Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 47

 

Marmouset était demeuré en faction sur labarque à charbon, immobile à deux encablures du brick leWest-India.

Mais rien d’extraordinaire ne s’était produità bord de ce navire pendant le reste de la nuit et personne n’étaitmonté sur le pont.

Au jour, et un peu avant le lever du soleil,le terre-neuve qui était couché à l’avant de la barque dressa toutà coup les oreilles.

Ce mouvement attira l’attention deMarmouset.

Le chien se leva et tourna la tête vers lequai.

Alors Marmouset aperçut un homme debout quilui faisait des signes.

Pour tout autre que Marmouset, cet hommen’était-pas Rocambole.

Le maître avait de nouveau changé d’attitude,de costume et de visage.

Il avait voûté sa taille, couvert son visagede larges favoris roux, sa tête d’une épaisse chevelure grisonnanteen broussaille, et un tatouage ornait son cou qui paraissait entrerdans les épaules.

Si Rocambole voulait ressembler à quelqu’un,en ce moment, c’était évidemment à John Happer.

La barque à charbon portait suspendu à sonarrière un petit canot d’une dizaine de pieds.

Marmouset le mit à flot, sauta dedans,s’empara de la godille et gagna le quai.

– Suis-moi, dit Rocambole, au moment oùil posait le pied sur le parapet.

Ce ne fut que dans une rue voisine du quai queRocambole donna à Marmouset l’explication de sa conduite.

– Tel que tu me vois, lui dit-il, je nesuis plus Rocambole.

– Ah !

– Je suis John Happer.

– Le capitaine duWest-India.

– Justement.

– Je ne comprends pas, dit Marmouset.

– Attends ; ce soir, à minuit, jeprends le commandement du West-India, et tu es mon commisaux écritures.

– Mais… Tippo-Runo ?…

– Tippo-Runo, quand je monterai à bord,sera prisonnier à fond de cale.

– Qui donc s’emparera de lui ?

– Toi.

– Allez toujours, maître, dit Marmouset,car jusqu’à présent, je ne comprends pas un mot de toute cetteénigme.

– C’est fort simple, repritRocambole ; John Happer, et Tippo-Runo doivent partir ce soirpour une destination inconnue.

– Comment le savez-vous ?

– Par un billet de Roumia que m’a apportéla colombe.

– Fort bien.

– John Happer a congédié tout sonéquipage. Il n’a pas gardé un mousse de l’ancien.

Il a chargé un homme dont il se croyait sûr delui recruter dix matelots résolus.

– Et cet homme ?…

– Dont il se croit sûr, m’appartientcorps et âme. Je n’ai pas le temps de te dire pourquoi ni comment.Tu verras.

– Où allons-nous ?

– Au Roi-George, chezCalcraff.

– Nous y trouverons cet homme ?

– Et nous y verrons venir John Happertout à l’heure. Tout cela était encore obscur pour Marmouset, maisil jugea inutile de questionner Rocambole.

Une demi-heure après, il était installé aveclui et Joseph Couturier, le maître timonier, dans une salle enfuméeau premier étage de la taverne, où Calcraff avait coutume de mettreceux de ses clients qui avaient à parler d’affaires sérieuses.

– Tu es sûr que John Happer vavenir ? disait Rocambole.

– J’ai rendez-vous avec lui à neuf heurespour lui présenter mes dix matelots. Sur votre ordre, ceux-ci neviendront qu’à dix heures, et nous aurons le temps d’expédier JohnHapper.

– Et tu m’assures qu’aucun d’eux ne leconnaît intimement ?

– Aucun, j’en suis certain, n’a naviguéavec lui. Il y en a deux qui prétendent l’avoir rencontré il y acinq ans, dans les mers du Sud ; mais, ajouta le timonier,vous vous êtes si bien fait sa tête, que cela n’a pasd’importance.

– À l’œuvre donc, dit Rocambole.

La salle où ils se trouvaient était encommunication avec une autre plus petite.

– Je vais attendre là, dit Rocambole. Ilpourrait me reconnaître en entrant, et essayer de résister. Il fautle surprendre.

En même temps, Rocambole, qui avait sous saveste un petit paquet enveloppé dans un numéro du Times,passa dans la pièce voisine et se tint derrière la porte.

Marmouset demeura auprès du timonier.

Quelques minutes après, neuf heures sonnèrentà l’église Saint-Paul.

– Attention ! dit JosephCouturier.

Et il appela Calcraff.

Le tavernier monta, apportant trois doublespintes.

– Tu n’as personne en bas ? lui ditle timonier.

– Non. Ce n’est pas l’heure de dîner.

– Tu es sourd, n’est-ce pas ?

– Sourd et aveugle. Mais ma cave estouverte et il y a dedans une belle futaille vide qui fera votreaffaire.

Et Calcraff sortit en riant.

Quelques minutes après, un pas lourd retentitdans l’escalier.

– Le voilà ! dit JosephCouturier.

En effet, John Happer entra.

– Je t’ai fait attendre, dit-il, maisj’ai passé à l’amirauté, où j’avais quelques petites affaires àrégler. En même temps, j’ai pris mes papiers de bord. Qu’est-ce quece jeune homme ?

– Un de mes matelots.

– Bien. Et les autres ?

– Ils vont venir.

– Alors, buvons un coup.

Mais au moment où John Happer, sans défiance,se versait à boire, la porte de la petite salle s’ouvrit, unsifflement se fit entendre, une corde s’enroula rapide autour ducou du capitaine, qui se trouva renversé sur le sol, à demiétranglé. Rocambole s’était souvenu des leçons qu’il avait prisesde ses anciens ennemis les Étrangleurs.

Le petit paquet qu’il avait tout à l’heuresous la veste n’était autre chose qu’un lasso, et ce lasso venaitd’abattre John Happer comme une masse.

Le timonier et Marmouset se jetèrent sur luiet le maintinrent étendu sur le sol.

En même temps, Rocambole parut et, luiappuyant son poignard sur la gorge :

– Mon bon John Happer, lui dit-il, ilfaut nous obéir sur le champ ou mourir, le temps est cher, et nousn’avons pas le moyen de le dépenser inutilement.

John Happer était un homme prudent, il avaitvu Rocambole à l’œuvre, et savait ce dont il était capable. Aussin’essaya-t-il ni de crier, ni de résister.

En un tour de main, Joseph Couturier, sur unsigne de Rocambole, avait lié pieds et poings au capitaine.

Alors Rocambole appela Calcraff, vers lequelJohn Happer tourna un regard rempli de colère et de reproche, etlui demanda de quoi écrire.

Puis, s’adressant de nouveau à JohnHapper :

– On va vous délier la main droite, etvous allez écrire sous ma dictée.

On avait relevé John Happer et on l’avaitassis devant la table sur laquelle Calcraff déposa une plume et del’encre.

– Et si je refuse ? dit JohnHapper.

– Vous serez mort dans dix secondes.

John Happer se résigna.

Alors Rocambole lui dicta le billetsuivant :

 

« À Son Excellence le major Linton.

« Je vous envoie mon maître d’équipage,qui va prendre le commandement du navire avec ses dix matelots dontje réponds comme de moi. Il fera sortir le brick du bassin et iram’attendre à une lieue au-dessous de Londres. À minuit je serai àbord, prêt à exécuter vos ordres.

« Je reste à terre jusque-là pour réglerdifférentes affaires.

« JOHN HAPPER. »

 

Quand ce billet fut écrit, plié, et que lecapitaine y eut mis l’adresse, Rocambole appela de nouveau lediscret Calcraff.

– Tu me réponds de cet homme pendant dixjours ? lui dit-il.

– Oui, dit Calcraff. Il sera à merveilledans la futaille vide dont je vous ai parlé, au fond de ma cave, etdans dix jours…

– Tu le laisseras libre d’aller à larecherche du West-India,répondit Rocambole d’un tonmoqueur.

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