Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 26

 

Il fait une de ces nuits sombres, en dépit dela voûte étoilée, qu’on ne retrouve que sous les latitudestropicales.

Le navire marche silencieusement.

À peine un léger crépitement se fait-ilentendre, à peine un peu d’écume se montre-t-il à l’avant.

Le West-India, c’est le nom du brickque commande le capitaine John Happer, a levé l’ancre à sept heuresdu soir, comme le soleil descendait majestueusement de la dernièrecrête des montagnes dans la mer.

Il y a six heures que nous marchons.

Pour la première fois, depuis six heures,Nadir et moi nous pouvons être seuls.

On nous a placés dans la seconde bordée.

La seconde bordée est de quart et nous voilàréunis, causant tout bas en français, une langue que personne neparle à bord, si ce n’est le capitaine John et son illustrepassager Tippo-Runo.

Celui-ci s’est embarqué au dernier moment.

Nous l’avons vu monter à bord comme un simplemortel, entièrement vêtu à l’européenne et portant un parapluiesous son bras.

Il avait eu le temps de blanchir, à Calcutta,et de perdre ce magnifique teint bistré qui le faisait prendre pourun Indien.

Il avait coupé ses cheveux, laissé pousser sesfavoris et s’était donné la vraie tournure d’un gentleman du comtéd’York ou du Lancashire qui voyage par économie.

À le voir, dans son costume tout pareil,jaquette, gilet et pantalon verdâtres, coiffé d’un chapeau gris etun parapluie sous le bras, personne ne se serait douté un instantque toute la nuit précédente avait été employée à entasser sestrésors dans la cale du West-India.

Le capitaine John Happer a-t-il crutransporter des tonneaux de riz et de café ou des tonneauxd’or ?

Ou bien le capitaine John Happer a-t-il une deces probités robustes qui résistent à la tentation ?

Mystère.

Toujours est-il que Tippo-Runo, redevenu lemajor sir Edward Linton, paraît être le maître absolu à bord.

Brutal, insolent d’ordinaire avec tout lemonde, John Happer se montre envers Tippo-Runo d’une politesseobséquieuse et servile.

Tippo est le vrai capitaine.

– J’ai craint un moment, dis-je à Nadir,qu’il ne m’ait reconnu.

– Quand ?

– Lorsque, après son embarquement, il apassé une sorte d’inspection de l’équipage.

– Ne crains rien, me répondit Nadir, tues méconnaissable. Quant à moi, il ne me connaît pas et ne m’ajamais vu.

Le calme de Nadir m’étonne un peu.

– Nous ne sommes que quatre à bord, luidis-je.

– Je le sais.

– L’équipage se compose de matelotsanglais qui se battront résolument.

Nadir se prend à sourire.

– En outre, Tippo-Runo et ses deuxdomestiques sont un auxiliaire de quelque valeur.

Nadir sourit toujours.

– Enfin John Happer est un hommerésolu…

– Qui sait ? fit Nadir.

Un moment j’ai eu la pensée que Nadir comptaitcorrompre le capitaine.

Il m’a deviné.

– Non, me dit-il, pas encore.

– Pourquoi ?

– Il faut nous réserver cela commedernière ressource.

– Tu comptes donc sur autrechose ?

– Oui.

Alors, Nadir, s’appuyant à la muraille dubord, étend la main vers l’horizon, à l’ouest.

– Regarde bien, me dit-il, ne vois-tu pasune lumière qui rase les flots ?

– En effet.

– On dirait une étoile détachée duciel.

– Eh bien ?

– C’est une jonque.

– Une jonque chinoise ?

– Montée par de faux Chinois, comme iciil y a de faux Malais.

– Explique-toi, Nadir.

– Quand nous sommes sortis du schoultry,j’ai eu le temps de glisser dans la main de l’un de nos compagnonsdédaigné par John Happer, un morceau de feuille de palmier, surlequel j’avais écrit quelques mots à la hâte.

– Et ces mots étaient adressés ?

– À l’homme qui commande après moi lesFils de Sivah.

– Que luiordonnais-tu ?

– D’armer sans retard une jonque qui nousappartient et qui est à l’ancre dans le bassin, de carénage.

– Bon !

– Il y a dix hommes résolus à bord.

– Oseront-ils attaquer lebrick ?

– Sur un signal que je leur ferai.

– Quand ?

– Oh ! nous ne sommes pas pressés…dans deux ou trois jours.

– Mais la jonque sera-t-elle assez finevoilière pour nous suivre ?

– Elle a une marche supérieure à celle detous les bricks du monde, et ne navigue d’ordinaire que sous lamoitié de sa toile.

L’espoir de ressaisir les trésors du rajah merevenait au cœur.

En ce moment le capitaine John Happer parutsur le pont.

– Silence ! me dit Nadir.

Et tous deux nous nous rendîmes à notrebesogne comme de vrais matelots.

John venait droit sur nous, le cigare à labouche, un sourire d’insolente satisfaction sur les lèvres.

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