Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 25

 

Ce capitaine se nommait John Happer, petit,trapu, d’une force herculéenne, son cou de taureau disparaissaitdans un collier de barbe rouge ; le front bas, l’œil dur, cethomme avait un aspect repoussant.

On sentait qu’il devait avoir une volonté defer et que l’homme qui ne plierait pas sous cette volonté seraitbrisé.

Il entra d’un pas brutal, son chapeau de toilecirée sur le derrière de la tête et jeta dans la salle ce regardinvestigateur d’un marchand d’esclaves au bazar.

Il compta les Malais du doigt.

Nadir s’était penché vers moi et medisait :

– S’il nous prend tous, nous serons lesmaîtres à bord.

Mais Nadir se trompait dans ses calculs, commeon va le voir.

Le premier qui attira l’attention du capitainefut Nadir lui-même.

Il marcha droit à lui et lui dit enbaragouinant la langue de l’archipel indien :

– Es-tu libre ?

– Oui, répondit Nadir.

– Combien veux-tu pour une navigationd’une année ?

– Huit cents piastres, répliquaNadir.

Le capitaine haussa les épaules.

– Et toi ? me dit-il en meregardant.

Nadir ne me donna pas le temps derépondre :

– C’est mon frère, dit-il, nous nenaviguons jamais l’un sans l’autre, il faut nous embaucher tous lesdeux.

– Pour douze cents piastres, dit lecapitaine.

– Non, dit Nadir.

L’Indien savait qu’en se montrant âpre augain, il inspirerait d’autant plus de confiance à John Happer.

– Allons, dit celui-ci, treize centcinquante piastres et c’est marché conclu.

Nadir me regarda ; nous parûmes nousconsulter.

– Quatorze cents dit-il enfin.

– Goddam ! murmura l’Anglais, ceschiens de moricauds veulent être payés comme des ambassadeurs.

Après le juron, il lâcha un soupir et finitpar dire :

– C’est fait, vous êtes à moi tous lesdeux.

Et il ouvrit un gros sac de cuir qui pendait àsa ceinture de flanelle rouge, en tira dix guinées et nous lesdonna en manière d’arrhes sur le marché.

Puis il se remit à se promener dans la salle,examinant les autres matelots malais qui tous étaient des Indiensdévoués à Nadir.

Mais soit qu’il n’eût pas besoin de huitmatelots, soit qu’il trouvât que quatre des six autres fussent tropchétifs…[2]

– Hum ! me dit Nadir, quatre hommespour lutter contre tout un équipage, c’est peu…

– Mais, lui dis-je, nous nousembarquerons donc ?

– Sans doute.

– Et puis ?

– Nous nous emparerons du navire.

– J’entends bien.

– Nous jetterons Tippo-Runo à la mer etnous ramènerons le navire, l’enfant et les trésors en Europe.

– Tu consentirais donc à yrevenir ?

– Oui, me dit Nadir, car je veux revoirRoumia.

Une flamme sombre avait passé dans son regard,tandis qu’il prononçait ce nom.

Évidemment je ne connaissais encore que lamoitié de son histoire avec la Belle Jardinière.

Le capitaine anglais, tandis que nousparlions, avait fait apporter sur la table deux bouteilles de rhumet des verres.

Sur un signe de lui, nous nous approchâmesainsi que les deux faux Malais qu’il avait embauchés.

Il nous versa à boire, puis quand nous eûmesalignés nos verres, il tira de sa poche un portefeuille dans lequelse trouvaient des engagements tout préparés, selon la formuleordinaire du commerce anglais.

Et, nous tendant un crayon rouge, il nous fitsigne d’apposer notre nom au bas de cet écrit.

L’autorité britannique s’occupe peu de savoirà quel prix un capitaine de navire a acquis la liberté d’un hommepour un temps quelconque.

Du moment que la signature de cet homme setrouve au bas d’un engagement, elle met toute sa force decoercition au service de l’embaucheur.

Nous appartenions donc désormais au capitaineJohn Happer et il nous compta, selon l’usage, trois mois d’avancede notre solde.

Puis, quand ce fut fait et que les bouteillesfurent vides, il nous dit :

– En route, maintenant, nous appareillonsce soir. Il n’y avait plus à s’en dédire.

Seulement Nadir fronçait le sourcil. Au lieude huit que nous comptions être nous n’étions plus que quatre.

Et quatre hommes pour en réduire douze ouquinze c’était peu.

Cependant Nadir ne perdit pas courage et medit :

– Un homme résolu en vaut six.Marchons !

Nous quittâmes le schoultry et nous suivîmesJohn Happer, qui nous traînait après lui comme un véritablebétail.

Une heure après nous étions à bord.

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