Champavert- Contes immoraux

Chapitre 6Langhimën

 

Ôtrès belle entre les femmes, où est allé ton amy ? où s’estescarté ton bien-aimé, et nous le chercherons avec toy ?

LABIBLE.

 

La fin de juillet approchait : il y avaitenviron un mois qu’Aymar de Rochegude était parti à Montélimart, ethabitait chez son père le domaine de Dieulefit. Il avaitpromis à sa fiancée de revenir avant peu, et rien pourtantn’annonçait à Dina son prochain retour. Depuis son absence, ellen’avait reçu, en mémoire de lui, qu’un seul message, une boîte denougat de Montélimart, un coffret de mannes de mélèzes etd’amusettes ou pignons de pins de Briançon et un cabas dedélicieuses gimblettes de la foire de Sainte-Madeleine deBeaucaire. Dans le cabas, s’était trouvé un billet ainsiconçu :

 

Aymar de Rochegude à Dina

« Ma belle fiancée, ne vous fâchez pointsi je vous traite comme une enfant, car je vous aime comme uneenfant ! Que cet éloignement m’est douloureux ! Oh !si du moins vous étiez près de moi, combien cette grande etprimitive nature qui m’environne, qui ce jourd’hui, me semblelourde et insipide, s’animerait, bondirait comme un bélier,tressaillirait comme un agneau, oh ! je l’aimerais, je lacomprendrais mieux, si votre regard ouvrait mon âme qui seconcentre comme un hérisson, si votre voix épanouissait mon cœur,si j’avais votre main dans ma main, si le maëstral de cesmontagnes, se fourvoyant dans vos longs cheveux roux, m’inondait dunard qu’ils exhalent ! joyeux, nous parcourrions cette bellepatrie, nous gravirions au plus haut pic, et tous deux, sous lemême manteau, perdus dans les brumes, nous verrions sous nos piedsdes planchers de nuages, et nous saluerions l’immensité, etl’esprit du Dieu d’Israël qui habite les hauts lieux, nousvisiterait !… Pardon, pardon, la souffrance m’égare… Mais,cependant, n’est-ce pas, tout cela serait beau ? Nousvaguerions depuis la grotte de Balme jusqu’à Briançon, aired’aigle ; depuis les ours de Saint-Jean-de-Maurienne jusqu’auchâteau fort de Viviers, posé comme un chapeau sur la cime d’uneroche hautaine.

« Un montagnard du Monestier,dernièrement, m’a vendu un jeune aigle, je l’élève pour medistraire ; vous ne vous fâcherez point, si pour rediresouvent votre nom balsamique, je l’ai nommé Dina. Mon père et tousles gens qui me visitent s’étonnent de ce nom et m’interrogent pouren connaître la source, je ne sais que leur répondre, j’allègue mafantaisie. Ces braves Dauphinois aimeraient mieux sans doute que jel’appelasse Margot.

« Depuis que je suis arrivé àDieulefit, j’ai eu plusieurs explications et entretiensavec mon père ; ces entretiens ont tourné en altercations, etces explications n’ont rien expliqué, comme tu le penses. Mon pèreest toujours bardé et crénelé dans sa volonté, rien ne peut fléchirsa sauvage fermeté. Sa violente irritabilité ne fait ques’accroître ; cependant, depuis quelques jours, il feint, pourme gagner, sans doute, une douceur mielleuse qu’il n’a pasaccoutumé de distiller. Le matin de mon arrivée, j’ai étéhorriblement maltraité : cet homme fier avait sur le cœur mestrois sommations révérencielles ; ma volonté persévérante leheurtait, il m’a couvert de tout son fiel, il a blasphémé, etinvectivé contre moi ; je gardais le silence, et vois jusqu’oùvont ses emportements, moi jeune, ce vieillard m’a jeté à terre,j’embrassais ses genoux, il m’a frappé du pied.

« Après ces accès, où il dépense tant devie, la faiblesse et le froid s’emparent de lui, souvent il s’aliteplusieurs jours.

« Il ne veut en aucune manière entendreparler de mon alliance avec toi, avec une hérétique, une Bohèmecomme il t’appelle ; les Israélites pour lui sont deshérétiques et des voleurs. Non seulement, aujourd’hui il me menacede me déshériter, mais, pis encore, de me faire claquemurer dansune prison d’État, à Pierre-Encise, à la Bastille, je ne sais où,peut-être à la Grande-Chartreuse. J’ai perdu à peu près l’espoir dele fléchir, cependant j’essaierai prochainement une nouvelletentative, et quoi qu’il advienne, je serai bientôt près de toibéni ou maudit.

« Embrasse bien Léa ma mère, embrassebien mon père Judas, j’ai besoin plus que jamais de leurbénédiction.

« Pour toi, ma Dina, je t’adore, et monâme te contemple comme une arche sainte.

« Si tu trouvais le loisir de m’écrireune consolation, adresse-moi ce billet, non à Dieulefit, àcause de mon père, mais à Montélimart à l’enseigne du Bras d’Or,elle me parviendra. »

 

Cette lettre emplit de joie et navraDina : cette bonne fille s’accusait des malheurs d’Aymar, etse regardait coupable des mauvais traitements et des tempêtes queson amour pour elle lui faisait essuyer. Elle ne pouvait comprendrece vieux Rochegude, le père de son fiancé ; pour elle, douce,sans malignité aucune, ignorante du mal, sa cruauté le faisaitapparaître à ses yeux sous une forme inhumaine, sous les dehorsd’un ogre ; elle ne pouvait croire que de la poitrine d’unhomme il pût sortir tant de barbarie. Cette heureuse enfant nesavait pas que la société pervertit tout, que le fanatisme de lapossession et de la religion endurcit et donne la soif dusang ; que l’homme bon dans l’état naturel, civilisé devientsoldat, propriétaire, prêtre, juge, bourreau ; elle ignoraitque pendant son bas âge, son aïeul avait été rôti en place de Grèveà Paris, et que bien avant, pour éviter la mort, son père, accuséde magie, s’était enfui de cette cité imbue de sang humain.

Six semaines étaient passées, Rocheguden’arrivait point, la pauvre Dina s’attristait de jour en jour, sagaieté s’effeuillait ; que l’attente lui semblait dure !Le temps s’allongeait derrière elle et l’avenir était sombre à sesyeux. Elle se disait : – Aymar en ce moment est peut-êtreaccroupi en un cachot humide, m’appelant d’une voix mourante, à sesgémissements l’écho rauque d’un souterrain répond seul, et sonfront, quand il se dresse, se déchire aux stalactites de la voûte.Ou peut-être, a-t-il été égorgé sur la route par des bandits.

 

Voici les roses pensers dont elle se berçait.L’ennui la minait sourdement. Elle si parleuse, restait oisive ettaciturne, assise auprès d’une fenêtre qu’elle affectionnait. Samélancolie navrait sa mère et le vieux Judas qu’elle ne caressaitplus comme d’usage, ou dont elle ne baisait le front que pour lemouiller de ses larmes. Dépravée par la douleur, elle recherchaitardemment tout ce qui irritait ses nerfs, tout ce qui titillait etéveillait son apathie ; elle se chargeait des fleurs les plusodorantes ; elle s’entourait de vases pleins de syringa, dejasmin, de verveines, de roses, de lys, de tubéreuses ; ellefaisait fumer de l’encens, du benjoin ; elle épandait autourd’elle de l’ambre, du cinnamome, du storax, du musc. Souvent elleétait violemment agitée, allait, venait dans le logis, semblantavoir l’esprit égaré ; quelquefois même, elle disparaissaitplusieurs heures ; cette absence alarmait la maison, on volaiten vain à sa recherche par la ville, puis elle rentraittranquille.

– Je souffrais enfermée, disait-elle,j’ai été voir le ciel, je me sens mieux.

À cette époque de l’année où tout renaît, oùtout s’avive, où l’être le plus froid se sent remué, où l’onéprouve un besoin impérieux d’épanchements, où le plusmysantrope[19] se dépouille de sa haine et de sonaustérité et voudrait faire de la courtoisie ; à cette époque,où un sentiment sympathique nous incline à l’amour, à cet amourjeune qui tourmente même ceux qui l’ignorent et les jette dans lemalaise et dans la langueur ; à cette époque, Dina qui, depuisune année, avait auprès d’elle, à ses genoux, un ami, un compagnonqui l’obombrait sous ses ailes, avec lequel elle passait ses joursdans des conversations qui la ravissaient, dans des lectures de laBible, dans de saints aveux, dans des rêves illusoires ; Dina,soumise et confiante, habituée à ne plus penser, à ne plus songerque par l’homme dont elle aimait la volonté, dont le contact luiavait épanoui l’âme et dont elle avait plus besoin quejamais ; Dina se trouvait fatalement isolée, le bras qui lasoutenait, la main qui la dirigeait, la bouche qui lui soufflait lavolonté, l’amour, la haine, tout lui manquait ; la pauvrefille, accablée, s’affaissait éperdue dans son trouble, et parsurcroît, la crainte, la timeur intime d’avoir perdu ou de perdreson bien-aimé la tuait.

Rien ne pouvait l’arracher à sescogitations : cependant ses sensibles parents faisaient toutpour la distraire. On lui achetait mille choses dont elle n’avaitnulle envie ; comme une enfant malade qui repousse ses jouets,elle regardait à peine ces fanfreluches, ces bijoux qui, quelquetemps auparavant, l’auraient emplie d’allégresse. Souvent on lamenait aux promenoirs de la ville, souvent on la menait parcourirles campagnes, à l’Île-Barbe, à Roche-Taillée,dans les bois de Tassin ou de Roche-Cardon, à latour de la Belle-Allemande, sur les rivages de la Saône etdu Rhône, mais rien ne lui plaisait ; elle restait muette sousson voile abattu.

Un jour, elle demanda à sa mère Léa lapermission d’écrire un billet à son fiancé, le voici :

« Aymar, si vous aimez Dina, comme Dinavous aime ! revenez de suite, je vous supplie, si vous êteslibre encore. Si vous ne l’êtes plus, rompez vos fers, où que vousalliez, j’irai ! Ou dites-moi seulement où est votre cachot,que j’y meure avec vous ! Votre absence me cause tant de mal,je suis tellement affaiblie que je ne puis tenir ma plume, nirassembler plus d’idées.

« Revenez mon fiancé ! »

Six jours après, Dina reçut cetteréponse :

« Console-toi, ma fiancée,console-toi ! je pars, demain, à l’aube du jour. Pardon si jet’ai fait tant de mal, mais je souffre bien aussi. Pour étouffer masouffrance, j’ai chassé l’ours dans les montagnes, et toi, pourchasser l’ennui, ours qui t’étouffe dans ses bras de plomb,qu’as-tu fait ?… Croyant revenir de jour en jour, j’ai tardé àte faire réponse, je voulais te l’apporter ; j’espéraisattendrir mon père, il est plus inflexible que les Alpes. Ce soir,je lui annoncerai mon départ, prévois-tu quelle bourrasque ?…Prie Dieu que l’ouragan ne me brise pas !

« Salue Judas et Léa, adieu ! Danstrois jours je heurterai à ta porte. »

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