Champavert- Contes immoraux

Chapitre 4Moïse sauvé des eaux

 

Rien n’est plus démoralisant que l’injustice,rien ne jette plus d’amertume et plus de haine au cœur. Bertholinsemblait injuste à Apolline, Apolline semblait coupable àBertholin, elle l’aurait semblée aux yeux de toute la terre. Il nefaut qu’un concours de circonstances pour faire du plus innocent uncoupable. Ce n’est que sur du probable et de l’apparent que peuventjuger les hommes avec leurs courtes antennes. On pourrait comparerles crimes à des ballots bien clos : c’est par l’enveloppe quele juge estime le contenu, et quand, par sa sentence, il l’adéclaré taré et à l’index, et fait jeter à la mer, le ballot, danssa chute, se brise et s’ouvre sur une roche ; tout ce qu’ilrecelait remonte à fleur d’eau et paraît en pleine lumière ;la balourdise du tribunal devient patente, la foule en ricaneamèrement ; alors le juge se drape et se hausse, et s’écrie,avec son ton archiépiscopal risible : Je suisinfaillible !

 

Rongée par un chagrin mortel, Apolline seminait sourdement et se consumait chaque jour.

Elle, quelques mois plus tôt, si belle encore,amaigrie, phtisique, comme un spectre, ne sortait qu’à la nuitnoire pour éviter les regards méchants.

Le voisinage l’aurait crue morte, si, de tempsen temps, elle n’avait touché un piano délabré et servant de table,triste ruine de son ancienne opulence. On avait même remarqué etretenu cette strophe que souvent elle psalmodiait langoureusement,et qu’elle semblait affectionner par-dessus toutes.

Bourreaux, arrêtez ma torture !

Le mal a fait mon cœur mauvais :

Haine à toi Dieu, monde, nature,

Haine à tout ce que je rêvais !…

Avant mon corps, sur cette roue

Où le sort le tient garrotté,

Mon âme expire, et je la voue

À Satan, pour l’éternité !…

Ce seul refrain nous montre la dispositiond’esprit d’Apolline, et combien la souffrance et le malheur peuventpervertir la plus belle âme ; elle, douce, bonne, fervente,aimante, religieuse, n’avait plus que du fiel dans la poitrine etdu venin à la bouche. Elle haïssait tout, jusqu’à son créateur àqui elle reniait sa foi ; elle se vengeait en abandonnant àson tour Dieu qui l’avait abandonnée. Quand un être a été maltraitéà ce point, il n’a plus qu’un rire d’enfer sur sa lèvredédaigneuse, tout ce qui est, lui fait pitié, et provoque sondégoût ; plus une chose est sainte et sacrée, plus elle estrévérée de tous, plus il trouve de joie à la profaner, à la fouleraux pieds. Pour le malheureux le blasphème est unevolupté !

Le terme de sa grossesse approchait et samisère devenait profonde. Les huit premiers mois elle avait vécu dela maigre somme de Bertholin. Il ne lui restait plus rien. Le soirelle allait arracher des herbes sauvages le long des cheminsdéserts, mais cette nourriture d’âne, si contraire à sadélicatesse, l’avait tellement affaiblie, que, vers la fin duneuvième mois, il lui fut presque impossible de descendre. Cejeûne, pour ainsi dire absolu, lui avait donné des éblouissements,et une céphalalgie chronique qui par instant dégénérait en folie.Sa démence était sombre. Elle avait des déchirements atrocesd’estomac, et souvent il lui prenait des spasmes épileptiques.Quand elle ressentit les premières douleurs de l’enfantement, il yavait deux jours passés qu’elle n’avait pris aucun aliment :étendue sur son grabat, dévorée par la faim, elle rongeait labasane d’un vieux livre, privée de raison, exténuée…

 

À la vue de son enfant, sa sombre folie seréveilla, et retrempa ses forces : dressée sur ses pieds, ellel’embrassait et le frappait tour à tour ; elle lui donnait sesmamelles vides ; elle le jetait à terre, pleurait, et secouchait sur lui.

Enfin, l’ayant enveloppé dans une toile et missous son bras comme un paquet, elle descendit en se traînant.

Il était nuit.

 

Sur les deux heures du matin, Erman Busembaum,cultivateur à Vaugirard, se rendant à la halle, perché sur sacharrette et sifflant un noël, descendait la rue du Four. Enapprochant d’une des ruelles sales et immondes qui s’y débouchent,il entendit les vagissements d’un enfant nouveau né, brusquement ilinterrompt son sifflet, lâche un ahuro accentué à la provençale, etécoute : les cris se prolongeaient et paraissaient sortir d’unégout voisin. Il saute à bas, prête l’oreille à l’embouchure, etrecule épouvanté.

Il court aussitôt avertir de cet étrangeévénement le corps-de-garde de la prison de l’Abbaye. Lecommissaire, par hasard, s’y trouvait à verbaliser sur deux fillesde joie, arrêtées pour quelques coups de couteau donnés à unclient. Vite, il se mit en tête d’une patrouille ; ErmanBusembaum guidait le caporal portant une lanterne. Arrivés en hâteà l’égout, il y régnait un profond silence, sauf le clapotement desruisseaux. Le soldat, né malin, brocardait déjà Busembaum sur saprétendue audition, attribuée à la peur ; l’autorité enécharpe, était prête à invectiver contre le maladroit goujat quil’avait déplacée inutilement ; quand les cris reprirent deplus belle. La patrouille en vibra, et les capucines en sonnèrent.L’anspessade qui portait le falot l’approcha de l’ouverture ducloaque, et, se penchant, aperçut à l’entrée un paquet blanc d’oùsortaient des gémissements. Un des gardes l’enleva à la baïonnetteet le tira hors. Alors Busembaum et le commissaire, faisant lafille de Pharaon, développèrent la toile et découvrirent un enfanttout nouveau né.

– Mille bons dieux ! voilà unconscrit qui en réchappe d’une sévère ! s’écria lapatrouille.

– Pauvre petit môme, répétait, l’âmeattendrie, le vieux père Busembaum.

– C’est ici le cas où les enfants sontvraiment malheureux d’avoir des parents, murmura l’agréablecaporal.

– Messieurs, dit alors le commissaireperspicace, et prenant une pose de calife, un crime a été commis,explorons !… Il se prit à examiner le marmot qui n’avaitaucune blessure grave.

Au grand contentement de l’armée, après desrecherches consciencieuses et dignes d’être entérinées parl’académie, il fut proclamé, à la majorité, du genre masculin ouneutre ; un sourire de satisfaction se promena sur les lèvresdu père Busembaum.

– Que voulez-vous faire de ce petitmarmouset ? dit-il alors au commissaire ; ma femme en cemoment est en gésine, voilà trois fois, qu’à son grand crève-cœur,cette brave mère ne fait que des mort-nés. Si vous voulez me leconfier, je vais sur-le-champ le lui porter en compensation, elleen prendra bien soin et nous l’adopterons.

Au moment où il enlevait l’enfant pour lemonter dans sa charrette, il se raidit et expira : et lecommissaire aperçut des gouttes de sang ; approchant le falotet voyant que ses traces se dirigeaient vers le haut de la rue, ilordonna à la patrouille de le suivre. Ces gouttes, quoique semées àd’assez longues distances, suffisaient cependant pour les diriger.Arrivés à la rue Beurrière, elles disparurent, mais ils lesretrouvèrent dans cette ruelle débouchant rue duVieux-Colombier ; et, suivant toujours attentivement, ilsremontèrent jusqu’à la rue Cassette, où les vestiges seprolongeaient encore ; enfin, les traces de sang s’arrêtèrentcontre une porte.

– C’est ici, messieurs, cria lecommissaire, entrons ! Il heurta plusieurs coups dumarteau.

– Au nom de la loi, ouvrez ! répétale caporal en frappant de la crosse de son fusil. Le portier toutéperdu obéit : – Au nom de Dieu, messieurs, quel train !Que voulez-vous ?

– Guidez-nous, nous allons faireperquisition. Tenez, voici le sang qui reparaît !suivez-moi.

Ils montèrent l’escalier et entrèrent, enhaut, dans un corridor ; là, les traces de sang s’arrêtaientencore à une porte.

– Qui demeure là, monsieur leportier ?

– Une jeune fille, bonne et sage.

– Ouvrez donc, au nom de la loi !…Caporal, faites enfoncer la porte !

Aussitôt elle s’ouvrit sous le choc descrosses, et les regards avides pénétrant dans la chambre, virent, àla lueur du falot, étendue sur le plancher et baignée dans une marede sang, une jeune femme pâle et desséchée.

On la releva ; elle était tièdeencore.

À son retour, sans doute, Apolline s’étaitabattue de faiblesse, épuisée par une aussi grande perte de sang etpar un aussi long trajet.

On la transporta, sur un brancard, à l’hospicede la Maternité, nommé vulgairement la Bourbe.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer