Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 40

 

La Belle Jardinière demeura calme sous cettemenace de mort.

Cependant la jalousie de Tippo-Runo luimontait du cœur au cerveau ; et le cerveau s’affolait peu àpeu.

– Parle, ou je te tue ! dit-il.

Alors, de courbée qu’elle était, elle se mitsur son séant et le regarda.

Jamais elle ne l’avait regardé ainsi.

Jamais il n’avait vu ce regard étincelant etfroid comme une lame d’acier qu’on agite au soleil ; jamais iln’avait vu ce rire moqueur et cruel qui glissait maintenant sur lesplus belles lèvres du monde.

– Ah ! dit-elle, vous voulez que jeparle ?

– Oui.

– Vous voulez savoir ?

– Oui, dit Tippo-Runo.

Et sa main se crispait sur le manche dupoignard, tandis que ses narines se gonflaient et que son sein sesoulevait, avec effort, tant était terrible l’orage qui grondait enlui.

Elle ne sourcilla point, elle ne parut pasépouvantée.

– Puisque vous le voulez, dit-elle, jeparlerai.

Il respira bruyamment.

– Ah ! tu as peur ? dit-il.

– Non, je n’ai pas peur de cette mortdont vous me menacez, répondit-elle ; mais je veux êtrefranche avec vous, car j’ai horreur de ces scènes de jalousie quiparaissent vous plaire infiniment.

Il y avait dans sa voix un accent sourdementrailleur qui acheva de déconcerter Tippo-Runo.

Roumia reprit :

– Je jouerai cartes sur tables avec vous.Je ne suis ni une honnête femme ni une femme sentimentale etromanesque, je suis une courtisane. Seulement, je veux un palais etnon une maison, et mes petites dents que vous comparez à des perlessont assez bien trempées pour croquer vos lingots.

Ceci étant posé, mon cher major, j’ai écoutévos doléances amoureuses, parce que, me disait-on, vous étiezfabuleusement riche.

– Je comprends cela, dit froidementTippo-Runo, et si j’étais à votre place, je ne me conduirais pasautrement.

Ce langage pervers avait rendu à ce misérabletoute sa présence d’esprit ordinaire.

– Mais, dit-il encore, tout cela est fortbien sans doute, mais ne m’apprend en aucune façon…

– Quel est l’homme qui est venu ici,cette nuit ?

– Justement.

– Et qui a voulu me tuer, à tellesenseignes que je porte les marques de ce poignard ?

– C’est cet homme dont je veux savoir lenom, dit Tippo avec un geste de colère.

– Attendez donc alors, et écoutez-moibien.

– Voyons ?

– Quand vous m’avez rencontrée à Paris,poursuivit Roumia, j’avais des chevaux, des diamants, une maisonmontée et pas de dettes. Cependant je dépensais plus de trois centmille francs par an.

– Eh bien ?

– Cela vous prouve qu’avant que le majorsir Edwards Linton revînt de l’Inde avec ses trésors, il y avait depar le monde des gens qui m’aimaient assez pour alimenter monluxe.

Chacune des paroles de la Belle Jardinièreentrait au cœur de Tippo-Runo comme une pointe d’épée.

Elle avait trouvé le défaut de cette âmecuirassée !

Tippo n’eût pas été jaloux d’un pauvre diabled’amoureux ; il rugissait comme un lion blessé, à la penséequ’un homme pouvait songer à mettre autant d’or que lui aux piedsde Roumia.

Celle-ci continua :

– Quand je vous ai suivi, je me suisbornée à écrire un mot de rupture ; j’ai pris soin de faireperdre ma trace.

– Et cette trace ?…

– Il m’aimait tant, qu’il l’aretrouvée.

– Et il a osé venir ici ?

– Oui.

– Et vous ne m’avez paséveillé ?

– D’abord, vous étiez ivre.

– Qu’importe !

– Ensuite, je ne suis pas femme à jeter àla porte un homme qui s’est conduit avec moi royalement.

– Et qui s’est ruiné, sans doute ?fit Tippo avec dédain.

– Vous vous trompez, mon ami.

– En vérité !

– La fortune de l’homme dont je parle estinébranlable.

– Allons donc !

– Dix rongeurs comme moi s’acharneraientaprès elle, qu’ils ne l’entameraient pas.

L’orgueil et la jalousie de ce voleur detrésors étaient au supplice.

Roumia avait, comme on dit, trouvé lejoint.

– Mais quel est cet homme ?s’écria-t-il.

– Son nom vous est inconnu.

– Le nom d’un homme aussi riche.Pourtant…

– Mettez que c’est un Tartare, un Turc ouun Mongol.

– Mais, dit Tippo-Runo qui, dans sa rage,conservait cependant toute sa lucidité d’esprit, puisqu’il était siriche, pourquoi l’avez-vous quitté pour moi ?

– Parce qu’on m’avait dit que vousl’étiez davantage.

– Il est certain, répondit le voleur detrésors, évidemment flatté de ce compliment, il est certain que jesuis plus riche que personne en Europe.

– C’est ce que tout le monde croitici.

– À Londres ?

– À Londres et à Paris.

– Vous voyez bien…

– C’était ce que je croyais moi-même.

Tippo tressaillit.

– Et ce que je ne crois plus, ditfroidement la Belle Jardinière.

Tippo fit un pas en arrière.

– Je n’avais pas jugé utile de merenseigner, poursuivit-elle, et je vous avais cru sur parole.

– Vous aviez eu raison.

– Attendez, l’homme dont je vous parle etqui me connaît bien est venu cette nuit et m’a dit :

– Si le major était plus riche que moi,je m’inclinerais.

– Vraiment ? dit Tippo d’un tonrailleur.

– Mais le major, a-t-il poursuivi, est unaventurier et un imposteur. Il a apporté de l’Inde quelques sacs deroupies et peut-être une ou deux poignées de diamants. Cela dureradeux ou trois mois, au bout desquels il s’esquivera en voussouhaitant meilleure chance.

Tippo-Runo fut pris d’un gros rire.

– Ah ! il croit cela ?dit-il.

– Et-il le prouve.

– Comment ?

– Aucun banquier de Paris, ni de Londres,ni de Francfort, ni de Vienne, n’a un million à vous.

– C’est vrai.

– Vous ne possédez pas un pouce de terre,soit en Angleterre, soit en France.

– C’est vrai encore.

– Enfin, le vice-roi des Indes, consultépar le télégraphe, a répondu que vous étiez parti après avoirréalisé une modeste aisance.

– Tout cela est exact. Mais, ditfroidement Tippo-Runo, j’ai des millions accumulés les uns sur lesautres.

– Où sont-ils ?

L’Anglo-Indien regarda à son tour Roumia.

Il la regarda comme le vautour sa proie, lereptile des tropiques l’être qu’il fascine et veut engloutir.

– Bah ! dit-il après un moment desilence, si je vous le disais, cela vous coûterait trop cher…

Roumia eut un éclat de rire :

– Et si je veux savoir, à mon tour,moi ? dit-elle.

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