Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 4

 

Sur un signe de mon compagnon, les deux nègresse jetèrent sur moi et me terrassèrent.

J’avais déjà les mains liées, on m’attacha lesjambes, puis on passa une corde qui reliait mes pieds et mes mainset le bout de cette corde fut fixé au tronc du mancenillier.

Dès lors j’étais réduit à la plus complèteimpuissance et condamné à mourir sous cette ombre empoisonnée.

Le faux agent de police me ditalors :

– Tippo-Runo t’avait confié à unéléphant-bourreau, tu as su triompher de l’éléphant. Maintenant quej’ai rempli la mission qui m’était confiée, laisse-moi te souhaiterd’échapper à ce nouveau péril.

Tu es un homme brave et aventureux, et tuétais digne d’un meilleur sort.

Et sur cette dernière raillerie, le guide deTippo-Runo m’abandonna.

Couché sur le dos, enchaîné à cet arbre, je levis s’éloigner ainsi que les deux nègres.

Bientôt ils eurent disparu à travers lesarbres et je me trouvai seul, au milieu de cette forêt peuplée debêtes féroces, étendu sous les rameaux de cet arbre qui sert detombe à quiconque se repose sous son ombre funeste.

Pendant un moment, en proie à un véritabledésespoir, je fis des efforts inouïs pour briser mes liens.

Mais les cordes de soie dont les Indiens seservent ont la solidité de l’acier, et les nœuds qu’ils saventfaire sont aussi inextricables que le nœud gordien.

La nuit vint.

C’est une chose horrible et sublime à la foisque la nuit dans une forêt indienne.

Silencieuse tout le jour, elle se peuple, avecles ténèbres, de mille bruits, confus d’abord, stridentsensuite.

Bientôt le vent s’élève à travers les arbreset leur arrache des craquements lugubres.

Puis au bruit du vent se mêlent bientôtd’autres bruits.

Au lointain, le tigre commence à faireentendre son cri rauque.

On dirait le roulement du tonnerre.

Puis le sol tremble tout à coup.

Est-ce une armée qui passe avec ses lourdscaissons d’artillerie ?

Ce n’est pas une armée, c’est une trouped’éléphants qui, après avoir ravagé une vaste plaine de maïs et deriz, va porter ailleurs ses déprédations.

Ensuite les feuilles mortes qui jonchent lesol, s’agitent tout à coup, heurtées, froissées, comme par unruisseau souterrain qui ferait une irruption soudaine à lasurface.

En même-temps aussi, on entend comme le chocrégulier et cadencé des castagnettes qu’agite dans ses doigtsfiévreux une danseuse invisible.

C’est le serpent à sonnettes qui passe.

Toutes ces menaces, tous ces cris sourds, tousces bruits sinistres plongent le cœur et l’esprit dans uneinexplicable angoisse.

À la peine qui torture l’âme, vient, sejoindre bientôt la douleur physique.

C’est l’influence des rameaux du mancenillierqui commence à se faire sentir.

D’abord, en ce climat brûlant, sous ce cieldans lequel le soleil, en se retirant, laisse encore une réactionincandescente, comme le four demeure rouge après l’extinction dudernier tison, le mancenillier répand le froid.

Un frisson, imperceptible d’abord, et qui vagrandissant, s’empare de votre corps.

Puis le frisson grandit toujours ; tousles membres tremblent, les dents claquent, l’estomac se serre, lecœur vient sur les lèvres.

C’est la fièvre !

Puis encore vos tempes pétillent, et bientôtun cercle de fer les enserre.

En même temps votre crâne est attaqué par desmarteaux invisibles, ou troué par des vrilles plus aiguës que lesplus fines aiguilles de Birmingham.

C’est la migraine qui vient.

Après la migraine, le délire.

Un mélange bizarre de douleurs atroces et dejouissances infinies, de torture et de volupté.

Le mancenillier produit tous les effets duhatchis.

Tantôt c’est un cheval emporté à traversl’espace sur la croupe duquel vous êtes vissé : tantôt c’estune femme aux bras d’albâtre dont les caresses vous brûlent leslèvres ; puis c’est le monstre qui vous fascine, le reptileouvrant la gueule, le tigre allongeant la patte, la panthèretournant sur vous un œil langoureux et féroce à la fois.

Et pendant tout ce temps, la mort avance à paslents.

Le malheureux qui se débat sous cette horribleétreinte la voit venir ; il veut fuir, ses membres sontliés ; il veut crier, sa voix est éteinte ; il veut prieret ne sait plus de prière.

Tout à coup, au monstre imaginaire, produithybride de la fièvre et des émanations pestilentielles de l’arbrede mort, un véritable monstre succède.

C’est un tigre, – un vrai tigre, – le tigreroyal, à la robe brune zébrée de larges bandes d’un jaunefauve.

Il a senti la chair fraîche ; il a flairéune proie.

En deux bonds, il accourt…

Et ses deux yeux qui rayonnent comme deuxtrous pratiqués à la voûte de l’enfer, ses deux yeux vousfascinent, vous dévorent par avance.

**

*

 

Et le sombre et fulgurant éclat de ces deuxyeux dissipa tout à coup le délire qui m’étreignait, et je revinscomplètement à moi, secouant les torpeurs morbides dumancenillier.

Un tigre venait de s’arrêter à vingt pas demoi, et un dernier bond devait lui permettre de me broyer sous sesgriffes d’acier.

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