Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 28

 

John Happer tenait toujours sa longue vuebraquée, sur la jonque.

Celle-ci était à plus de trois milles dedistance, mais il n’était pas douteux, à observer sa marche,qu’elle naviguait de conserve avec le West-India.

Le capitaine fronçait le sourcil.

– Voilà un voisinage que je n’aime pas,murmurait-il.

– Mais, répondit Tippo, qu’est-ce qu’unejonque ? Une misérable barque pontée qu’un brick peut coulerbas.

– Vous vous trompez, dit lecapitaine.

– Pourtant…

– Une jonque est, en effet, ce que vousdites, reprit John Happer, mais je me souviens de celle qui nousdonna la chasse, quand j’étais second à bord du Liverpool,un brick plus gros que celui-ci.

– Eh bien !qu’arriva-t-il ?

– Ces pirates chinois sont de vraisdémons, poursuivit John Happer.

– Comment cela ?

– Leur jonque porte toujours unedemi-douzaine de pirogues.

Quand elle est à une portée de canon du navirequ’elle veut attaquer, elle met toutes ses embarcations à la mer,et y entasse les trois quarts de son équipage.

– Bon ! après ?

– Puis elle fuit sous le vent, hors de laportée du canon. Les pirogues entourent le vaisseau, et de tous lescôtés, de bâbord ou de tribord, à l’avant, à l’arrière, les piratesmontent à l’abordage.

On essaye bien de les couler, mais la vitessede leur manœuvre, la rapidité avec laquelle elles virent de bord,rend le pointage fort difficile.

D’ailleurs, ces pirogues sont d’une légèretéextrême, et le plus souvent, après avoir chaviré, elles seredressent sous l’impulsion de deux bons nageurs.

Nous avons vingt hommes à bord, continua JohnHapper ; eh bien ! je parie que la jonque en portesoixante qu’elle distribuera dans six ou sept embarcations.

– Mais, mon cher capitaine, ditTippo-Runo, je comprends que la jonque, si elle est bonnemarcheuse, puisse nous donner la chasse, tandis que…

– Tandis que des pirogues manœuvrées àl’aviron ne le peuvent point, n’est-ce pas ? interrompitvivement John Happer.

– J’allais vous le dire.

Le capitaine secoua la tête.

– Le pirate est patient, dit-il.

– Que voulez-vous dire par là ?

– Et l’océan Indien a des accalmiesterribles.

Tippo regarda John Happer et parut attendrequ’il lui donnât l’explication de ces étranges paroles.

Le capitaine continua :

– Un navire à vapeur peut seul bravertoutes les jonques du monde.

– Et un navire à voiles ?

– La jonque le suit quelquefois huitjours, quelquefois un mois, le vent tombe, les voiles pendent aulong des vergues, la mer devient unie comme une glace.

L’heure des pirates a sonné !

Ils mettent leurs pirogues à la mer etentourent le vaisseau.

Souvent, sur les six embarcations, quatre sontcoulées bas.

Les hommes surnagent et finissent toujours parmonter à bord.

Alors un combat meurtrier s’engage aupistolet, au sabre, à l’aviron, le pont se rougit de sang, lespirates tombent, d’autres leur succèdent ; et la victoirefinit toujours par leur rester.

– Mais, dit Tippo-Runo, savez-vous,capitaine, que ce que vous me dites là est fort peurassurant ?

– Dame ! fit naïvement JohnHapper.

– Et notre cargaison ?

Tippo, en prononçant ces mots, eut un légerfrisson.

Le fruit de ses rapines et de ses trahisonsallait-il donc tomber aux mains des pirates ?

John Happer reprit :

– Les vaisseaux de guerre de S. M.la Reine ont pourtant balayé les mers de l’Inde de ces bandits.Mais, comme vous le voyez, ils n’ont pas tout détruit.

Tandis qu’ils causaient ainsi, Nadir et moi,nous suivions toujours de l’œil le fanal de la jonque.

S’éloignait-elle de nous ? était-ce uneffet d’optique, ou bien un léger brouillard s’élevait-il entreelle et nous ?

C’est ce que nous ne pûmes savoir ; maisla lueur, au lieu de grandir, s’affaiblit peu à peu et diminua devolume au point de ressembler à une étoile lointaine.

Nous entendîmes encore John Happer quidisait :

– Je commence à croire qu’ils ne nous ontpoint aperçus.

Ils se promenèrent sur le pont, un momentencore.

Puis Tippo descendit dans sa cabine, laissantJohn Happer sur son banc de quart.

Le reste de la nuit s’écoula, les premièresheures du matin glissèrent sur la mer.

Durant la nuit, le vent avait fraîchi ;il y avait un peu de houle et le West-India courait ventarrière, toutes ses voiles dehors.

John Happer interrogea de nouveaul’horizon.

Puis il eut un soupir de satisfaction.

La jonque avait disparu.

Pendant toute la journée, le vent fut bon etla jonque ne reparut pas.

John Happer disait à Tippo :

– Encore quelques heures, et je croisbien que nous en aurons été quittes pour la peur.

– La jonque est hors de vue ?

– Je crois qu’elle a abandonné notrepoursuite.

– Ou qu’elle ne nous a point vus.

– C’est encore possible. Elle chassepeut-être un autre gibier.

– Du reste, reprit Tippo, nous marchonsbien.

– Oui, mais nous ne marcherons paslongtemps ainsi.

– Ah !

Le capitaine étendit la main vers lesud-ouest.

– Voyez-vous ce nuage si petit, qu’ondirait une mouette ?

– Oui.

– C’est un grain qui va nous arriver.Nous aurons une jolie bourrasque, dans quatre ou cinq heures.

– Et puis ?

– Et puis le vent tombera tout à fait etpeut-être serons-nous deux ou trois jours sans faire plus d’unmille et sans mettre un pouce de toile à l’air. Alors prions Dieuet saint Georges, l’illustre patron de la noble Angleterre, que lajonque ne nous rejoigne pas.

– Il a raison, me dit Nadir à l’oreille.C’est un grain qui se prépare, et après le grain, l’accalmie.

Nadir ne se trompait pas plus que JohnHapper.

Deux heures après le coucher du soleil, letemps se couvrit tout à coup, les étoiles disparurent, la mer sesouleva écumeuse et la pluie commença à tomber en largesgouttes.

On amena les bonnettes et les perroquets, oncargua toutes les voiles, car il ne fallait pas songer à fuir dansle vent.

À minuit, la tempête était dans toute saforce.

Mais le West-India était un vaillantnavire qui tenait la mer comme un trois-ponts, et il en avait vubien d’autres.

Le danger avait rendu à John Happer tout soncalme.

Debout sur son banc de quart, il commandait lamanœuvre d’une voix brève et retentissante.

– Nous sommes perdus ! murmuraTippo-Runo, qui tremblait pour ses trésors.

– Ce n’est pas la tempête que je crains,répondit le capitaine ; nous sommes de vieilles connaissances,elle et moi.

Et tout à coup John Happer lâcha un horriblejuron.

– Qu’est-ce ? demanda Tippo.

– La jonque, répondit le capitaine d’unevoix étranglée.

En effet, l’infernale lueur venait dereparaître à l’horizon.

La jonque luttait, comme leWest-India, contre l’ouragan.

– Mes braves fils de Sivah ! murmuraNadir, tandis que l’espoir gonflait sa poitrine.

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