Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 31

 

Le second ressemblait à John Happer lecapitaine, à peu près comme le cheval pur sang ressemble au groscheval de trait nourri dans les pâturages du Perche.

John Happer était gros, les épaules carrées,le cou court et musculeux, les mains velues et de taillemédiocre.

Le second, qui se nommait Murphy, était ungrand jeune homme aux cheveux châtains, mince, élégant de tournureet tel que j’étais moi-même à l’époque où je me nommais le vicomtede Camboth et où sir Williams venait de terminer mon éducation.

Il était rasé au menton et ne portait qu’unepaire de petits favoris.

Habituellement il se montrait sur le pont latête nue.

Mais lorsqu’il prenait le quart et commandait,pour peu que la nuit fût fraîche, il avait coutume de rabattre sursa tête le capuchon d’un gros caban goudronné.

Je songeais à tout cela, pendant qu’il passaitprès de nous, et mon passé me revenait en mémoire.

J’ai pris tous les déguisements, je me suisfait cent fois une tête, comme disent les acteurs.

Le second était de ma taille, une idée mevenait, celle de jouer son rôle.

La nuit approchait, le vent était faible, maisquelques nuages qui couraient à l’horizon semblaient nous prédireune brise plus forte dans quelques heures.

J’attendis que le second se fût éloigné et jedis à Nadir :

– À quelle heure le second a-t-il pris lequart ?

– À midi.

– Ainsi il va le quitter ?

– Dans une heure.

– Qui le remplacera ?

– Le maître timonier.

– Jusqu’à quelle heure ?

– Jusqu’à minuit.

– À merveille.

Nadir me regarda d’un air étonné.

– Que comptes-tu faire ? medit-il.

– Je compte prendre le quart du second àminuit.

– Oh !

– Te mettre à la barre.

– Et puis ?

– Et diriger le navire sur les récifs dela côte. Il s’y brisera infailliblement ; mais avec le secoursde tes hommes, nous sauverons les épaves, c’est-à-dire le trésorqui est dans la double cale.

– Ton plan est hardi, me dit Nadir, maisil est impraticable.

– Tu crois ?

– Sans doute. Comment veux-tu que lesecond te cède le commandement ?

Je me pris à sourire.

– C’est mon secret, répondis-je.

Mon assurance frappa Nadir.

– Après cela, me dit-il, l’homme qui atriomphé d’Ali-Remjeh est capable de tout. Je crois ce que tu medis.

Je lui dis encore :

– Tout à l’heure nous allons être relevésde quart, et il nous sera loisible de nous aller coucher dans noscadres, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Comment appelles-tu notrecompagnon ?

– Singhi.

– Veux-tu lui ordonner de m’obéiraveuglément ?

– Certainement.

– C’est bien, attendons…

Nadir ne me questionna pas davantage etattendit patiemment que nous quittassions le pont.

Il murmura quelques mots à l’oreille du fauxMalais, c’est-à-dire de l’unique fils de Sivah que nous eussions àbord, et celui-ci me regarda d’une façon expressive qui voulaitdire :

– Je suis prêt à vous obéir.

La bordée de tribord venait de succéder à labordée de bâbord et nous regagnâmes l’entrepont.

Je me glissai dans mon cadre et je feignis dedormir.

Singhi était à côté de moi.

L’entrepont était faiblement éclairé par unfanal unique.

Lorsque les ronflements sonores de mescompagnons m’apprirent que tous dormaient, j’appelai Singhi à voixbasse :

– Viens avec moi, lui dis-je.

Il se trouva debout sur-le-champ et mesuivit.

Nous nous dirigeâmes en rampant vers la cabinedu second.

La porte en était entr’ouverte.

Le second dormait tout vêtu.

Une petite lampe brûlait suspendue au-dessousdu sabord qui servait de fenêtre à la cabine.

Singhi et moi nous arrivâmes jusqu’à sacouchette sans qu’il fit un mouvement.

Nous avions fermé la porte sans bruit etpoussé le verrou.

Les Indiens ont un merveilleux talent pourficeler un homme avec une de ces cordes de soie minces etrésistantes que le plus violent effort ne saurait briser.

Singhi s’était, sur mon ordre, débarrassé decelle qu’il portait autour des reins.

Je lui fis un signe qu’il comprit ; ettous deux nous nous précipitâmes sur M. Murphy, qui s’éveillaen sursaut.

Mais il n’eut pas le temps de crier, car jelui enfonçai dans la bouche un foulard.

En même temps aussi Singhi le garrotta en untour de main.

Ainsi réduit à l’impuissance, le second nousregardait avec une sorte de terreur.

Mais son effroi fit place à un étonnementprofond, lorsque j’eus ouvert la bouche.

Jusque-là, ni Singhi, ni Nadir, ni moin’avions parlé d’autre langue que l’anglais, que nous baragouinionsà dessein, et l’indien qui paraissait être ma languematernelle.

Comme le capitaine John Happer, M. Murphyparlait français.

Ce fut donc avec une sorte de stupeur qu’ilm’entendit lui adresser la parole dans cette langue.

– Mon cher monsieur, lui dis-je, il estdes nécessités fort dures dans la vie. Je vais être obligé de vousjeter à la mer par un sabord, si vous ne me promettez pas de voustenir tranquille.

Son étonnement redoubla, je le devinai à lafaçon dont il me regarda.

– Tout à l’heure, continuai-je, vouscomprendrez pourquoi j’ai besoin que vous gardiez le silence.

Le foulard l’empêchait de crier, la corde quilui liait les bras et les jambes le mettait dans l’impossibilité defaire un mouvement.

Cependant, il pouvait lui prendre la fantaisiede pousser un hurlement étouffé à travers son bâillon, et lemoindre bruit pouvait nous perdre.

Je dis à Singhi, en langue indienne :

– S’il crie, tue-le !

Singhi se plaça auprès du second, un poignardà la main, prêt à exécuter mes ordres.

Alors M. Murphy me vit prendre unecuvette, de l’eau et une éponge et me laver le visage.

La couche noire qui le couvrait disparut et jeredevins blanc comme lui.

Singhi, non moins étonné, me regardait.

Quand j’eus retrouvé ma peau d’Européen, je medépouillai de mon pantalon rayé et de mes autres vêtements et jem’emparai des habits de rechange appartenant au second et quiétaient pendus au-dessus de son lit.

Après quoi, j’endossai son caban et, lorsquele capuchon en fut rabattu sur ma tête, je me regardai dans unpetit miroir.

J’avais la taille, la tournure du second.

Singhi témoignait un étonnement non moinsgrand que M. Murphy.

Mais ce dernier fit un véritable soubresaut,en dépit de ses liens, lorsque, me retournant vers lui, je luiadressai de nouveau la parole.

Ce n’était plus ma voix, c’était la siennequ’il croyait entendre.

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