Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 27

 

Le capitaine John Happer fumait, se frottaitles mains et paraissait de fort belle humeur.

Il s’appuya à la muraille du bord etinterrogea l’horizon.

– Bon temps, bonne brise, murmurait-il,si cela continue, nous irons à Liverpool en cinq mois.

Et il lâcha une colonne de fumée qui monta enspirale vers le ciel sombre.

Des pas se firent entendre derrière lui, enmême temps une main s’appuya sur son épaule.

John Happer se retourna.

– À quoi songeons-nous donc,capitaine ? dit le nouveau venu.

John Happer salua et balbutia quelques motsauxquels le respect ôtait toute assurance.

Le nouveau venu n’était autre que Tippo-Runoen personne.

– Hé ! hé ! reprit-il, vousparaissez trouver le temps beau, n’est-ce pas ?

– Temps superbe, dit Happer.

– La brise est bonne.

– Excellente !

– Et vous voudriez, être à Londresdéjà ?

John Happer poussa un gros soupir.

Puis il parut s’enhardir etrépondit :

– Dame ! voyez-vous, Votre Honneur,voilà que j’ai cinquante-deux ans. Il y en a trente que je tiens lagrande route des Indes.

– Et cela commence à vousfatiguer ?

– Un peu.

– Aussi, continua Tippo-Runo, cevoyage-là est-il votre dernier ?

– Je le crois, Votre Honneur.

– Ah ! dame ! poursuivit Tippo,avec le prix de mon passage, deux cent mille livres sterling, jecrois que vous pourrez faire une jolie figure à Londres.

La face rouge de John Happer qu’éclairait ence moment le fanal de poupe, passa par toutes les nuances del’arc-en-ciel.

Ce chiffre fabuleux que Tippo-Runo venaitd’articuler lui donnait le vertige.

Deux cent mille livres sterling, c’est-à-direcinq millions de francs, pour prix du transport de Tippo-Runo et deses trésors !

Si lucrative que soit la longue carrière d’uncapitaine marchand, il se retire rarement avec le vingtième decette somme.

Aussi John Happer répondit-il :

– Ce n’est pas à Londres que je compte meretirer, Votre Honneur.

– Et où cela ?

– Dans mon pays, dans le Yorkshire.J’achèterai une grande ferme, celle où je suis né, et j’épouseraiKatt.

– Qu’est-ce que Katt ?

– C’est une jolie fille, l’enfant de mapauvre sœur. Elle a vingt-six ans. Je crois qu’elle ne me trouverapas trop vieux.

Je bâtirai une église et un hôpital. Je feraidu bien. C’est une bonne chose.

– Vous êtes un brave homme, capitaineJohn, dit Tippo.

Et il eut dans la voix une pointed’ironie.

Ils étaient à deux pas de nous et le vent nousapportait leurs paroles.

Mais ils causaient en français, et un vraiMalais parle si rarement cette langue, qu’ils n’avaient pas lamoindre défiance.

Je me penchai à l’oreille de Nadir :

– Il ne faut pas songer à corrompre lecapitaine, lui dis-je.

– Pourquoi ?

– Parce que Tippo-Runo donne à cet hommeplus qu’il n’aurait osé rêver.

– C’est juste. Mais la jonque nous suittoujours.

Et Nadir caressait du regard ce fanal lointainqui glissait sur la mer à l’horizon.

Le capitaine et Tippo causaient toujours.

Tippo disait :

– Vous êtes bien sûr de votre équipage,capitaine ?

– Comme de moi-même.

– Êtes-vous bien persuadé que nul de vosmatelots ne connaisse exactement la nature de votrecargaison ?

– Ils croient que j’emporte du thé et duriz. D’ailleurs, ajouta John Happer, deux hommes seuls, et j’ensuis sûr, connaissent le secret de la double cale ; et à moinsque nous ne fassions naufrage…

– Oh !

– Dame, murmura John Happer, voici trenteans, comme je vous le disais, que je tiens cette route, et jamaisje ne suis allé à Londres sans essuyer un gros temps. Heureusement,le West-India est un vaillant navire.

Tout à coup, cette lumière lointaine que noussuivions des yeux, Nadir et moi, frappa les regards de JohnHapper.

– Eh ! dit-il, qu’est-ce quecela ?

– Un phare, sans doute, dit Tippo.

– Il n’y a pas de phares sur la côte.

– Alors c’est un navire qui tient la mêmeroute que nous.

– Je le crains.

– Comment ! vous lecraignez ?

Et Tippo eut un geste d’inquiétude.

– Je me méfie des pirates chinois, ajoutaJohn Happer.

Et quittant brusquement son illustre passager,il disparut par le grand panneau et descendit dans sa cabineprendre sa longue vue.

Puis, étant remonté sur le pont, il braqua salunette sur le point lumineux.

– Tonnerre ! dit-il tout à coup.

– Qu’est-ce ? demanda Tippo.

– Une jonque.

– Une jonque chinoise ?

– Oui.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ce sont des pirates, ditJohn Happer, et peut-être bien que nos deux canons feront de lamusique dans quelques heures.

Tippo fronça le sourcil.

Nadir me dit tout bas :

– Si je pouvais souffler sur le fanal dela jonque, je le ferais de bien bon cœur. Ils l’ont aperçu troptôt…

Et nous continuâmes à écouter Tippo-Runo etJohn Happer qui paraissaient tenir conseil.

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