Champavert- Contes immoraux

Chapitre 1Testament

 

À JEAN-LOUIS, LABOUREUR.

Je mourrai seul, mon cher Jean-Louis, jemourrai seul !… Pourtant j’avais reçu et fait unepromesse ; pourtant, un homme m’avait dit : – Je suis lasde la vie, tu la hais volontiers, quand tu seras prêt, nous lafuirons ensemble. Jean-Louis, je suis prêt, te dis-je, déjà j’aipris mon élan, et toi, es-tu prêt ! Toi prêt, simple que jesuis, croire à un serment ! La tête de l’homme varie.Cependant, tu ne peux l’avoir sitôt oublié, et, d’ailleurs, souventje te la rappelai cette nuit, où, après avoir erré long-temps dansla forêt, appréciant à son prix toutes choses, alambiquant,fouillant, disséquant la vie, les passions, la société, les lois,le passé et l’avenir, brisant le verre trompeur de l’optique et lalampe artificieuse qui l’éclaire, il nous prit un hoquet de dégoûtdevant tant de mensonges et de misères. Alors, si tu veux bien t’ensouvenir, nous pleurâmes ; oui ! tu pleurais !… Tamain frappa dans ma main, et nous fîmes un jurement. Si je terappelle tout cela, ce n’est pas que je veuille, nonobstant,t’entraîner à sauter le pas ; non, c’est bonnement pour que tune blâmes plus une résolution qui a été la tienne. Hélas ! tonnouveau sort, sans doute, a fait muer tes idées ; c’est lui,sans doute, qui te cloue à la vie, comme une huître au rocher. Tuas laissé la niaise profession que t’avait imposée ton père ;employé, tu as déserté ton emploi et renoncé aux sourires et auxpourboires ministériels ; dépravé que tu es, manant ! Tuas eu la grossièreté, comme on dit, poussé par l’instinct du chienqui chasse de race, tu as eu la grossièreté de quitter la ville auséjour enchanteur, – comme disent les impudents flagorneurs, lesrenards mangeant le fromage d’une bourgeoisie ignorante,orgueilleuse, qui, comme un coq d’Inde, se pavane dans sa crotte, –pour retourner au champ d’où ton aïeul était parti, s’enrôler à lacité plat valet. Tu as eu la grossièreté, comme on dit, la folie depréférer le sarreau de toile et la blouse au pantalon à lacets etsous-ventrières, au gilet à étaux, à la redingote asphyxiant par lastrangulation, croisant au cabestan, à la cravate en carcan, auxbottines savonnées de talc, aux gants glacés, éphémères ;costume d’aisance, dans lequel on est emballé commodément, pourvuqu’on n’emploie ni ses mains, ni ses pieds, qu’on ne tourne pas latête, qu’on ne se penche ni en avant ni en arrière, qu’on nes’agenouille, ni s’asseoie. Tu as échangé le grand village contrele village, le spectacle du vaudeville contre celui de la nature,les rues passantes à escarpe et contrescarpe de boutiques,grouillantes de fiacres et de tombereaux, contre des cheminsdéserts, campagnardement bordés de haies vives et de futaies ;là, rien pour badauder, ni estampes aux vitrages, ni jongleurs surla borne, ni sirènes exhalant l’eau-de-vie, rien d’urbain !L’homme, livré à lui-même, solitaire et silencieux, en est réduit àpenser.

Tu es heureux maintenant, heureux, un garçonde charrue heureux, quel scandale ! Le bonheur peut-il bien seprostituer ainsi ! Un garçon de charrue heureux !… Allezdonc dire cela à madame la banquière trois étoiles, qui s’éventelà-bas à son balcon. Fi donc ! dira-t-elle, le cœur soulevé etcrachant ; fi donc, un garçon de charrue heureux ! unbalourd ! Pour moi, sans flatteries, je vous comprends assezbien, toi et ton bonheur, bonheur s’il en est ? Bonheur, quelmot dérisoire ! Je n’ai point encore rencontré d’être assezeffronté pour s’avouer heureux.

Autrefois, j’ai peut-être aussi rêvé la vieque tu as réalisée : alors, je croyais aux champs desBucoliques, aux paysans des Idylles, aux villageois de Favart, auxbergères des impostes de Boucher : je me disais, si lafélicité n’habite point la ville, à coup sûr, on l’héberge auxchamps. Je croyais qu’alors qu’on a des sabots aux pieds, unesouquenille, un chapeau de paille, qu’on se lève avec le jour,qu’on gouverne un coutre, qu’on sarcle ou qu’on arrose une terre,qu’on suit une bourrique chargée, qu’on mange des choux, desharicots et du porc, et qu’on juche comme une poule à la tombée dujour, je croyais qu’on était bien heureux, bien délicatementheureux ! je croyais… mais, je ne crois plus…

Pourtant, si je devais rester plus long-tempsparmi ou hormis les hommes, c’est ce que tu choisis, que jechoisirais ; je me ferais rustre comme toi, mais plus sauvageencore, plus fauve ; j’irais manger du pain de châtaignes dansles montagnes du Vivarais ; j’irais me faire chasseur d’oursaux Pyrénées, charbonnier aux Ardennes, ou bûcheron aux Alpes.Mais, aujourd’hui, ce n’est plus assez ; à quoi bon ?quand j’userais ma vigueur à des travaux stupides, à manier lahache, la pioche ou la hie ; à quoi bon, quand je me ferais lecœur calleux comme les mains ? Ce n’est plus l’abrutissementqu’il me faut, c’est le néant ! Mais toi, tu ne veux plus dunéant, tu veux vivre ; vis, je mourrai seul !

Or, voici pour le serment que tu m’avais faitet que tu trahis.

Et voici pour le mien que je parjureaussi.

Le mien, c’est un serment juré à une femme, àune femme forte ; un jour, qu’épuisés tous deux, étreints,confondus, mon visage caché sous ses cheveux blonds que ma bouchemâchait et dont j’aimais à me voiler ; nous creusionsprofondément le passé, nous causions de nos malheurs, de nosamours, veux-je dire, car nos amours ont été affreuses, car monamour est fatale, car je suis funeste comme un gibet ! Pauvrefille, à qui t’étais-tu donnée !… Oh ! que tu as souffertà cause de moi !… J’ai été bien injuste !…

Qu’ils viennent donc les imposteurs, que jeles étrangle ! les fourbes qui chantent l’amour, qui leguirlandent et le mirlitonnent, qui le font unenfant joufflu, joufflu de jouissances, qu’ils viennent donc, lesimposteurs, que je les étrangle ! Chanter l’amour !… pourmoi, l’amour, c’est de la haine, des gémissements, des cris, de lahonte, du deuil, du fer, des larmes, du sang, des cadavres, desossements, des remords, je n’en ai pas connu d’autre !…Allons, roses pastoureaux, chantez donc l’amour, dérision !mascarade amère !

Alors, cette pauvre femme, ponctuant sesphrases avec des baisers déchirants, me dit, grave et réfléchie –car Flava est une femme forte, je le répète, une femme qui nousdépasse tous –, Champavert, fais le serment de m’accorder ce que jevais te demander.

– Ma bonne, je ne puis ainsi faire unepromesse.

– Oh ! je t’en prie, promets-lemoi.

– Non, je ne puis.

– Qu’as-tu peur, crains-tu que je tesurprenne une volonté qui te serait fatale ? Oh ! tu n’espas généreux ; vois-tu, je te promettrais tout aveuglément,c’est que je t’aime ! Il n’est nulle chose au monde que je neferais pour toi, si tu disais, je le veux. Oh ! c’est biend’un homme…

– Bonne amie, il n’est nulle chose aumonde que je ne ferais pour toi aussi, tu le sais bien ;parle, que t’ai-je jamais refusé ?

– Je veux de toi, Champavert, jure-lemoi, que tu ne te tueras jamais seul, jamais ! Le jour où tuseras las de la vie, vite, viens me trouver, dis-moiseulement : – Je veux en finir. Je me lèverai aussitôt et noussortirons, et, tous deux embrassés, nous nous tuerons.

Je lui jurai… Elle me baisa vingt fois sur lecœur. Je n’exigeai pas d’elle le même serment, elle m’auraitdit : – Sur l’heure, et le boisseau de mes dégoûts n’était pascomble : une épingle m’attachait encore à la vie. Je la savaisrésolue, elle caressait ce projet depuis bien long-temps ;pensant l’exécuter d’instant en instant, elle portait sur elle untestament de ses dernières volontés, afin qu’on n’accusât personnede son assassinat. J’ai balancé long-temps, j’ai été long-tempsindécis si j’irais lui découvrir ma volonté tardive, et luidire : – Flava, je suis prêt enfin, lève-toi, viens ettuons-nous.

J’aurais tant de plaisir à périr avec elle,elle en est bien digne !… Mais, cependant, je ne le veux pas,je ne le ferai pas ; le monde est si stupide, il dirait quenous nous sommes… que je me suis frappé par amour. Non, non, je nele veux pas ; le monde est si stupide, il ne peut croire quela vie soit un fardeau dont le robuste se décharge ; il nepeut croire à la soif de l’anéantissement, ni qu’on répugne àl’existence ; il faut qu’il matérialise tout, cause et effet,une idée pour lui n’a rien de palpable, il faut qu’il jauge et cubetout, jusqu’à son Dieu ! Quand il apprend la fin d’un suicide,de suite il veut trouver des causes bien rustiques, bien voyantes,vite, c’est pour une femme, une passion, une perte au jeu, unehonte domestique, une aliénation mentale. Non, non, je nel’avertirai pas, je mourrai seul, je ne veux pas qu’on dise :ils se sont tués, Flava, Champavert, par amour, pour une intriguemalheureuse, contrariée, poussés au désespoir ; ce n’est pointpar désespoir, je n’ai jamais espéré. Non, non, je ne le veuxpas.

Que je suis fou, hélas ! que je suisfou ! ne pas vouloir que ce monde sur lequel je crache, que jeméprise, que je repousse du pied, m’accuse de périr paramour ; faiblesse ! Eh ! quand je serai anéanti, queme feront les grossières conjectures des hommes ? leursbavarderies ne troubleront pas mon fumier. Mais non, c’est pluspuissant que moi, je ne puis surmonter cette imbécillité ;faible que je suis, je souffrirais de cette pensée jusqu’à l’heuresonnée… Non, je ne l’avertirai pas ; non, je me tueraiseul.

Jean-Louis, Jean-Louis, toi, tu peux vivre,puisque tu as rencontré la félicité, tu peux vivre !…Ah ! que le sort me garde bien de t’entraîner à descendre avecmoi l’escalier de la citerne de la mort. Tes plumes sont encoreengluées aux moribondes illusions, qu’ensemble nous avionspoignardées une à une ; je te croyais faucon décillé et prêt àprendre ton vol vers le néant, mais le monde te chaperonne encore.Tu attends peut-être une paix, un repos, au bout de lacarrière ! Ce qui te manque en ta jeunesse, tu espères le voirs’abattre sur toi en la décrépitude ? tu ne peux croire quel’existence ne soit que cela, ne soit que ce que tu connais :si ce n’est que cela, te dis-tu, s’il n’y avait pas quelque époquede béatitude, quelque saison de pure joie, qui venge de toutl’opprobre, comment tant d’hommes auraient-ils traîné leur carapacejusqu’au bout ? comment auraient-ils consenti à végétertoujours et misérablement, à patrouiller, jusqu’à extinction, dansl’étang croupi de la société ? Comment ?… C’est que,comme toi, la foule espère ; comme toi, elle se croit toujourssur le point d’atteindre son rêve évanoui, son fol désir ;c’est que, pareil au chat qui veut saisir ce qui passe au fond dumiroir, à l’instant où radieux il se jette sur sa proie, sur sonombre, ses griffes ne font que heurter et grincer la glace ;stupéfait, mais non pas éclairé, il s’acharne et épie, alléchécomme devant. Mais, toi, qui as passé derrière le miroir, qui asgratté l’étamage de tes ongles, qui sais que ce n’est qu’une vitreet de l’étain qui reflète, alléché, épieras-tu toujours ?…

 

Le monde, c’est un théâtre : des affichesà grosses lettres, à titres emphatiques, hameçonnent lafoule qui se lève aussitôt, se lave, peigne ses favoris, met sonjabot et son habit dominical, fait ses frisures, endosse sa robed’indienne, et, parapluie à la main, la voilà qui part ;leste, joyeuse, désireuse, elle arrive, elle paie, car la foulepaie toujours, chacun se loge à sa guise, ou plutôt suivant le censqu’il a payé, dans le vaste amphithéâtre, l’aristocratie severrouille dans ses cabanons grillés, la canaille reste à la merci.La toile est levée, les oreilles sont ouvertes et les cous tendus,la foule écoute, car la foule écoute toujours ; l’illusionpour elle est complète, c’est de la réalité ; elle estidentifiée, elle rit, elle pleure, elle prend en haine, en amour,hurle, siffle, applaudit ; en vain, quelquefois, sent-ellequ’on l’abuse et s’arme-t-elle de sa lorgnette, elle est myope,rien ne peut détruire son illusion et sa foi qu’exploitent sigalamment les comédiens.

Mais toi, Jean-Louis, qui as pénétré dans lescoulisses, toi, qui as vu l’envers du palais, le ciel plat, ettouché le fond ; toi, qui as vu de près et à nu les rois,banquistes caparaçonnés de paillons ; toi qui as vu lacarcasse des duègnes au travers l’ocre et le plâtre dont elles sontbadigeonnées ; toi qui as frayé la jeune première, si novice,si pucelle en scène, et dont la bouche exhale la pharmacie ;toi qui sais que les génovines ne sont que des jetons ; toi,pour qui les rois, les soudards, les nobles, les belles et lesvalets ne sont que de crapuleux baladins, qui font de l’honneur, dela gloire, de la justice, selon leur rôle imposé ; Pharisiens,qui, loin des yeux de l’amphithéâtre, se traînent dans la débaucheet se baignent dans la turpitude ; toi, Jean-Louis, qui n’esplus fasciné, débarbouillé de l’erreur, écouteras-tu la farcejusqu’au bout ?… resteras-tu jusqu’au bout dans la tourbe duthéâtre, bénévole spectateur à gueule bée de cette ignoblepantalonnade ?… Ô Jean-Louis, tu serais trop déchu !

Je ne t’en veux pas, parce que maintenant tutiens à la vie certes, tu as bien le droit de vivre, puisquel’échafaud ne te réclame pas ; tu peux porter fièrement tatête sur l’épaule, ce n’est plus aujourd’hui une tête séditieuse,la fournaise ne contient plus que du mâchefer ; tu peux laporter crânement, cette tête pacifique, avec privilège du roi etautorisation de M. le maire. En outre, n’habites-tu pas leschamps ? et les champs attachent à l’existence. En vérité,quoi de plus attrayant ! Là, des vaches ; là, une meulede foin ; là, un étang qui coasse ; là, des batteurs engrange ; là, une ânesse qui brait ; là, un margouillisqui clapote ; là, un champ de betteraves. Quoi de plusentraînant ? c’est un charme irrésistible, je le sens !…Une seule chose me plairait moins peut-être, la monotonie, lasempiternelle physionomie de la nature : toujours de la pluieet du soleil, du soleil et de la pluie ; toujours le printempset l’automne, le chaud et la froidure ; toujours, à toutjamais. Rien n’est-il plus ennuyeux qu’une fixité, qu’une modeinamovible, qu’un almanach perpétuel. Tous les ans, des arbresverts et toujours des arbres verts ; Fontainebleau ! quinous délivrera des arbres verts ? Que cela m’ébête !…Pourquoi, non plus de variété ? pourquoi les feuilles neprendraient-elles pas tour à tour les couleurs del’arc-en-ciel ? Fontainebleau ! que cette verdure estsotte !

Je ne t’en veux pas, Jean-Louis, pour ce quetu tiens à la vie, non, mais pour ce que tu prétends ne pasconcevoir les raisons qui me poussent si brusquement ausuicide ; c’est toi, Jean-Louis, qui me demandescela ; fatalité ! Qui t’a changé ainsi ? qui peutdonc t’avoir ainsi rafraîchi le cœur, tandis que le miens’enfonçait dans l’amertume ? brusquement, peux-tubien dire cela ? tu n’ignores pourtant pas que la pensée de lamort est la doyenne de mes pensées ; tu ne l’ignores pas, etque, sur trois désirs, deux ont toujours été pour le néant ;tu ne l’ignores pas, toi-même tu y applaudissais. Il est trop tardmaintenant, j’en suis fâché ; mais tout ce que tu pourrais medire serait vain, j’achèverai… Mais je t’aime trop pour ne pasredouter ton blâme ; au moins qu’un ami ne me vitupèrepas ; au moins que tu dises : Il a bien fait, il a faiten brave, il s’est tué.

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