Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 46

 

Cependant Tippo-Runo, après avoir, comme àl’ordinaire, cuvé son vin, s’éveilla avec le premier rayon dusoleil.

Quand il se fut suffisamment frotté les yeux,le major regarda autour de lui.

Roumia s’était endormie sur une pile decoussins ; la tourterelle était dans sa cage.

Le sabord seul était ouvert.

Pourquoi ?

Le major s’en approcha ; puis il regardala Belle Jardinière endormie.

– Qui sait si elle n’a pas songé à sesauver ? dit-il. Mais cette supposition, lui parut absurdetout de suite et il murmura en souriant :

– On ne quitte pas un homme aussi richeque moi. Il faisait chaud ici, elle aura eu besoin d’air.

Comme il faisait cette réflexion, deux coupsdiscrets furent frappés à la porte de la cabine.

– Entrez ! dit le major.

La porte, qui était verrouillée en dehors,s’ouvrit et John Happer entra.

– Je suis venu cette nuit, dit-il, maisVotre Honneur était hors d’état de m’entendre.

– Avais-tu donc quelque chose d’importantà me dire ? demanda Tippo-Runo.

– Sans doute.

– Voyons ?

– D’abord j’ai renouvelé monéquipage.

– Pourquoi ?

– Mais parce qu’il est inutile que nousayons à bord des matelots ramenés de l’Inde.

– Tu as raison.

– D’autant mieux que quelques-uns meparaissent avoir des soupçons.

– Sur l’existence du trésor ?

– Oui.

– John Happer, tu es un honnêtehomme.

– Vous vous trompez, répondit lecapitaine, je suis un coquin comme vous ; mais comme j’ai toutintérêt à vous servir, je vais droit mon chemin.

Tippo-Runo ne se fâcha point de cette opinionémise par John Happer sur leur commune moralité.

– Ainsi, dit-il, tu as de nouveauxmatelots ?

– Je n’ai pas gardé un seul desanciens.

– Et les nouveaux sont-ils bonsmarins ?

– Excellents. J’ai chargé de les recruterun homme que je connais de longue main.

– Ah !

– C’est un ancien forçat français qui estun marin de premier ordre.

– Un forçat ?

– Oui, en rupture de ban.

– Singulier choix !

– Dame ! fit John Happer, comme nouspouvons le dénoncer, il sera à nous corps et âme.

– Je vois que mon système te paraît bon,fit Tippo-Runo en riant. Quand serons-nous prêts ?

– Mon avis, dit John Happer, est que cesoir nous sortions du bassin.

– Bon !

– Nous irons nous ancrer en pleineTamise, à une lieue d’ici, à peu près en face de votre cottage.

– Et puis ?

– Et nous appareillerons demain au petitjour.

– C’est fort bien, dit Tippo-Runo.Maintenant veux-tu savoir où nous allons ?

– Oh ! dame ! réponditnaïvement John Happer, je vous avoue que cela me serait agréable.Rien ne dégoûte un marin comme ce qu’on appelle la destinationinconnue.

– Eh bien ! nous allonsfaire un voyage d’exploration sur les côtes orientalesd’Écosse.

– Ah !

– J’ai fait acheter là-bas, à six lieuesd’Édimbourg un vieux manoir perché sur un roc, au bord de la mer.C’est là que je veux mettre mes trésors en sûreté.

– Excellente idée ! dit John Happer.Maintenant, confidence pour confidence.

– Voyons ?

– Vous souvenez-vous de l’homme qui avoulu faire sauter le West-India et qui s’est jeté à lanage ?

– Pardieu ! dit Tippo-Runo, c’étaitle Français Avatar, l’ami du rajah. Heureusement il s’est noyé.

– Vous croyez ?

– Oh ! j’en suis sûr. Tous lesjournaux de l’Inde ont annoncé qu’on avait repêché son cadavreainsi que celui de l’Indien Nadir.

– Eh bien ! dit froidement JohnHapper, les journaux se sont trompés.

– C’est impossible.

– Avatar est parfaitement vivant.

– Allons donc !

– Et il est à Londres.

Tippo-Runo pâlit.

– Il est à Londres, répéta JohnHapper ; mais il n’y a pas longtemps.

– Hein !

– Attendez donc, reprit le capitaine,vous vous souvenez pareillement qu’après son audacieuse tentativede s’emparer du navire, nous avons dressé un procès-verbal que nousavons fait signer de tout l’équipage ?

– Sans doute.

– Ce procès-verbal suffira pour le fairecondamner à mort par un conseil de guerre, s’il tombe jamais auxmains de l’autorité maritime.

– Mais il faut qu’il y tombe.

– On l’arrêtera aujourd’hui même.

– Qui ?

– La police anglaise.

– Mais où ?

– À l’hôtel de Bristol, dans le Strand,où il vit en parfait gentleman.

– Es-tu bien sûr de tout ce que tu me dislà ?

– Très sûr.

– Tu l’as donc vu ?

– Oui.

– Où et quand ?

– Il y a deux jours, au théâtre, deCovent-Garden.

Je l’ai fait suivre par un de mes matelots,mais il a perdu sa trace. Alors j’ai promis à cet homme une forterécompense s’il retrouvait le gentleman et, cette nuit même, jel’ai vu.

– Et il l’avait retrouvé ?

– C’est lui qui m’a appris qu’Avatarlogeait à l’hôtel de Bristol.

– Soit, dit Tippo-Runo dont le frontétait baigné de quelques gouttes de sueur. Mais la police tecroira-t-elle ?

– Je vais m’en aller à l’amirauté déposerles pièces d’accusation.

– Et puis ?

– En même temps, mon homme ira chez unconstable et lui indiquera la retraite du coupable.

– C’est parfait, dit Tippo-Runo ens’essuyant le front. Mais c’est égal, j’aurais préféré que cediable d’homme se fût noyé.

– On le fusillera et cela reviendra aumême.

Comme John Happer parlait ainsi, un soupirs’échappa des lèvres entr’ouvertes de la Belle Jardinière.

– Chut ! fit Tippo-Runo.

Roumia rouvrit les yeux et manifesta unétonnement si bien joué, en se retrouvant dans la cabine duWest-India, que John Happer et Tippo-Runo eussent juré partous les saints du Paradis qu’elle avait dormi réellement.

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