Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 36

 

Un sourire effleurait les lèvres deRocambole.

– Tu es un peu surpris, n’est-cepas ? dit-il à Marmouset.

Tu vas l’être bien davantage tout àl’heure.

– Ah !

– Attendons…

En prononçant ce mot, Rocambole se jetavivement derrière une des colonnes du péristyle.

– Que faites-vous ? demandaMarmouset.

– Tu le vois, je me cache.

En ce moment le major Linton descendait legrand escalier, donnant le bras à la Belle Jardinière.

La figure-du traître était épanouie.

Il y avait sur ce visage devenu rose et frais,une insolence contenue, une satisfaction béate et provocante quisemblait dire « le mal seul est heureux en cemonde ! »

Tout cela nuancé d’un imperceptible dédain àl’adresse de l’humanité tout entière.

Évidemment cet homme méprisait les hommes,dont il s’était tant servi !

Il les méprisait à ce point de leur présentercomme sa femme une créature du hasard, rencontrée on ne savait où,et il éprouvait comme une joie vaniteuse à voir le monde s’inclinerdevant elle, comme il s’inclinait devant ses millions.

Rocambole, abrité derrière la colonne, caché àdemi par Marmouset, se pencha vers celui-ci :

– Regarde bien cet homme, dit-il.

– Je sais qui c’est, réponditMarmouset.

– Tu le sais ?

– C’est Tippo-Runo.

– Précisément.

– Mais il est une chose que je necomprends pas.

– L’heure de comprendre n’est point venuepour toi encore, dit Rocambole en souriant.

La Belle Jardinière passait auprès d’eux.

Tout entier à cette ovation de respectueuxsilence et de curiosité réservée dont il était l’objet, le majorLinton regardait droit devant lui, portant un peu la tête enarrière, l’œil superbe, embrassant la foule d’un coup d’œil etn’arrêtant ce coup d’œil sur personne.

Cette distraction permit à Roumia de tournerun peu la tête et de jeter un sourire à Marmouset, stupéfait detant d’audace.

Mais en regardant Marmouset, elle aperçutRocambole.

Soudain, le sourire disparut de ses lèvres etson visage prit une expression craintive et pleine desoumission.

Rocambole et Marmouset suivirent le couple desyeux.

Un carrosse de gala attendait le fastueuxmajor et sa compagne à la porte de Covent-Garden.

Quand ce carrosse se fut éloigné, Rocamboleprit Marmouset par le bras :

– Maintenant, mon fils, viens avecmoi.

Et il remmena dans un public-house duvoisinage qui commençait à s’emplir de cette foule nocturne qui selève avec les étoiles et ne se couche qu’aux premières clartés del’aube.

Le peuple de Londres ne parle pasfrançais.

Rocambole était bien sûr qu’en s’exprimantdans cette langue, il ne serait entendu par personne.

Néanmoins, ils se placèrent dans le coin leplus isolé et le plus obscur de la salle à boire, et le maître ditalors :

– Il y a huit jours que le major Lintonest amoureux fou de la Belle Jardinière.

– Mais on la croit sa femme, àLondres ?

– Oui.

– Comment cela se peut-ilfaire ?

– Il l’a amenée de Paris avec lui.

– Eh bien ?

– Mon ami, reprit Rocambole, cette femmeterrible qui tenaillait un vieillard, qui a rendu idiot le marquisde Maurevers, qui faisait fouetter son fils, qui allait le fairepérir par le plus épouvantable des supplices, est maintenant uneesclave soumise à mes moindres volontés.

– Je m’en suis aperçu, ditMarmouset ; mais quel est votre but, maître, en lui livrant lemajor sir Edwards Linton ?

– Mon but est de faire rendre gorge à cedernier.

– Et l’enfant du rajah ?

– Il est sauvé.

– Où est-il ?

– À Paris.

– Maître, reprit Marmouset, mepermettez-vous une autre question ?

– Parle.

– Que sont devenus et le général deFenestrange, et M. de Maurevers, et le fils de cedernier ?

– M. de Fenestrange estmort.

– Ah !

– Maurevers est dans une maison de santéà Paris. On espère le sauver.

– Et l’enfant ?

– Vanda s’est chargée de lui. Du reste,je ne crains plus Roumia, et quand j’aurai réglé mes comptes avecle major, nous reviendrons à Paris, où nous nous occuperons dedéposséder le baron de Maurevers de la fortune de son cousin lemarquis.

– Vanda est donc restée àParis ?

– Non, elle est ici.

Rocambole demeura un moment silencieux, allumaun cigare et poursuivit :

– Je vois bien qu’une nouvelle questionbrûle tes lèvres.

– En effet, fit Marmouset ensouriant.

– Tu voudrais savoir comment j’ai pum’échapper du West-India,rejoindre Nadir et l’enfant durajah ?

– Oui.

– C’est bien simple. La cabine de JohnHapper dans laquelle je m’étais enfermé avait, comme les autres, unsabord pour fenêtre.

Je portais autour des reins une ceinturepleine d’or.

Quand on a de l’or, on n’a pas besoin d’autrechose.

Je me dépouillai donc de mes vêtements, touten menaçant les matelots de faire feu sur le baril, s’ils tentaientde forcer la porte.

Puis, quand je fus nu comme un ver, jem’élançai vers le sabord.

Jusqu’à la dernière minute, j’eus mon pistoletà la main.

Ce ne fut que lorsque tout mon corps fut horsdu navire et que je ne demeurai plus que cramponné au sabord del’autre main, que je le jetai comme une arme inutile.

Et même temps je me laissai tomber àl’eau.

Le jour commençait à poindre.

Je me mis à nager vigoureusement, mais j’étaisà peine à vingt brasses du navire que vingt balles firent jaillirl’eau autour de moi.

Je plongeai, on me crut atteint.

Une minute après je revins à la surface, et denouveau on fit feu sur moi.

Je replongeai et bientôt je fus hors deportée.

Après deux heures de lutte contre la merj’arrivai à me cramponner à un rocher à fleur d’eau.

Une heure plus tard, une pirogue vint à monsecours. Nadir et quatre fils de Sivah la montaient ; j’étaissauvé.

– Maître, dit Marmouset, vous ne m’avezpas dit non plus la fin de l’histoire de Nadir avec Roumia.

– Plus tard, répondit Rocambole ;nous n’avons pas le temps aujourd’hui.

– Oh !

– Tu as bien autre chose à faire.

Marmouset attendit.

– Tu vas rester ici.

– Bon !

– Tout à l’heure une femme va venir.

– Roumia ?

– Non, une Irlandaise qui s’approchera detoi et te montrera un souverain.

– Et puis ?

– Tu la suivras.

– Où me conduira-t-elle ?

– Chez Roumia ; et ce que Roumia tedemandera, tu le feras.

Marmouset frissonna légèrement.

– Ne crains rien, dit Rocambole ensouriant, elle est à nous…

Et il sortit seul dupublic-house.

Marmouset attendit.

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