Champavert- Contes immoraux

Chapitre 3Traycion y traycion

 

Quand Juan approcha de la case, Jaquez, quitoujours chevalait de long en large, l’aperçut de fort loin, vintau-devant et le salua amicalement, le comblant de courtoisiesauxquelles Cazador répondit avec effusion. Au moment où ilsentrèrent, Amada fit un sursaut, et, sans être vue, levant les yeuxcomme pour implorer la miséricorde du bon Dieu, se signaprécipitamment ; puis se retournant avec calme :

 

– Doy a usted la bienvenida,dit-elle à Juan Cazador. Vos grâces peuvent prendre place, tout estprêt.

– Bien esta, querida, repritBarraou plaçant Juan à sa droite.– Compagnero ! il y a long-temps quej’ai eu le bonheur de souper avec toi ; il faut signaler etcélébrer dignement ce repas ; faisons sauter quelques vieillesbouteilles ; tâchons, mon vieil ami, de nous redonner le fumetde ces vieilles fêtes de garçons, qui n’étaient point embellies parnotre bonne Amada. Sera tenu pour couard et gavache, celui quirenoncera !…

 

– Bravo ! bravo ! soit, soit,dit Cazador, j’y consens, et le perdant paiera une amende ;gare à toi, Barraou !

– Compadre ! garde tasollicitude pour ton compte : Juanito, combien de fois t’ai-jeenterré ; gare à toi, cobarde !

En disant ces derniers mots, Barraourenfonçait le manche de son cuchillo qui mettait le nez àla fenêtre ; à ce mouvement, Amada, qui le suivait des yeux,poussa un cri d’horreur : tous deux aussitôt la reçurent dansleurs bras, la questionnèrent sur son mal et lui prodiguèrent millesoins ; revenant bientôt, elle les remercia. – Ce n’est rien,assurait-elle, une vive palpitation de cœur m’a seule arraché cecri.

– Tu m’as fait bien peur, dit Jaquez.

– Vous m’avez tourné la tête et le cœur,murmura Cazador.

– Ah ! ah ! Juanito, ceci estune finesse ; l’aveu est adroit.

– Je l’ai dit sans malice et n’en veuxnul mérite.

– Qu’en penses-tu, notre Amada ?

– Vrai Dieu ! Barraou, vous êtesbien fatigant !

– Plaisanterie, mes amis, qu’il n’en soitplus question ; dexadas las burlas ; allonsrasade par-dessus ! Amada, tu devrais bien aller cherchercette outre de vin de Xérès, dans le fond du caveau ? Non, nete dérange pas, j’irai moi-même, tu ne saurais trouver. Permets,Juanito, et tu m’en donneras de bonnes nouvelles.

– Sans perdre de temps, Amada de moncœur ! nous sommes seuls ici, vite, dites-moi si c’est à vousque je dois ce bonheur.

– Eh ! quel bonheur ?

– De partager votre…

– Non, non, vous ne me devez rien ;ce n’est pas à moi, loin de là !…

– Vous êtes donc pour moi toujours aussirude ? Oh ! laissez-moi dérober ce baiser que vous merefusâtes l’autre soir.

– Non ! je vous abhorre, je vousexècre… et cependant je prends pitié de vous.

– Ô bonheur !

– Écoutez, le péril ici vous environne,veillez et priez Dieu qu’il veille aussi sur vous.

– Expliquez-vous !…

– Je ne sais rien de plus ;taisez-vous ou vous nous perdez, Juan ; taisez-vous, jel’entends…

 

– Le voilà ce fameux Xérès ! tonverre, Juan, et goûte ça.

– Visa usted ! es un ambre,il est délicieux.

– Allons, compadre !redoublons : fais-tu pas la petite bouche ? as-tu peurd’être le gavache ?

– Juan Cazador n’est pas si novice ;je crois bien, par exemple, Barraou, que tu pourrais apprêter tonamende, car ton œil commence à reluire.

– Eh ! que fais-tu donc ?prends garde, on te dirait assis sur une escarpolette.

En effet, Barraou commençait à passer del’entrain à l’ivresse. Il chantait en se berçant, s’emportait etfrappait sur la table, riant aux éclats, récitant des prières et degrossières farces, semblables à ces espèces d’improvisations desarriéros Biscaïens qui vont, lorsqu’ils ont la tête enbelle humeur, juchés sur leurs mulets, chantant et amalgamant laBible et le Nouveau Testament d’une manière tant soit peuaffriandée.

Après s’être long-temps combattu, et avoirlancé mille propos graveleux qui dégoûtaient Amada, il se penchasur la table et s’assoupit.

 

– Nous ne pouvons le laisser en cet état,aidez-moi, Cazador, à le coucher sur cette natte ; il y seramieux pour passer son vin. Oh ! le vilain ivrogne !…

Barraou se laissa transporter.

– Cazador, ôtez-lui soncuchillo, là, de ce côté, il pourrait se blesser. Jetonssur lui cette cape : – Que faites-vous ? Cazador, ne luicouvrez point la face, vous l’étoufferiez ! Non, non, ne luicouvrez pas, je vous le dis.

– Que vous êtes sotte !…

Ah ! pardonnez ce mot à monemportement ; Amada, que le hasard me sert bien ! grâce àson ivresse, nous sommes délivrés de son regard inquisiteur, etc’est lui-même qui m’a facilité ce tête-à-tête. Laissez-moi couvrirde baisers cette main qui me repousse. Amada, sois moinsfarouche.

– Taisez-vous !…

– Moins farouche pour celui qui t’aimeplus que son affranchissement !

– Arrêtez, Cazador, je suis la femme deJaquez Barraou, votre ami !

– Toujours serez-vous de rocher ?…Dans nos dernières entrevues, vous m’avez laissé me rouler à vospieds, plutôt que d’accorder la plus basse faveur à ce malheureuxamant. Vous m’irritez, Amada !… craignez maviolence !…

– Alma de Dios,sauvez-moi !… Arrêtez, Juan !… J’appelleBarraou !…

– Réveille-le, si tu l’oses ; quem’importe, appelle-le donc, ton mari ; il est soûl !

À ces mots, Jaquez Barraou, rejetant la cape,se dressa subitement.

– Carajo, cobarde !… Tucrois donc, rufian !qu’on soûle Barraou comme onsoûlerait Cazador ? Infâme ! tu es pris au piège ;meurs !…

Il saisit alors son escopette, couche en joueCazador qui fuit à la porte. Amada, suspendue à cette arme, criegrâce, et l’arrête.

Il s’en délivre, saisit un couteau sur latable, lève le bras pour frapper Juan qui saute dehors, et rejettela porte ; la lame entre profondément dans les ais. Barraou,écumant, le poursuit en mugissant des jurons infernaux.

– Arrête ! arrête ! Jaquez,arrête ! c’est Amada qui t’en prie ; sois généreux,laisse fuir cet homme !

Mais lui, sans l’entendre, suivait, plusprompt qu’une rafale, son agile ennemi qui s’enfonçait dans lestouffes des plantations voisines.

Défaillante, Amada se traînait dans lacase ; elle s’accusait de la mort de Juan, et pleuraitbeaucoup.

Cependant Amada était irréprochable ;elle n’avait bercé Juan d’aucun espoir, elle avait repoussé bienloin ses projets d’amour ; enfin elle ne l’aimait point.

Mais quand l’être, pour lequel une femme estla moins sympathique, souffre malheureux pour elle, rien ne peut ladéfendre d’un doux sentiment qui s’épanouit en son âme ; ellen’a point d’amour, il est vrai, mais elle a bien de lapitié !… À peine concevait-elle l’espoir qu’il échapperait àla fureur de son époux, que l’explosion d’une arme à feu éclata auxenvirons.

– Il n’est plus de doute sur son sort…Santa Virgen ! s’écria-t-elle, affaissée et tombantsur les genoux : Virgen Maria, ayez pitié denous ! Jesu Cristo, qui avez racheté les hommes, ayezpitié de lui ! Buon Dios, Dios de mi Corazon,faites-lui miséricorde à votre tribunal !… Et, sa voixs’éteignant peu à peu, elle resta abîmée dans sa douleur.

 

Tout à coup, au-dehors, elle entendit des pasprécipités : Barraou rentra tout haletant, l’œil hagard, ettraînant lâchement son escopette par la bandoulière.

– Lève-toi, Amada, tu prieras plustard ; donne-moi de l’eau.

Tremblante, elle s’approche, lui présentantune aiguière, Barraou retrousse les manches de sa carmagnole ;Amada voyant ses deux mains trempées de sang, laisse tomber lebassin qui se brise.

– Ô mon Jaquez, vous l’aveztué !…

– Ce n’est rien : non,malheureusement, Dieu ne m’en a pas fait la grâce, je le croyaislorsqu’il tomba, je courais sus l’achever quand il se releva ets’échappa de mes griffes ; sa blessure était légère. Je jurepar tous les saints que j’aurai sa vie ! rien ne pourra lesoustraire à ma rage ! – Amada, je suis las, n’es-tu pasfatiguée ?… Couchons-nous, je retrouverai peut-être dans tesbras du calme, du repos.

 

– Jaquez, changez au moins cette chemisetachée ; vous exhalez le sang !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer