchesni aux suites de la mort ne lui donne pas une sensibilité factice.– Ratiocination. – Arétologie. – Il s’endort.

 

Rentré chez lui, Passereau retomba dans unetorpeur froide et muette. Habituellement, sa belle figure portaitl’empreinte d’une mélancolie profonde, mais bienveillante ;ici, ce n’est plus cela : son œil, devenu hagard, est engloutisous des sourcils froncés, sa bouche, qui rit d’un rire d’agonie,est close par ses mâchoires qui claquent et s’enchevêtrent ;ses nerfs se crispent ; il va, il vient ; ses doigtscrochus tenaillent et brisent tout ce qu’ils rencontrent ; ilse voûte et se ramasse sur lui-même comme une bête fauveblessée ; sa tête, pendante, hoche sans cesse d’une épaule àl’autre, comme la tête de l’aigle presbyte qui cherche à voir laproie qu’il étouffe ; toute sa mimique est infernale etfarouche.

Soudain, il ouvre les croisées, s’y précipiteet s’y penche, ferme brutalement les persiennes, referme lesfenêtres et les volets à l’intérieur : le voilà dans lesténèbres profondes, il éclate de joie. Alors, il allume des lampes,des lustres, des girandoles, des flambeaux, des bougies, malgré lachaleur fait un énorme feu dans la cheminée, et sonne. Un desdomestiques de l’hôtel accourt.

– Laurent, vous allez faire monter unbol, du sucre, des citrons, du thé et cinq ou six bouteilles derhum ou d’eau-de-vie ; et partez de suite chez mon ami Albertle prier de se rendre aussitôt ici, chez moi ; dites-luisimplement que je suis dans mon jour à néant.

Ce domestique ne parut point étonné de toutcet apprêt, cette illumination, cette hâte ; il fit tout cequi lui était ordonné, comme une chose d’un service journalier,ordinaire.

Effectivement, tout ceci n’avait rien deneuf : c’était une des mille bizarreries de Passereau, etcelle qui se répétait le plus souvent. D’une organisation nerveuse,impressionnable, irritable, dès que l’atmosphère n’était pasélevée, le ciel serein, le soleil éclatant et chaleureux, ilsouffrait profondément. C’était un climat chaud, un air pur, un solbrûlant qui lui convenaient : c’était Marseille, Nice,Antibes, un soleil espagnol, une vie italienne !… Aussi, sechagrinait-il d’être contraint à habiter la ville capitalementbrumeuse, aqueuse, boueuse, froide, sale, infecte, morfondue, etn’aspirait-il qu’à recevoir ses grades pour l’abandonner à toutjamais ; son rêve était de s’expatrier, et d’aller s’établir àla Colombie, à Panama.

Or donc, les jours pluvieux, lourds et bas,les temps de bise, de brouillard, de bruine, il tombait dans lemarasme, il soupirait vaguement, il s’ennuyait, il pleurait, dansune apathie désespérante ; tout son refrain était :la vie est bien amère et la tombe est sereine ; à basla vie !…

C’est alors qu’il appelait le néant à cor et àcri. – Il n’y a que trois choses à faire, disait-il, en ce moment,trois choses qui, toutes trois, anéantissent : s’enivrer àmort, dormir sans rêve ou se tuer : enivrons-nous et dormons.Pour se tuer, il faudrait faire plus d’efforts que je ne suisdisposé à en faire à cette heure ; nous verrons plus tard. –Je ne veux plus de ce jour stupide ; fermons volets etfenêtres, du feu ! des lumières ! du maryland et duponche !… – Laurent, vous m’entretiendrez de vivres, etviendrez me voir de temps en temps. Sitôt que le soleil reparaîtra,et que la vie sera belle, vous viendrez ouvrir mes croisées etm’avertir.

Quelquefois, le mauvais temps ayant étécontinu, il était resté près d’un mois ainsi cloîtré, entouréperpétuellement de lampes, de flambeaux, inondé d’un jour splendideartificiel ; lisant, écrivant parfois, mais, le plus souvent,dans l’ivresse et le sommeil. Sa porte était condamnée, sauf àAlbert, qui, assez volontiers, venait se coffrer avec lui ;non pas mu par le même délire, la même souffrance, la mêmedésolation, mais pour l’originalité du fait, pour prendre un peu lavie à rebrousse-poil et parodier celle bourgeoise rectiligne ;et par-dessus tout, alléché par le ponche et le cigarret, pourlesquels Albert avait une foi religieuse, une conviction profonde,une considération très distinguée.

Les jours à néant de Passereaun’étaient pas toujours l’effet de brume, de pluie et de tempsnoir ; souvent, comme en ce cas, ils provenaient d’ennui, decontrariété et de chagrin.

Tout à coup, des pas précipités, des roulades,des éclats de rire dans l’escalier annoncèrent la venued’Albert.

– Bonjour, mon vieux Passereau, noussommes donc dans un jour à néant ? Ce matin, jel’avais pressenti à ta sombre mine : en somme, cela me vaassez bien ; car, à te dire franchement, quoiqu’il soit dansmon usage de prendre tout assez légèrement, j’ai encore surl’estomac l’aventure de ce matin ; je ne suis pas fâché de lasubmerger un peu.

– Ah ! mon pauvre Albert, si tu asl’aventure de ce matin qui te pèse, moi, j’ai celle de cetteaprès-midi qui me tue !…

– Que veux-tu dire ?

– Tu m’avais donné un mois, tusais ? Merci ! je te rends trente jours.

– Oh ! la délicieuse charge !…Que penses-tu enfin de la vertu des femmes ? que dis-tu de tasainte Philogène ? Oh ! délicieux ! délicieux !conte-moi cette bouffonnerie.

– Hélas ! ne parlons plus de cela,tu me fais mal ! Verse-moi du ponche, et toujours !

– Sais-tu, Passereau, que tu n’es pasgalant ? Tu aurais bien pu m’attendre, au lieu de boireseul ; voilà près d’un bol que tu as humé solitairement commeun anachorète.

– La vie est bien amère et la tombesereine. À boire, à boire ! verse donc, je t’en prie,j’ai encore ma raison, je pense encore, je souffre… Verse donc,Albert !

– Tu m’affligerais, d’honneur, mon ami,si j’étais affligeable, de te voir prendre les choses si àcœur ; après tout, qu’est-ce donc ? Une méchantemésaventure, vulgaire, rebattue ! Tu veux absolumentaimer ; renonces-y, je t’en prie ; partout tu netrouveras que des êtres méprisables ; partout, sous un émailde candeur, un argile vil et grossier ; jeune, des maîtressesdécevantes, infidèles, sordides ; vieux, des épouses adultèreset marâtres. Ne va jamais rôder autour des femmes pour tisser dusentiment, mais seulement par raison joyeuse ou sanitaire ;encore, seulement, quand la nature t’y poussera par lesépaules.

– Albert, à l’aridité de ton âme, qui nereconnaîtrait un médecin ! Prends ton scalpel, parle muscle etphlébotomie, ou tais-toi, tu me fais pitié !

– En outre, vois-tu ? à raisonnerrationnellement, c’est absurde que d’exiger d’une femme de lafidélité, de la constance ; c’est absurde que d’appeler vertutout ce qui est antipathique et impossible à sa constitution. Ilest dans la nature de la femme d’être légère, volage, étourdie,changeante, elle doit l’être, il le faut, et c’est bien. Il ne fautpas qu’elle s’appesantisse, qu’elle analyse, qu’elle pense, qu’ellealambique ; il faut qu’elle soit toujours et toujoursétourdie, entraînée d’une chose à l’autre, pour passer légèrementsur les souffrances départies à sa misérable condition et pourqu’elle n’entrevoie pas l’abjection où l’a refoulée la société.

– La vie est bien amère et la tombesereine ! Verse à boire, Albert, verse, enfin jechancelle ; verse, je sens la réalité qui s’en va.

– Tu seras toujours un bien malheureuxsire, si tu ne veux jamais t’arrêter aux superficies ; si tuveux toujours creuser et fouiller. Les excavations de la pensée etde la raison sont funestes, elles sont toujours suiviesd’éboulement. On ne peut vivre et penser, il faut renoncer à l’unou à l’autre. Qui pourrait supporter l’existence, si, comme toi, ilréfléchissait éternellement ? car il en faut si peu pourpousser à la mort, regarder le ciel, une étoile, se demander ce quec’est : alors notre misère, notre bassesse, notreintelligence, plate et bornée, paraissent dans toute leursplendeur. On se prend en pitié, en dégoût ; las et honteux desoi, dont on était stupidement orgueilleux, on appelle à sonsecours le néant, plus incompréhensible encore…

Il faut s’arranger de manière à ce que toutpasse sur soi comme sur une cuirasse. Il faut prendre toutgaiement, il faut rire.

– De pitié !

– Il faut rire de tout, voler de fleur enfleur, de plaisir en plaisir, de joie en joie…

– Qu’est-ce d’abord qu’une joie et qu’unplaisir ? je ne sais pas.

– Il faut satisfaire sa fantaisie.

– Je la satisferai !

– Jouer, dépenser, paillarder, mentir,être insouciant, paresseux, charlatan.

– Du ponche, du ponche, Albert !verse donc ! – Assez, assez de morales ! – Crois-moi, lamort habite dans mon sein ; je ne suis pas fait pour lavie.

– Mais, n’est-ce pas pitié que de voir unjeune homme au plus brillant de sa carrière, doué d’uneintelligence supérieure, dont la pensée peut embrasser le monde etses sciences, s’abâtardir, s’accroupir, s’abrutir, s’anéantir, àpropos d’une coquinerie de fille, n’est-ce pas une pitié ?Réveille-toi donc, Passereau !

– La mort habite dans mon sein, je nesuis pas fait pour la vie, t’ai-je dit.

– Manque-t-il de filles pour tevenger ? manque-t-il de places sur la terre, si tu es mal encelle-ci ? Va-t-en, voyage, vois tout, entends tout, effleuretout, goûte de tout, et si dans ta course tu n’as rien trouvé quit’allèche, pas de ciel qui t’agrée, pas d’être qui te charme ett’attache, si tu n’as pas trouvé une plage belle où déployer tatente, reviens ; alors, seulement, il sera temps det’anéantir, tu feras bien, j’applaudirai !

– La vie est bien amère et la tombesereine ! Verse, Albert ! du ponche ! duponche ! que je dorme ! encore un verre de néant. Ai-jetoujours ma tenace raison, dis-le-moi ?

– Pas aux yeux des hommes.

– Enfin !…

Alors Passereau se traîna tant bien que maljusqu’à son lit et s’y abattit lourdement ; Albert parachevaun bol entamé et se retira en faisant des enjambées diagonales, etse colportant raide et perpendiculaire comme la tour de Pise ou laflèche de Saint-Séverin.

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