Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 33

 

Une heure après, Nadir était à la barre etnous gouvernions droit sur les récifs de la côte.

J’étais le maître du navire et la nuit étaitsi noire que pas un des matelots anglais ne s’était aperçu de lasubstitution.

Tous croyaient obéir à M. Murphy.

Un seul homme aurait pu avoir des doutes etdeviner enfin la vérité à la marche du navire ; c’était lemaître timonier.

Mais cet homme n’était plus sur le pont.

Il était allé se coucher, avec d’autant moinsde remords que la mer était bonne, la brise assez forte, et qu’iln’y avait rien de nouveau à bord, si ce n’est un homme à lamer.

Mais comme cet homme était, pensait-on, un destrois Malais, on ne s’en était préoccupé que quelques secondes.

Pour des Anglais, un Malais n’est point unhomme.

Quant aux autres matelots, ils exécutaientfort tranquillement les manœuvres que je commandais, persuadés quenous suivions la route ordinaire, tandis que Nadir avait mis le capsur la côte.

Debout sur mon banc de quart, j’attendais avecune sorte d’anxiété que Singhi, le faux Malais, nous donnât signede vie.

Il y avait trois heures qu’il s’était jeté àla nage.

Pour lui donner le temps d’arriver et derejoindre les compagnons de Nadir, qui bien certainement nes’étaient pas éloignés du rivage, nous avions louvoyé pendant deuxheures environ, tantôt nous rapprochant et tantôt nous éloignant dela côte.

Enfin, une lueur rougeâtre m’apparut dans lelointain.

Ce n’était pas un phare ; car la lumièredes phares est régulière et d’un diamètre correct ; tandis quecelle-là grandissait ou diminuait selon le vent, passait du rougevif au rouge foncé, et il était facile de comprendre que la fuméequi s’élevait autour de la flamme était cause de ce phénomène.

Ce ne pouvait être que le signal de Singhi etNadir gouverna droit dessus.

Évidemment, selon mon ordre, Singhi avaitallumé son feu au-dessus d’un écueil.

Tout allait bien, une seule chose, pourtant,me préoccupait quelque peu.

Je songeais à ce jeune enfant qui n’étaitautre que le fils du malheureux rajah Osmany.

Après l’avoir enlevé de chez Hassan, letailleur, Tippo-Runo l’avait comblé de caresses, et il s’y étaitlaissé prendre, il l’appelait mon père.

Venir dire à cet enfant que Tippo-Runo étaitun traître et que nous étions ses amis, nous était chose insenséeet impraticable.

Il fallait nous emparer de l’enfant comme d’unprisonnier de guerre, le sauver du naufrage qui allait avoir lieuet l’emmener de vive force.

Nadir et moi nous avions concerté le plan.

L’enfant couchait dans la propre cabine deTippo-Runo, qui ne le quittait pas plus que son ombre.

Il était convenu qu’au moment où le naviretoucherait et où le craquement se ferait entendre, Nadir seprécipiterait dans la cabine, s’emparerait de lui et sauterait à lamer en le tenant dans ses bras.

Ce qui devait arriver était fort simple, dureste, en dehors de la vie de l’enfant, qu’il fallait sauver à toutprix.

Sur les dix ou douze matelots qui restaient àbord, cinq ou six, comme beaucoup de marins, du reste, ne savaientpas nager et se noieraient infailliblement.

De ce nombre était le seul homme qui pouvaitencore sauver le navire, c’est-à-dire le maître timonier.

Si les autres gagnaient la terre à la nage,ils ne songeraient guère qu’à eux, se soucieraient peu de sauver lenavire, dont ils ignoraient la réelle cargaison et, d’ailleurs, ilsétaient tellement inférieurs aux fils de Sivah que la lutte, sielle s’engageait, ne pouvait être ni longue ni douteuse.

Tippo, depuis que la frégate anglaise avaitmis en fuite les prétendus pirates chinois et coulé la jonque,Tippo-Runo, disons-nous, se montrait fort tranquille.

Il allait, de temps en temps, par pur acquitde conscience, visiter John Happer, qui était hors d’état dequitter le lit ; montait sur le pont après chaque repas, etaprès avoir fumé une heure ou deux, redescendait et se couchaitfort tranquillement.

À mesure que la nuit s’avançait, la brumes’épaississait.

Je savais que nous n’étions plus qu’à deux outrois milles de la côte, mais je ne la voyais plus.

Seule, la lueur du feu allumé par Singhi etses compagnons nous apparaissait à demi effacée. Comme cesréverbères qu’on entrevoit dans le brouillard de Londres.

Cependant, le gabier de misaine l’aperçut etla signala.

– C’est le fanal de poupe d’un navire,répondit Nadir.

– Mais nous gouvernons droit dessus,observa le gabier.

– Nous saurons bien l’éviter, réponditNadir.

Néanmoins, il fallait se hâter, car le journ’était pas loin.

J’avais fait larguer tout ce que nous avionsde toile, et nous courions vers le récif avec une rapiditévertigineuse.

Tout à coup, un homme monta sur le pont.

C’était Tippo-Runo.

Tippo s’était réveillé en sursaut, et, prisd’une vague inquiétude, il était monté sur le pont.

D’abord, il n’avait pu voir que tout étaitdans l’ordre accoutumé.

Cependant une chose l’avait frappé.

La clarté du fanal de poupe se projetait toutentière sur le visage de Nadir qui tenait la barre.

C’était la première fois, depuis notre départ,que Nadir était à ce poste.

Tippo lui en fit la remarque.

Nadir lui répondit tranquillement :

– Je connais les parages où nous sommes,ayant longtemps exercé dans le golfe la profession de pécheur. Dansle combat qui a eu lieu, nous avons perdu notre meilleur pilote, etc’est ce qui a décidé le commandement à me mettre à la barre.

La réponse était si plausible que, d’abord,elle satisfit Tippo-Runo.

Je ne bougeais pas de mon banc de quart, et lecapuchon toujours rabattu, j’avais si bien, pour Tippo-Runo, latournure et la voix de M. Murphy qu’il ne pouvait mereconnaître, bien que, jadis, nous nous fussions trouvés fortsouvent face à face.

L’air était humide. Tippo qui tenait à sasanté, depuis qu’il voulait vivre en bon gentleman, descendit dansl’entrepont et prit le chemin de sa cabine.

Pour y arriver, il lui fallait passer devantcelle du malheureux capitaine.

Or, John Happer souffrait tellement de sesblessures que son stoïcisme l’abandonnait et que la douleur luiarrachait de véritables hurlements.

Tippo, attiré par ses cris, entra.

Le capitaine se tut à sa vue.

– Comment est la mer ? dit-il.

– Bonne.

– Et le temps ?

– Un peu brumeux.

– Qui est à la barre ?

– Un des Malais.

John Happer tressaillit.

– Qui donc l’y a placé ?demanda-t-il vivement.

– Votre second.

– M. Murphy ?

– Oui.

– C’est impossible.

– C’est pourtant lui qui a pris lequart.

John Happer, pris d’une subite émotion, voulutse lever et ne le put.

– Allez prier M. Murphy de venir meparler, dit-il.

Tippo remonta sur le pont.

J’avais eu la fatale inspiration de quittermon banc de quart, et je me promenais sur le pont en fumant.

Le navire n’était plus qu’à un demi-mille del’écueil.

Tippo m’aborda brusquement.

Je m’y attendais si peu que je fis un pas enarrière.

– Donnez-moi un peu de feu, monsieur, medit-il en français.

Je ne lui répondis pas et me contentai de luitendre mon cigare.

Tippo le prit et l’approcha du sien.

Ce fut l’histoire d’un quart de seconde.

La cendre tombée, Tippo aspira fortement et lalueur du cigare se projeta sur mon visage.

Tippo jeta un cri.

Il m’avait reconnu.

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