Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 30

 

La pirogue avançait toujours, ses rameurscouchés sur leurs avirons.

Tout à coup une lueur se fit, puis un nuage defumée qui enveloppa le navire.

Nadir et moi nous fermâmes instinctivement lesyeux au moment où la détonation se faisait entendre.

Quand nous les rouvrîmes, la fumée s’étaitdissipée et la pirogue continuait sa marche.

John Happer poussa un cri de rage.

Il pointa le second canon.

Celui-ci était chargé à mitraille.

Une grêle de balles passa au-dessus de lapirogue.

Ceux qui la montaient s’étaient couchés à platventre.

Aucun ne fut atteint.

– Ces démons sont doncinvulnérables ! s’écria John Happer.

Les trois autres pirogues entouraientmaintenant le navire et se trouvaient à portée de fusil. Onrechargea les pièces.

– Feu ! commanda John Happer.

La pirogue qui était le plus près de nous futatteinte cette fois ; elle chavira et ses huit hommestombèrent à la mer.

Mais on les vit reparaître, nageant avecvigueur, le poignard malais aux dents.

Les trois autres pirogues avançaienttoujours.

– Feu ! feu ! répétait JohnHapper.

Chaque matelot épaulait et tirait, mais on eûtdit qu’une main invisible détournait les projectiles de leurbut.

Les pirogues, intactes, abordèrent le navire,une à bâbord, les deux autres par tribord.

Les hommes qui nageaient se cramponnèrent auxéchelles.

En moins de dix minutes, le pont futenvahi.

Quelques-uns de nos mystérieux amis tombèrentsanglants à la dernière décharge des armes à feu.

– Voici le moment, dis-je à Nadir.

Et j’allais me ruer, la hache d’abordage aupoing, sur John Happer lui-même.

Mais Nadir me retint.

– Pas encore ! me dit-il, ou toutest perdu.

Au moment où le combat s’engageait avecacharnement entre les prétendus pirates chinois et les matelotsanglais, tandis que Tippo, éperdu, se réfugiait dans sa cabine ets’y enfermait, résolu à y défendre chèrement sa vie, l’œil d’aiglede Nadir avait interrogé les profondeurs de l’horizon.

Entre le ciel bleu et la mer qui conservaitencore la teinte verdâtre de la tempête, Nadir avait aperçu tout àcoup un panache de fumée grise.

– Regarde ! me dit-il.

– Qu’est-ce que cela ?demandai-je.

– Tout est perdu !

– Comment ?

– Regarde, regarde !

Et Nadir pâlissait de rage sous la couchebistrée de son visage. Le panache grandissait et courait droit surnous.

– C’est une frégate à vapeur, me ditNadir.

Le combat était si acharné que ni lesassaillants, ni les matelots du brick n’avaient aperçu lafrégate.

La jonque l’avait vue et cherchait à fuir.

Le pont ruisselait de sang, les matelotsanglais qui avaient jeté le fusil pour la hache d’abordage sebattaient en désespérés.

La confusion était telle, du reste, que nul nes’apercevait que nous demeurions, Nadir et moi, spectateurs de lalutte, sans y prendre part.

Soudain un coup de canon se fit entendre.

C’était la frégate qui n’était plus qu’à unmille de distance.

– Sauvés ! s’écria John Happer quiperdait son sang par dix blessures.

À la vue de la frégate, les Anglais reprirentcourage ; les Indiens se regardèrent d’un air indécis.

Tout à coup on entendit une voix quiprononçait quelques paroles dans une langue inconnue.

Cette voix, c’était celle de Nadir.

Nadir, dans cette langue mystique connueseulement des fils de Sivah, ordonnait à ses hommes de serembarquer précipitamment dans les pirogues et d’abandonner le pontdu brick.

Cette voix que John Happer n’entendit pas aumilieu de la confusion générale, fut écoutée par les fauxpirates.

Ils obéirent.

Une douzaine d’entre eux gisaient sanglantssur le pont, pêle-mêle avec des matelots anglais.

Les vingt autres abandonnèrent précipitammentle navire, se jetèrent à la mer et regagnèrent leurs pirogues.

La frégate était loin encore, elle avait perduquelques minutes et ralenti son allure pour couler bas la jonquechinoise.

Ce fut l’affaire d’une bordée.

Nadir, calme de visage et la rage au cœur, vitla jonque percée à fleur d’eau par dix boulets couler à pic avecson équipage.

Le temps perdu par la frégate avait été mis àprofit par les fils de Sivah qui survivaient à ce désastre.

Ils s’étaient rembarqués etfuyaient-maintenant de toute la vitesse de leurs avirons vers lenord-ouest.

Depuis notre départ de Calcutta, nous avionstoujours suivi la côte.

Par les temps clairs, on apercevait la terre ànotre droite, perdue dans la brume.

Nadir me dit :

– Ils sont sauvés !

Je hochai la tête et lui répondis :

– La frégate va mettre son canot à la meret leur donner la chasse.

– Non, dit. Nadir, il y a des écueils àfleur d’eau et la frégate ne voudra pas perdre une de sesembarcations.

Et Nadir avait raison, en effet, car lorsquela frégate arriva sur nous, les pirogues étaient tout près de lacôte et il fallait renoncer à les poursuivre.

Le brick fut accosté.

Un officier de la frégate monta à bord et putconstater les résultats sanglants du combat.

Le pont était encombré de morts et demourants.

Les vingt matelots du West-Indiaétaient réduits à dix, nous compris, Nadir et moi.

John Happer, blessé à l’épaule, au bras et àl’abdomen était hors d’état de garder le commandement du brickqu’il venait de remettre à un second.

Mais le West-India était sauvé.

La frégate nous procura en abondance tous lessecours dont nous avions besoin, et après avoir fait prisonniersdeux des assaillants qui n’étaient que blessés et n’avaient pufuir, elle nous laissa et continua sa route vers Calcutta.

Le second avait pris le commandement.

Il se faisait fort, avec son équipage décimé,de gagner le plus prochain port de commerce et d’y réparer sesavaries.

Nadir me dit alors :

– Rien n’est désespéré encore.

– Non, répliquai-je, et si tu veux, melaisser faire, tu verras…

– Quel est ton projet ?

– Je te le dirai si tu peux m’affirmerdeux choses.

– Voyons ?

– Notre unique compagnon, le faux Malaisdemeuré avec nous, est-il bon nageur ?

– Excellent.

– Peut-il gagner la côte à lanage ?

– Je le crois.

– Et tu me réponds que cette côte esthérissée de brisants et d’écueils ?

– Je te l’affirme.

– Eh bien ! tu verras.

Et je me mis à regarder attentivement lesecond qui venait de monter sur le pont.

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