Champavert- Contes immoraux

Chapitre 2Saltatio, turba, mors

 

Dans les salons, une hilarité cordiale ougoguenarde régnait : on ne s’occupait nullement du bruitextérieur, l’usage étant de faire pareille cérémonie lorsqu’unvieillard épousait une jeune fille.

Une cape brune était suspendue à l’entrée dela galerie qui servait de vestiaire. La mariée dansait avec un beaucavalier qu’on n’avait encore qu’entrevu dans la soirée ; ilsparaissaient plus occupés de leurs chuchotements que de leur danse.Le marié, à l’autre angle du salon, courtisait une fillette de saparenté.

La grande salle se terminait par une logeouverte sur un préau ; elle était couverte de conviés, dames,cavaliers, vieux, duègnes, qui, sous prétexte de respirer l’airfrais de la nuit, venaient donner libre essor à leur satire, à leurméchanceté. C’était un conflit d’incidences,d’interlocutions ; un orchestre de voix flûtées, sourdes,éraillées, chevrotantes ; une collection de minois et de minesridées par le gros rire ou avivées par un sourire malin, trahissantdes claviers d’ivoire, ou des bouches crénelées comme un donjon, oudenticulées comme la corniche de la voûte.

– Quelle est donc le beau cavalier aveclequel minaude l’épousée ?

– Señorita, vous êtesméchante !

– Ha ! ha ! ha ! regardezdonc là-bas don Vésalius, échâssé dans ses calzas bermijaset son pourpoint noir ; par Mahom ! ses jambes dans sesbottines ne vous semblent-elles pas des plumes dans unencrier ? Voyez-le donc sauter avec Amalia de Cardenas,rondelette, fraîche et rose ; ne vous semble-t-il pasmonseigneur Saturnus ?

– Ou la mort qui fait danser la vie.

– La danse d’Holbein.

– Dites donc, Olivares, que fera-t-ilcon su Machacha ?

– Une leçon d’anatomie.

– La conversation.

– Merci pour la Novia !

– Voici la sarabande terminée, voyez-lebaiser la main de notre cousine Amalia.

– Ce n’est point une noce bourgeoise, unsaraguete,mais bien un brillant sarao.

– Où donc est l’épousée ?

– Où donc est le beau cavalier ?

– Don Vésalius la cherche, touteffaré ; busca, busca, perro viejo !

– Va donc lui demander,Olivares, à lui, qui passe pour sorcier, ce que fait Maria en cemoment.

– Ami ! ne mettons pas le doigtentre le marteau et l’enclume.

 

La danse reprit ; Vésalius réinvitaAmalia de Cardenas, qui fit une plaisante moue, et lui riait audos.

La mariée n’était plus au salon, ni la capebrune au vestiaire, et, dans un corridor obscur, on entendait despas et ceci :

– Couvre-toi de cette cape, Maria, vite,partons !

– Alderan, je ne puis.

– Moi, te laisser la proie de ceVésalius ? non pas, tu m’appartiens ! En mon absence tume trahis, je l’apprends, j’arrive en hâte, ce matin même, je memêle à la fête, je te tiens seule, à l’écart, et je te dis partons,et tu refuserais ? Oh ! non pas, Maria, tut’abuses ! viens ; il est temps encore, romps ce lienignominieux, nous serons heureux : je serai tout à toi, à toiseule et pour toujours ! Viens, Maria !…

– Alderan, ma famille m’a imposé ce joug,je le subirai. Mais, tu seras toujours mon amant ! je seraitoujours ton amante ! Qu’importe cet homme ?qu’est-ce ? un valet de plus, une tenture qui voilera notremystérieux amour. Laisse-moi, laisse-moi, adieu !

– Ainsi, tu ne veux pas, Maria, c’estbien ! va te salir à cet homme ! Accomplis ta volonté,j’accomplirai la mienne ; va !… Et, la repoussant de sesbras, elle s’enfuit brusquement de la galerie au salon.

Alderan resta comme abîmé quelquesinstants ; il blasphémait, il heurtait du pied, puis,subitement, il disparut dans la profondeur.

 

Pendant ce temps, la foule s’était accruecomme un étang par un orage. Le tumulte devenait de plus en plusintense et le bacchanal terrifiant. La populace avait repris sapremière audace, et s’étant rapprochée peu à peu, elle riait sousla barbe des hallebardiers. Des imprécations, des cris de mortgrondaient de nouveau ; on lançait des pierres dans lesvitrages, on barbouillait les murs de sang de bœuf et defiente ; quand, tout à coup, les groupes s’ouvrirent pourfaire passage à une femme échevelée, qui hurlait comme un chien àla lune ; c’était la Torrija, la boulangère, qui venaitréclamer son époux, et demander vengeance.

– C’est la Torrija, la boulangère,disait-on de toutes parts ; puis, la meute attendrie fit unlong silence, et la Torrija sanglotait et poussait desrugissements.

Alors, l’homme en cape brune montant sur lesdegrés, cria d’une voix forte : – Amis ! faisonsjustice ! lâche, qui ne suivra point ! Vengeance !mort à Vésalius ! mort au nécroman !

La réplique fut une grêle de pierres dans lesfenêtres et sur les hallebardiers qui rétrogradèrent jusqu’àl’escalier. La tourbe se vomit dans le porche, se jette sur lespiques en arrêt, qu’elle arrache et brise ; elle gravissait lamontée et pourfendait la porte du salon, quand, au loin, un galopse fit entendre. – Sauve qui peut, ce sont les alguazils ! –Saisie d’une terreur panique, elle redescend l’escalier, seprécipite dans les corridors ou par les fenêtres ; quelquesbraves, seuls, attendent de pied ferme.

– De par le roi, retirez-vous !

– Le roi punit de mort les meurtriers,les hérétiques, les sorciers ! à mort le Flamand !

– Au nom du roi, retirez-vous !

Alors les alguazils entrent à cheval dans leporche ; une pluie de meubles les accueille, ils ripostent parune mousqueterie qui renverse les plus audacieux. L’homme en capebrune, poussant un cri, porte la main à son flanc. Sains et blessésprennent la fuite, cinq cadavres seulement restent sur lecarreau.

Soudain, le palais et la rue devinrent mornes.Le guet enlevait les corps des vaincus ; les conviés,tremblants, s’échappaient par l’arrière. Les portes severrouillèrent, les lampes s’éteignirent, après une scène de vie,une scène de mort. Seulement, en aile, dans le logis de Vésalius,deux fenêtres flamboyaient dans l’obscurité.

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