Champavert- Contes immoraux

Chapitre 5Incongruité

 

Réveil. – Le bon roi Dagobert mettait saculotte à l’envers. – C’est une chose infâme qu’un parapluie !– De torrente in viâ bibet. – Su majestad christianisima elverdugo. – Absurdités ! – Autres absurdités. – Encore desabsurdités. – Toujours des absurdités !

 

Le lendemain matin, de très bonne heure,quelques bougies brûlaient encore d’une façon sinistre ; blêmeet décomposé, Passereau pestait et jurait sur son lit, pendu aucordon de la sonnette.

– Tubœuf ! ce malencontreux nemontera pas ! – S’il lui faut des aubades, on lui endonnera ! – Mais, tubœuf, est-il défunt ? suis-je leclocheteur des trépassés ? – Tribunal de Dieu ! lemaroufle fait l’amour dans les bras de quelque dinde !

En criant ainsi, comme un fanatique,zingh ! zingh ! zingh ! il tirait à tour de bras lasonnette, tant et si bien que le fil d’archal en péta, et que lecordon lui resta à la main comme un tronçon d’épée à la main d’unchampion.

– Mon Dieu, monsieur Passereau, quelleimpatience ce matin !

– Laurent, tu me fais damner, tribunal deDieu ! depuis trois heures que je sonne, que faisais-tu ?attendais-tu la résurrection de la potence ? – Vite, préparemes vêtements, il faut que je sorte.

– Je ne vous aurais pas cru si matinal,après la cérémonie d’hier soir. Il fait un très mauvais temps, ilpleut à seaux, vous ne pouvez sortir.

– Mes vêtements, te dis-je, il faut queje m’en aille ! ferait-il un temps à ne pas mettre lamythologie à la porte.

Laurent fut obligé d’habiller Passereau, ilétait tellement absorbé, préoccupé, qu’il ne voyait ce qu’ilfaisait.

– Je vous demande pardon, monsieur, mais,comme votre tête, votre pantalon me semble à l’envers.

– C’est une distraction royale etmérovingienne !

– Hélas ! mon cher maître, vous mefâchez, vous avez l’air plus triste et plus inquiet que jamais.Vous êtes dans vos humeurs noires.

– Très foncées.

– Rentrerez-vous déjeûner,monsieur ?

– Je ne sais trop.

– Je vous atteste qu’il fait une gibouléeà donner une pleurésie à l’univers.

– Qu’il en crève !

– Attendez un peu, ou prenez au moins unevoiture ou un parapluie.

– Un parapluie !… Laurent, tum’insultes. Un parapluie ! sublimé-doux de la civilisation,blason parlant, incarnation, quintessence et symbole de notreépoque ! Un parapluie !… misérable transsubstantiation dela cape et de l’épée ! – Un parapluie !… Laurent, tum’insultes ! Adieu !

Battu par un grain de vent et par une pluietombant sans interruption, vrai stoch-fisch détrempé aux frais duciel, voilà notre carabin, heurtant à l’huis clos d’une maisonbordant la ruelle étriquée et déserte de Saint-Jean ouSaint-Nicolas, en contrebas des boulevarts Saint-Martin. Le pauvrediable ruisselait l’eau comme un pot qu’on renverse. Il avaittraversé la ville, lui, si hydrophobe, tête basse, sans faire nulleattention aux douches qui l’arrosaient. Les passants riaient auxéclats de le voir ainsi patrouiller, avec la componction etl’impassibilité d’un derviche, il n’entendait rien ; iltraversait à pied ferme les torrents et les gaves qui se trouvaienten son itinéraire, quitte à en avoir jusqu’à la bifurcation dutorse, et quelquefois, il déclamait avec transport ces vers siconnus d’Hernani :

Ah ! quand l’amour jaloux bouillonne dansnos têtes,

Quand notre cœur se gonfle et s’emplit detempêtes,

Qu’importe ce que peut un nuage des airs

Nous jeter en passant de tempête etd’éclairs !

Après qu’il eut eu une assez longue entrevueavec la porte, on ouvrit enfin.

– Que demande monsieur ?

– El señor Verdugo.

– Plaît-il ?

– Ah ! pardon ; M. Sansonest-il visible ?

– Oui, il est à déjeûner, entrez.

– Monsieur, agréez mes salutations.

– Je suis votre serviteur. Quelle affaireurgente vous amène près de moi par un ouragan pareil ?

– Urgente, vous l’avez dit !

– Voyons ?

– Je vous demande bien pardon de lahardiesse que je prends de venir moi-même vous troubler en votreretraite, et vous demander un service dans la dépendance de vosfonctions.

– Dans la dépendance de mes fonctions,monsieur ? je n’en rends que de cruels.

– Cruels aux lâches, doux auxforts !

– Au fait.

– Je venais vous prier, mais c’est bienexigeant de ma part, moi, à vous tout à fait inconnu ; dureste, je suis prêt à payer le coût et les épices qui vous serontdus.

– Expliquez-vous enfin ?

– Je venais vous prier humblement, jeserais très sensible à cette condescendance, de vouloir bien mefaire l’honneur et l’amitié de me guillotiner.

– Qu’est cela ?

– Je désirerais ardemment que vous meguillotinassiez !

– C’est pousser loin laplaisanterie ; êtes-vous venu, jeune homme, m’insulter jusquechez moi ?

– Loin, bien loin cette pensée : jevous en prie, écoutez-moi, la démarche que je fais auprès de vousest grave et sérieuse.

– Si je ne craignais d’être impoli, jevous dirais tout cru que vous me semblez en démence.

– Je le semblerais à beaucoup d’autres,monsieur. Je jure par toutes vos œsophagotomies que j’ai mes saineset entières facultés ; seulement, le service que je vous priede me rendre n’est point dans nos mœurs, c’est-à-dire dans lesmœurs de la foule, et quiconque ne fait pas strictement ce que faitla foule est un fou.

– Vous êtes honnête, je le vois. Je veuxbien croire que vous n’avez eu nulle intention de m’insulter, ni deme faire ressouvenir de ma fatale mission que j’oubliais. – Je veuxbien croire que vous n’êtes point en démence.

– Vous me rendez justice.

– N’êtes-vous pas artiste ? À votrecostume…

– Je le suis si vous l’êtes, car noussommes un peu confrères : mes études ne sont pas sans denombreux rapports avec les vôtres ; comme vous, je suischirurgien, mais vous êtes mon maître en amputation ; mesopérations sont moins solennelles et moins sûres que les vôtres, etc’est ce qui m’amène auprès de vous.

– Vous me faites honneur.

– Non, car de vous à moi, il y a ladistance et le rapport d’une filature à une quenouille :j’opère naïvement de mes mains, et vous, monsieur, grandindustriel, vous amputez à la mécanique.

– Vous me faites honneur. Mais, enfin, enquoi puis-je être votre serviteur ?

– Je désirerais, comme j’ai déjà pris lalicence de vous le dire, que vous me guillotinassiez.

– Allons, parlons sérieusement, nerevenez plus là-dessus, c’est une mauvaise pasquinade !

– Veuillez croire que c’est le motifunique et sérieux de ma visite.

– Plaisant original !

– Sans plus d’exorde, voilà le cas.Depuis long-temps je voulais trancher mon existence qui me lasse etm’importune, mon leurre était encore acharné de quelque espoir, jeremettais de jour en jour ; enfin, misérable portefaix desmisères humaines, je romps sous le fardeau, et viens ledéposer.

– Vous, sitôt las de la vie ! etpourquoi, mon ami ?

– La vie est facultative, on peut latolérer à certaines conditions, à la condition du bonheur, et l’onpeut, certes, à bon droit, la trancher quand elle ne nous apporteque souffrances ; on m’a imposé l’existence sans mon gré,comme on m’a imposé le baptême ; j’ai abjuré le baptême ;aujourd’hui, je revendique le néant.

– Seriez-vous isolé, sansparents ?

– J’en ai trop.

– Êtes-vous sans fortune ?

– Le veau d’or n’est pas mon Dieu.

– N’avez-vous pas quelque amour pour lascience ?

– La science n’a que de faux-semblants,la science est vaine.

– Vous n’avez donc ni passion, niamie ?

– À tout jamais, j’ai perdu l’un etl’autre.

– Ce n’est pas à vingt ans qu’on perdl’amour, et la perte d’une amie, quelque grande qu’elle soit, n’estpas irréparable.

– Je suis blasé.

– Votre œil luit et votre cœur bat, vousne l’êtes pas.

– J’ai vu tout au clair.

– L’amour même ?

– L’amour ! – Mais qu’est-ce doncque l’amour ? – On l’a poétisé à l’usage des niais. – Ungrossier besoin périodique, une loi criarde de la nature, de lanature éternelle qui reproduit et multiplie, un penchant brutal, uncharnel croisement de sexe, un spasme ! rien de plus !Passion, tendresse, honneur, sentiment, tout se résume en cela.

– Quel odieux langage !

– Hier, je ne parlais pas ainsi ;hier, j’étais encore abusé, mais bien des voiles sont tombés de monfront depuis hier ; personne n’a été plus que moi pleind’illusions et de croyances, personne n’a été plus sentimental quemoi. – Plus le rêve a été grand et beau, plus le plat réveil estdouloureux. – Hier j’étais sensible, aujourd’hui je suis féroce. –J’aimais de toutes les puissances de mon être une femme. Je croyaisqu’elle avait pour moi de l’amour, elle me jouait ! Je lacroyais candide, elle était vile et basse ! Je la croyaisnaïve, céleste, pure, elle était prostituée ! ô rage ! Etl’amour seul, l’amour pour cette femme me retenait en cemonde !

– Je conçois votre chagrin, mais toutcela n’a rien de grave. C’est une des mille aventures de jeunehomme qui vous arriveront ; ne prenez pas l’habitude de voustuer à chaque. Je ne vois rien là-dedans qui puisse vous entraînerau suicide. Je sais qu’une déception est souvent biendouloureuse ; mais un jeune homme, fort et penseur comme vous,doit surmonter de plus grandes adversités. Ceci n’est qu’unenfantillage, et si l’on doit revivre après cette vie de ce mondeéteinte, assurément, vous seriez très honteux, quand vous auriezretrouvé l’existence et le sang-froid, de vous être sacrifié poursi bas et pour si peu.

– Comme je vous le disais tout à l’heure,ce n’est pas seulement depuis cette catastrophe que j’ai résolu dequitter la vie ; l’amour seulement retardait l’accomplissementde mon dessein. Je ne dis pas même que si j’eusse mieux rencontré,que si j’eusse trouvé une femme digne et fidèle, que mon projet nese serait pas à la longue évanoui. Mais, aujourd’hui, tout estchangé, j’ai juré d’en finir ; un serment est irrévocable.

– Vous voyez bien que j’avais raison devous croire en démence.

– En démence !… Dites-moi doncalors, vous qui avez la raison en partage, ce que nous faisons surcette terre ? à quoi bon ? pourquoi y sommes-nous ?et que sommes-nous, nous-mêmes, misérables orgueilleux ? sinonles passibles moyens de la reproduction et de la destruction.

– Vous êtes en démence !

– Mais tout ceci n’est que digression,revenons au sujet de ma visite : – Je vous supplie donc denouveau d’obtempérer à ma demande, je vous tiendrai compte de tousvos frais.

– Quelle demande ? Décidément quedésirez-vous ?

– Peu de chose, je voudrais simplementque vous me guillotinassiez.

– Jamais, mon ami, ceci est pureextravagance. Alors même que je le voudrais, je ne le pourrais. –Hélas ! que Dieu me garde de vous faire jamais la moindreécorchure.

– Pourquoi cela, n’avez-vous pas le droitet la liberté de faire ce que bon vous semble ? La sociétévous a donné un instrument, n’en êtes-vous pas l’absoluménétrier ? Peut-elle vous défendre de rendre service à unami ?

– Il est vrai que la société m’a donnéhéréditairement un échafaud, ou plutôt que mon père m’a légué uneguillotine pour tout meuble et immeuble patrimonial ; mais lasociété m’a dit : – Tu ne joueras de ton instrument que pourceux que nous t’enverrons.

– C’est elle qui m’envoie.

– Non pas.

– Si, c’est mon dégoût pour elle.

– Vous venez droit à moi, mon cher, cen’est pas cela ; vous avez pris la grande route au lieu duchemin de traverse ; retournez-vous-en et passez par lesgendarmes, les cachots, les geôliers et les juges.

– Décidément, vous ne voulez pas me fairecette amitié ? vous êtes malgracieux pour moi. Mais, tribunalde Dieu ! je ne demande pas absolument que vous me fassiezcela en plein jour, en plein Paris, en pleine Grève : que cesoit une affaire privée, un tripot de ménage ; là, dans uncoin de votre jardin, n’importe, où vous voudrez. Vous le voyez, jesuis accommodant.

– Non, c’est impossible : tuer uninnocent !

– Mais n’est-ce point l’usage ?

– Je ne suis point un assassin.

– Que vous êtes cruel de refuser unechose qui vous coûte si peu !

– Je ne suis point un meurtrier.

– Peut-être vous ai-je offensé, maisc’est bien malgré moi : vous n’êtes point un coupe-jarret, jele sais ; votre humanité, votre philanthropie sontcélèbres.

– Si vous désiriez sincèrement la mort,le suicide est facile ; la première arme venue, un pistolet,votre scalpel…

– Non, je n’aime pas cela, on n’est pasassez garanti du succès : le bras peut se déranger et frappermaladroitement ; on se défigure, on se charcute ; enfin,on rate son coup, comme on dit.

– J’en suis fâché.

– Mais votre moyen est si prompt et sisûr ; je vous en prie, en compensation de tant de gens quevous décollez de force, je vous en supplie, décapitez-moiamicalement.

– Je ne puis.

– Mais c’est absurde.

– Ne soyez pas injurieux !

– C’est bien ! vous ne voulez pas debon gré, vous me tuerez de force ! S’il ne faut que passer parles gendarmes et les juges, j’y passerai !

– Alors, je serai votre serviteur trèshumble.

– Vous ne voulez pas, c’est bien ! –Pourquoi ? – Parce que je suis innocent : belle raisoninfirmante ! – Après tout, si ce n’est qu’un crime qu’ilfaut ! un crime, c’est chose facile et simple. – C’estbien !… – Nous ne manquons pas de Kotzbue en France,ce sont les Carle Sand qui manquent !

Gloire à Carle Sand !…

Monsieur l’exécuteur des hautes œuvres,jusqu’au revoir, dans un mois au plus tard. – Tenez-vous prêt,faites refourbir le coutelas par le taillandier, je n’aimerais pasqu’on me manquât.

– Dieu vous garde de moi, jeunehomme !

– Si la France a ses plats écrivainsvendus à l’étranger, ses plats détracteurs de sa jeune génération,ses Kotzbue !… elle aura aussi son vengeur, sonCarle Sand.

Gloire àSand ! ! !

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