Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 29

 

La mer était maintenant hérissée comme lessommets des Alpes.

Tantôt suspendu à la crête d’une vaguegigantesque, tantôt roulant dans les profondeurs d’un abîme, leWest-India était ballotté comme une coquille de noix.

À chaque instant, le brick embarquait deslames qui balayaient le pont.

Les hommes s’accrochaient aux cordages.

John Happer s’était fait attacher sur son bancde quart.

Les mâts craquaient sous l’effort du vent.

Si je n’avais pas été marin, j’auraiscertainement perdu la tête.

Mais je me souvenais de cette nuit terrible oùj’avais fui le bagne de Toulon, et d’ailleurs j’avais foi dans lecalme, la hardiesse et l’expérience de John Happer.

Cet homme paraissait transfiguré.

Sa voix roulait comme le tonnerre et dominaitle bruit du vent et le sourd grondement des lames.

Tippo avait voulu monter auprès de lui, et,comme lui il s’était fait attacher.

La jonque était en vue, chaque fois que leWest-India montait au sommet d’une vague.

Alors on pouvait la voir danser sur la lamecomme un véritable feu follet.

Et John répétait :

– Je n’ai pas peur de la tempête, j’aipeur des pirates.

– Ils ont autant de mal que nous, sansdoute, balbutia Tippo.

– Maintenant, oui, mais après.

– Après ? dit Tippo, ils aurontcomme nous des avaries à réparer.

– Si nous étions plus près et s’il étaitjour, répondit John Happer, vous verriez qu’ils ont démâté lajonque. Elle est rasée comme un ponton, et ils ont peu à craindrede la tempête. Leurs mâts se démontent en un clin d’œil.

Comme il disait cela, un coup de vent couchale navire sur le flanc et le grand mât fit entendre un horriblecraquement.

John Happer poussa un rugissement ; avecsa hache d’abordage qu’il avait auprès de lui il coupa la corde quile retenait au banc de quart, tomba sur le pont comme lafoudre.

Le capitaine, le charpentier du bord et deuxmatelots se mirent à attaquer le mât à coups de hache.

Cela dura dix minutes.

Au bout de ces dix minutes, le mât fitentendre un dernier craquement et s’abattit tout de son long sur lepont, brisant une partie de la muraille de tribord.

Alors le navire se releva.

Alors aussi John Happer poussa un cri detriomphe.

De nouveau la lueur infernale du fanal depoupe de la jonque venait de disparaître.

– Peut-être ont-ils coulé à pic, ditTippo.

– Non, répondit John Happer, ils aurontrencontré quelque courant sous-marin qui les aura entraînés.

– Nous sommes sauvés.

– Entends-tu cela ? disais-je àNadir qui était toujours près de moi.

Nadir secoua la tête.

– Ne crains rien, me dit-il. Les hommesqui montent la jonque sont d’autres marins que les Chinois. Danshuit jours, ils seront encore dans nos eaux ; et nousn’attendrons pas huit jours… sois tranquille.

Nadir parlait avec une telle confiance que jene pouvais mettre ses paroles en doute.

Dans les mers de l’Inde, les tempêtes sontterribles, mais elles sont courtes.

Le vent tomba peu à peu ; aux premièresclartés de l’aube, la mer s’apaisa.

Alors nous pûmes constater les désastres quenous avions subis.

Nous avions perdu une partie de notre mâtureet une lame, en balayant le pont, avait enlevé trois matelots.

Parmi eux se trouvait un des prétendus Malais,c’est-à-dire un des deux hommes embauchés par John Happer et surlesquels Nadir pouvait compter.

Nous n’étions donc plus que trois à bord.

Mais la jonque nous suivait.

Pourquoi s’était-elle éloignée ?

– Le capitaine se trompe, me dit Nadir,il n’y a pas de courants sous-marins dans ces parages.

– Cependant on ne la voit plus.

– Elle nous rejoindra.

Le soleil se dégagea bientôt de la voûteplombée du ciel qui peu à peu reprit sa couleur d’azur. Mais si lamer était houleuse encore, le vent était tombé tout à fait.

– Il faut songer à réparer nos avaries,disait le capitaine à Tippo-Runo.

– Et continuer notre route, répondit letraître qui eût déjà voulu poser le pied sur la terre anglaise.

– Nous ne ferons pas grand cheminaujourd’hui.

– Mais les pirates nous ontabandonnés.

– Je l’espère.

Et John Happer, tout en donnant, des ordrespour redresser le grand mât et réparer la cuirasse, braquait avecobstination sa lunette sur tous les points de l’horizon.

La jonque était invisible.

Nadir, à son tour, commençait à froncer lesourcil.

– Il est impossible, me disait-il, queKoulmi ait perdu sa route.

– Qu’est-ce que Koulmi ?

– Celui de mes hommes qui commande lajonque.

Il sait à merveille le chemin que prennent lesnavires qui font voile vers l’Europe.

– Peut-être la jonque était-elle tropchargée.

– Non, ce n’est point cela.

Soudain Nadir me serra violemment le bras.

– Regarde me dit-il.

Et il étendit la main vers l’ouest.

J’ai l’œil perçant, un œil de marin. Cependantje ne vis rien.

Mais un juron de John Happer m’apprit lavérité tout entière.

Ce que Nadir avait aperçu, ce que je nepouvais voir, ce que John Happer tenait maintenant au bout de salongue-vue, c’était la jonque qui nous avait dépassés durant lanuit.

– La jonque ! la jonque ! hurlale capitaine. Et il passa sa lunette à Tippo-Runo.

– Je n’ai pas besoin de lunette, moi,disait Nadir tout bas. J’y vois plus loin et plus clair qu’un aigledes montagnes. C’est bien la jonque.

Elle a largué ses basses voiles et vient surnous ; dans deux heures, nous serons presque bord à bord.

John Happer s’était tourné versTippo-Runo :

– Votre Honneur, disait-il, il n’y a plusà en douter, c’est à nous que la jonque donnait la chasse.

– Pensez-vous qu’elle nousattaquera ? demanda Tippo avec inquiétude.

– Avant le coucher du soleil.Allons ! il n’y a plus à s’en dédire.

Et John Happer dès lors fit ses préparatifs decombat, avec le même calme qu’il avait montré pendant latempête.

On chargea un des canons à mitraille.

On distribua les armes à l’équipage.

Puis, on attendit.

La jonque marchait lentement, mais ellemarchait toujours.

Bientôt elle nous apparut, son équipage toutentier sur le pont.

Puis, arrivée à deux portées de canon, ellemit en panne.

– C’est bien cela, murmurait John Happeren tordant d’une main fiévreuse ses gros favoris roux ; c’estla manœuvre habituelle de ces brigands.

En effet, lorsqu’elle fut en panne, la jonquemit ses embarcations à la mer.

Elle en avait quatre.

Chacune des quatre était montée par huithommes.

– Ils sont moins nombreux que je nepensais, dit le capitaine anglais ; il faudra voir…

À égale distance de la jonque et du brick, lesembarcations se séparèrent.

L’une prit à gauche, l’autre à droite, toutesdeux avec l’intention de tourner le navire.

Une troisième-demeura en place.

La quatrième vint droit à nous, avecl’intention de nous accoster par tribord.

– Tâchons toujours de couler celle-là,murmura John Happer.

Et il pointa lui-même l’un des deuxcanons.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer