Champavert- Contes immoraux

Chapitre 2Aco’s la canson dë l’Agnel Blan

 

Macolombe, qui es és pertuis de la pierre, és cachettes de lamuraille, monstre-moy ta face, que ta voix sonne en mesoreilles ; car ta voix est douce, et ta face est belle.

LABIBLE.

 

Oui ! tous les ans, je descendais deMontélimart, demeure de mon père et ma patrie, pour aller, pardésœuvrement, passer quelques jours à Avignon. Un soir que jepromenais mon ennui sur le rempart, fuyant le monde et le bruit, jefus involontairement attiré par le charme secret de l’harmonie, etje tombai, éveillé en sursaut, au milieu de la foule réunie auBoulingrin, où s’assemblaient, tous les soirs, l’élite de la ville,les ménétriers, joueurs de luth, de mandoline, de vielle, lessonneurs de trompe et de buccine, pour faire des concerts de voixet d’instruments. Que de soirées délicieuses j’y passai sous unfirmament outremer moucheté d’étoiles, à la brise fraîche etsereine qui jouait parfumée et mélodieuse sur nos têtes, bercé,ravi par des chœurs de voix humaines et de musique céleste !Oh ! surtout, quel transport ! alors qu’on entonnaitquelque chant glorieux, quelque romance en suave langueprovençale ; ou quand, dans les solennités religieuses, lesjours saints, on chantait de la musique sacrée, ces hymnesspirituelles, ces proses graves, funèbres, ces psaumes majestueux,ce Stabatlangoureux et sonore, ce sépulcral Diesirae, qui, quoique veufs des orgues et du mystère de lacathédrale, nous faisaient frissonner d’épouvante, comme lacontemplation solitaire et nocturne de l’immensité.

Ainsi que dans un carrousel, les damoiselleset les dames étaient assises en cercle aux places d’honneur ;leurs bons époux et leurs tenants, postés derrière elles, toutentiers aux petits soins, échangeaient force courtoisies, épiant lemoindre geste du doigt, la moindre œillade, signe de satisfactionet de plaisir, pour applaudir galamment le motet ou le ménétrierqui charmait leur amie.

Or, ce soir-là, je remarquai près de moi,isolée des dames, à l’écart de la foule, penchée sur l’épaule d’unvieillard, une toute jeune fille.

Je me tournai, surpris, et la contemplai.

Dès lors, la musique ne me toucha plus ;je ne l’entendis plus, peut-être ne venait-elle plus jusqu’àmoi ; la pensée de sa beauté l’exorcisait. Je ne saurais quedire de mon ravissement : fixe, ainsi qu’une statue dont lapoitrine de marbre battrait, je l’étudiais ; ellem’apparaissait comme une vierge dans une gloire, une vierge peintepar Barthélemy Murillo ou Diego de SylvaVélasquez. Sa belle figure, dans ma mémoire, n’avait point desœur ; elle ne semblait ni aux belles filles de mes montagnes,ni aux ravissantes femmes d’Arles, ni aux vives Marseillaises, niaux Lyonnaises jolies, ni aux damoiselles de Paris, ni aux blondesBrabançonnes ; c’était quelque chose d’oriental, de célestin,d’inconnu ! Des cheveux roux, des traits nobles, longs,gracieux, un teint blanc purpurin, un doux regard, voilé sous unepaupière diaphane, des lèvres de grenat. Son costume était simple,mais des joyaux étincelants atournaient ses cheveux, son front, sesoreilles, son cou, ses doigts, et trahissaient sa fortune.

Le vieillard à tête nue, à barbe blanchie,assis auprès d’elle, appuyé sur un bâton, paraissait assoupi.

Ainsi depuis long-temps je la considérais,quand par hasard, elle égara sur moi ses beaux yeux pers ; sesdeux prunelles, comme deux balles parties d’une arquebuse, mefrappèrent droit au cœur. Pour la première fois, à la vue d’unefemme, je ressentais pareille commotion, mes jambes fléchissaientvoluptueusement, je rougissais, je blêmissais, j’étais glacé etbrûlant ; toute ma vie, toute mon âme, tout mon sang avaientreflué là dans mon cœur bouleversé ; mes yeux laissés à leurvolonté, biglaient et semblaient regarder dans ma poitrine ;pour la première fois je subissais le charme d’une femme, pour lapremière fois je me sentis subjugué, pour la première fois l’amourque j’ignorais, que je bravais, entrait chez moi, mais comme untonnerre qui se rue dans un colombier sans retrouver l’issue ;l’amour non plus chez moi ne l’a pas retrouvée l’issue, ma passionsera éternelle.

Revenu à moi, ayant retrempé ma hardiesse, jeprofitai du repos des ménétriers et m’approchant duvieillard :

– Messire, lui dis-je, en le saluantrévérencieusement, vous permettrez de trouver messéant à uncavalier, qu’une aussi noble damoiselle que celle que voici, soit àl’écart de la sérénade dont elle ferait la gloire ; si vous ledésirez, messire, je vais faire ouvrir un passage à la foule pourque vous puissiez l’accompagner sans méfait jusqu’au cercle desdames.

– Monsieur, je ne puis profiter de votreoffre aimable, et vous dis merci de tout cœur.

– Vous êtes excellent, messire,répliquai-je, mais ma damoiselle d’aussi loin ne peut bien entendrela sérénade.

À ce moment, cette noble fille, vermeille,s’inclina pour me remercier, je me troublai et balbutiai quelquessyllabes.

– Monsieur, me dit alors le vieillard,Dina, ma fille, est bien sensible à votre politesse, je vousremercie franchement, mais cela pour nous est impossible, noussommes d’une ruche étrangère, et cette abeille ne saurait sansavanie se mêler à ce guêpier.

Je me retirai tout leste, et joyeuxintérieurement de mon effronterie. Mais je m’éloignai seulement dequelques pas guettant et épiant pour les suivre à leur départjusqu’à leur demeure, afin d’obtenir des renseignements sur cettebelle inconnue, de la voir à son balcon en passant, de pénétrerjusqu’à elle ou de lui faire parvenir un message. Je me berçais deces flatteurs pensers, j’arrangeais tout cela dans ma tête, jesavais sa demeure, je passais sous sa croisée, elle y étaitpenchée, je la saluais d’un sourire et du chapeau, j’épiais sasortie, je gagnais sa duègne ; ou bien, je la suivais àl’église, et comme par hasard je la rencontrais au bénitier,j’offrais de l’eau bénite du bout de mon doigt à son joli doigt,qui la portait à son joli front que bientôt mes lèvres devaienttoucher aussi. J’arrangeais tout cela, la déclaration de mon amour,elle me donnait le sien, j’étais reçu chez son père ; ainsi,je nageais dans un lac de bonheur, j’étais éperdu dans cesillusions. Cependant, parfois, j’étais tourmenté par le sensmystérieux de ces paroles que m’avait dites le vieillard :Nous sommes d’une ruche étrangère et cette abeille ne sauraitsans avanie se mêler à ce guêpier.

Je faisais mille conjectures qui tour à tourme semblaient bien trouvées ; de minute en minute je lesmétamorphosais ; je leur donnais pour patrie, l’Espagne, laBohême, la Bosnie, Venise, Cerigo… j’en faisais des Hospodars, desBoïards, des princes voyageant incognito, des proscrits, puistoutes ces interprétations me semblaient folles ; en effet,tout cela n’était pas raison pour se tenir à l’écart et craindreune avanie. Puis le nom de Dina me persécutait, ce nom ne m’étaitpas inconnu, j’avais un souvenir vague de l’avoir ouï, quand et où,je ne pouvais me le remembrer. Un bruit lointain qui me fitsoubresauter fustigea toutes ces rêveries : je me trouvaidebout appuyé contre une palissade, seul sur le rempartdésert ; la sérénade finie, la foule s’était écoulée. Jeheurtai du pied, je maudis ma maladroite distraction ; toutmon bonheur s’évanouissait, plus d’espoir de la revoir, ma passionnée ex abrupto tombait de même.

 

Ah ! c’est bien grande souffrance que larencontre d’un être sympathique qui vous capte, qui vous incline àlui ! On l’a vu au promenoir, au bal, en voyage, à l’église,on lui a jeté un regard, on a reçu une œillade, on l’a touché de lamain, on a causé à la dérobée, on est épris, ravi, enveloppé, ons’est déjà façonné un avenir, c’est déjà de l’amour, de l’amourenraciné ; le temps de pousser un soupir, ou de regarder leciel, cet être s’est envolé comme un oiseau, l’apparition s’estéteinte, et l’on reste atterré, anéanti par la commotion. Pour moi,cette pensée qu’on ne reverra jamais cet éclair qui nous a éblouis,cette femme, amie spontanée, notre pierre de touche ; que deuxexistences, faites l’une pour l’autre, pour être adouées, pour êtreheureuses ensemble en cette vie et dans l’éternité, sont à jamaisécartées, et se traîneront peut-être malheureuses sans plusretrouver jamais d’âme qui leur agrée, d’esprit et de cœur à leurtaille ; pour moi, cette pensée est profondémentdouloureuse.

J’errais long-temps sur le rempart,invectivant contre ma fatale chance et la dérision du sort, quim’avait, archer infernal, décoché une femme au cœur, pour m’y faireune plaie mortelle.

J’errais et m’emplissais de solitude et decalme, troublé souvent par l’image de Dina, qui repassait devantmoi, qui descendait sur mon front et me replongeait dans detumultueuses tempêtes, dans d’ascétiques ravissements, dans unefièvre délirante de volupté.

À l’instant où je rentrai chez moi, l’horlogetinta une heure, une heure du matin : dans mon insomnie,pourpensant à toutes ces choses, je me rappelai que le nom de Dina,qui ne me semblait point inconnu, était dans la sainte Bible ;je rallumai ma lampe, j’ouvris ma sainte Bible, toujours placée surma table, auprès de mon lit, et feuilletant la Genèse, je trouvaiau chapitre XXXIV, Dina enlevée par Sichem. 1. Or, Dina, lafille que Léa avait enfantée à Jacob, sortit pour voir les fillesdu pays. 2. Et Sichem, fils d’Hémor, Hétien prince du pays, la vitet l’enleva, et coucha avec elle et la força, etc., etc., etc.Cette découverte me remplit de joie ; et j’en conjecturai que,portant un nom hébraïque, cette fille devait être hébraïque. Sestraits orientaux corroboraient cette opinion, et, par là,j’expliquais le sens énigmatique des paroles que m’avait dites sonvieux père. Réconforté par cette découverte, enhardi par ce légersuccès, je repris espoir de découvrir sa retraite et je juraigravement de tout oser pour arriver à bonne fin.

Dès le matin-jour, je parcourus laville ; présumant qu’ils devaient être des étrangers enpassage, je commençai par visiter les hôtelleries ; j’allai dela Croix d’Or au Saint-Esprit, de l’Écu de France aux Trois Maures,du Lion d’Argent à Saint-Vidal, m’enquérant partout aux hôtes s’ilne se trouvait point en leurs logis, un vieillard à barbe blanche,accompagné de sa jeune fille nommée Dina. Partout, je ne reçus quedes réponses négatives. J’allai trouver le rabbin sans plus desuccès.

Alors, sans me décourager, je rôdais par laville, j’allais aux promenoirs, aux remparts, sur les places, auxéglises, à la synagogue, je ne manquais aucune sérénade et jevisitais les environs ; vainement, je n’obtins pas le plusléger indice. Après quinze jours de recherches assidues etpénibles, je renonçai : l’activité m’avait soutenu, je tombai,soudain, dans l’ennui et l’abattement ; je ne sortais plus, jerestais alité une partie du jour, ma sainte Bible ouverte près demoi, et, de temps en temps, je relisais et je baisais la page oùbrillait le nom de Dina.

Avignon m’était devenu insipide, je lehaïssais, je haïssais tout ; tout me semblait puant ou fade,et le néant venait toujours s’interposer entre le monde etmoi ; je caressais l’idée de mon anéantissement, idée quej’avais toujours portée en croupe. Ma bonne hôtesse me conseillad’aller passer quelques semaines chez mon père, afin de medistraire et de sortir de ce malaise, que cette brave femmeattribuait au renouveau de la saison.

Je retournai donc à Montélimart, l’ennui m’ysuivit : depuis long-temps j’avais le désir de visiter labelle cité de Lyon, je partis inopinément.

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