Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 5

 

Le monstre était là, dardant sur moi ses yeuxflamboyants.

Je me croyais perdu.

Cependant il ne bougeait pas.

Tout à coup, il ouvrit sa large gueule et fitentendre un cri rauque qui est au miaulement du chat domestique cequ’est au bruit d’un pistolet de salon le fracas du canon.

Et il demeura là, en regardant, toujours et nebondissant point.

Son cri, roulant d’échos en échos, avait faittrembler la forêt et les montagnes voisines le répercutaient.

Puis il me sembla qu’un cri semblable luirépondait dans l’éloignement.

Le tigre tourna la tête et cessa de mefasciner.

Il ouvrit de nouveau la gueule, fit entendreun second cri, auquel un autre répondit, et bientôt, aux rayons dela lune qui éclairait la clairière, je vis bondir un autre animalde son espèce, sa femelle, sans doute.

– C’est un tigre galant, me dis-je, il neveut pas déjeuner seul.

L’autre s’approcha par petits bonds et vint seplacer à côté de lui.

Il est une chose incontestable, c’est que lesanimaux causent entre eux, dans une langue qui échappe à l’homme etdans laquelle la pantomime a sa large part.

Les deux tigres se reprirent à me regarder,mais ils parurent tenir conseil.

Qu’attendaient-ils donc ?

Tout à coup, j’eus l’explication de cettehésitation singulière.

La lune était au zénith, par conséquent ellebrillait verticalement au-dessus du mancenillier et traçait àl’entour un véritable cercle de lumière.

J’étais dans l’ombre, les tigres étaientrestés dans la partie éclairée et, par conséquent, hors del’influence morbide de l’arbre.

Ils n’osaient franchir cette ligne dedémarcation et j’en conclus que la nature, dont les secrets sontinfinis, avait averti ces animaux du danger qu’ils couraient.

Ce que les hommes pouvaient ignorer, un tigrele savait.

C’était pour cela qu’ils n’osaient bondirjusqu’à moi.

Cependant, ils demeuraient là.

Peut-être ne se rendant pas un compte exact del’impossibilité où j’étais de bouger, attendaient-ils que jesortisse de ce périmètre tracé par la lune, pour se jeter, sur moiet me dévorer.

La volonté, chez moi, avait triomphé de ladouleur et du délire, en passant par l’épouvante.

Mourir pour mourir, je préférais la griffe destigres à l’empoisonnement.

Je me mis à siffler…

J’espérais, en agissant ainsi, exciter lacolère de mes deux ennemis et les forcer à se ruer sur moi.

Il n’en fut rien.

À mon coup de sifflet, ils s’éloignèrent.

Étais-je donc débarrassé d’eux ?

Ils s’éloignèrent en bondissant ; etbientôt je les eus perdus de vue ; mais ils revinrent peuaprès.

Ils revinrent au petit trot, s’arrêtantparfois, puis se remettant en route.

L’un d’eux rugit de nouveau.

D’autres mugissements lui répondirent.

Et soudain, d’autres tigres arrivèrent enbondissant et se joignirent aux premiers.

La migraine que j’éprouvais alors était siviolente, si aiguë, que j’appelais la mort comme unedélivrance.

– Parmi eux, me disais-je, il y aura bienun imprudent qui s’élancera jusqu’à moi.

Je me trompais encore.

Les tigres se rangèrent en cercle autour demoi, se tenant prudemment hors de la sphère d’ombre décrite par lemancenillier.

J’avais comme une guirlande d’yeux flamboyantsqui m’enserrait.

La fièvre et le vertige me reprirent.

Alors, je m’imaginai que j’étais le jouet d’unrêve et que ces monstres que j’apercevais étaient les enfants demon cerveau en délire, mais qu’ils n’existaient pas réellement.

La migraine devenait de plus en plus aiguë etm’arrachait des cris.

À ces cris, les tigres répondaient par deshurlements.

Mais ils demeuraient toujours à distance, etpendant ce temps, l’arbre funeste continuait son œuvre de mort.

Il me semblait qu’une bataille rangée selivrait dans mon cerveau, que ma tête était à chaque instantfracassée par une grêle de balles, et qu’un tambour y résonnaitsans relâche.

Les tigres hurlaient toujours ; maisaucun n’osait franchir le cercle.

Soudain, un nouveau compagnon leur arriva.

Je le vis bondir capricieusement au milieu dela clairière comme un jeune chat qui prend ses ébats.

Ce n’était pas un tigre, – c’était unepanthère.

Une grande panthère – jaune sur le dos,blanche sous le ventre.

Les tigres s’écartèrent comme pour lui faireplace.

Elle était jeune, elle n’avait pas sans doute,comme les tigres, l’instinct du danger.

Au lieu de s’arrêter, elle franchit d’un bondle cercle d’ombre et arriva sur moi.

Je fermai les yeux. J’étais mort…

La panthère m’enfonça ses deux griffes dansles épaules, fit un autre bond, et ce bond fut si puissant que lacorde qui me liait au tronc du mancenillier se brisa.

Puis elle me rejeta sur son épaule et prit lafuite.

Les tigres la suivirent en bondissant et enhurlant.

Il était évident qu’ils voulaient maintenantleur part du festin.

Mais tout à coup, et quand déjà leurs griffesallaient m’arracher aux griffes de la panthère, un bruit étrange,inusité, un bruit qui, peut-être, retentissait pour la premièrefois dans ces vastes solitudes, se fit entendre.

Ce bruit était celui d’un tambour.

Un tambour qui résonnait sous les grandsarbres qui entouraient la clairière et qui jeta une telle épouvanteparmi les tigres qu’ils prirent la fuite et cessèrent de poursuivrela panthère.

En même temps aussi, une grande clarté s’étaitfaite dans les profondeurs de la forêt, et la panthère, au lieu defuir, s’arrêta surprise, me déposa à terre, se contenta d’appuyersur moi sa large patte et, le nez au vent, frémissante de colère etde terreur à la fois, elle attendit.

Le tambour approchait et bientôt jem’expliquai la cause de cette clarté soudaine qui faisait pâlircelle de la lune.

Je vis trois Indiens qui s’avançaient.

L’un continuait à battre du tambour ; lesautres, qui marchaient auprès de lui, portaient des torches derésine pour éclairer leur marche.

Tous deux, en outre, étaient armés defusils.

La panthère gronda ; mais elle ne bougeapas et attendit.

Soudain l’un des deux Indiens épaula sonarme…

Un éclair se fit, une balle siffla…

Mes os craquèrent sous une étreinte convulsiveet la panthère, frappée à mort, s’affaissa sur moi, me labourantles reins d’un dernier coup de sa terrible griffe.

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