Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 39

 

Cependant le major Linton, ou Tippo-Runo, carc’était bien le même personnage, dormait fort tranquillement.

Il est des hommes chez qui l’ivresse estpassée à l’état d’habitude régulière.

Depuis plus de vingt ans, le major avaitcoutume de se griser en soupant.

Il dormait quelques heures par là-dessus,cuvait tranquillement son vin et s’éveillait ensuite comme si derien n’était.

Tippo-Runo, que le manuscrit de Rocambole nousa laissé voir pour la dernière fois, à bord du West-India,n’était pas arrivé directement à Londres à son retour desIndes.

Il s’était arrêté en France et avait mêmepassé plusieurs jours à Paris.

C’était là qu’un soir il avait vu, au foyerdes Italiens, la Belle Jardinière.

Le hasard les mettait-il enprésence ?

Dans cette rencontre fallait-il voir le doigtde Rocambole ?

Cette dernière hypothèse était la plusadmissible.

Un homme qui remue des millions à la pelle nedoit jamais désirer quelque chose en vain.

Du moins, telle était l’opinion deTippo-Runo.

Le lendemain, en effet, il obtenait unrendez-vous de Roumia et, trois jours plus tard, ils partaient pourLondres.

La Belle Jardinière s’était trompée en disantque Tippo-Runo n’était pas jaloux.

Il était possédé au contraire de la plustenace et de la plus cruelle des jalousies, – il haïssait le passé.Aucune fortune princière, pensait-il, ne pouvait tenir contre lasienne.

Il avait jugé Roumia. Roumia était unecourtisane et l’or avait sur elle tout pouvoir.

Tippo pouvait satisfaire ses plus ruineuxcaprices avec le vingtième de ses revenus.

Tippo ne craignait donc ni le présent, nil’avenir.

Aussi la menait-il partout, à Covent-Garden, àHyde-Park, aux courses d’Epsom, et le soir s’endormait-iltranquillement après avoir vidé une demi-douzaine de bouteilles devin de Porto.

Mais le passé l’obsédait.

Assurément Roumia avait aimé, peut-êtreaimait-elle encore ?

Qui ? Tippo ne le savait pas, et l’habilecomédienne avait su s’envelopper, à cet endroit, d’un mystèreprofond.

Elle avait même souvent laissé échapperquelques mots vagues qui avaient exaspéré le major.

Tippo avait, dans le passé, un rival quirégnait despotiquement encore peut-être dans le cœur de Roumia.

Mais Roumia demeurait impénétrable.

Or donc, cette nuit-là, en revenant duspectacle, Tippo-Runo avait conduit la Belle Jardinière dans cettepetite maison du bord de la Tamise aux portes de Londres.

Comme à l’ordinaire, il avait soupé, s’étaitgrisé et endormi.

Les autres fois, son ivresse était si bienréglée qu’il s’éveillait au petit jour et regagnait tranquillementson lit.

Mais cette nuit-là, comme l’heure de sonréveil était loin encore, un cri aigu se fit entendre.

Tippo bondit sur l’ottomane où il était couchéet ses yeux s’ouvrirent brusquement. Le cri qu’il venait d’entendreétait un cri de douleur.

– Roumia ! appela-t-il.

La Belle Jardinière ne répondit pas.

Il s’élança dans la pièce voisine et se heurtaà quelque chose qui gisait sur le parquet.

C’était la Belle Jardinière.

Le brouillard de la nuit s’était dissipé et unrayon de lune glissait à travers la fenêtre ouverte.

Roumia immobile, couchée sur le parquet,paraissait morte.

Le major se pencha sur elle toutfrémissant.

Il la prit dans ses bras et l’appela.

Elle ne répondit point.

Tout à coup Tippo poussa un cri. Ses mainsvenaient de rencontrer quelque chose d’humide qui couvrait lesépaules demi-nues de la Belle Jardinière.

Ce quelque chose était du sang.

Alors Tippo, jetant un nouveau cri, se penditaux cordons des sonnettes et les secoua avec fureur.

Les deux domestiques qu’il avait amenés et quicouchaient dans les combles des pavillons accoururent avec de lalumière.

Le major transporta Roumia sur un lit etl’examina.

Elle avait une blessure à l’épaule, – blessuresans gravité, du reste, mais d’où s’échappait du sang enabondance.

Il lui fit respirer des sels.

Roumia ouvrit les yeux et le regarda avec uneexpression de terreur.

– Roumia, disait le major, Roumia, ques’est-il passé ?

– Rien, rien… balbutia-t-elle.

– Mais ce sang ?

– Je me suis heurtée à un meuble.

– Vous mentez ! dit Tippo.

– Non… non… ce n’est rien.

– C’est un coup de poignard que vous avezreçu.

– Je ne sais pas.

– Qui donc est entré ici ?

– Personne.

Et elle regardait autour d’elle avec une sorted’épouvante.

La fenêtre était ouverte, elle dirigea sesyeux de ce côté et parut comprendre.

En même temps Tippo-Runo fut mordu au cœur parl’aiguillon de la jalousie.

Et comme si elle eût voulu que cet aiguillonpénétrât plus avant encore, Roumia regarda de nouveau la fenêtre etpoussa un soupir de soulagement.

Tippo eut un rugissement de fureur.

Il laissa Roumia aux mains des deuxdomestiques occupés à panser sa blessure, et s’élança dehors.

Il arriva dans le jardin.

Là le sol humide portait une empreinte depas.

Une botte fine, étroite, annonçant un petitpied, était çà et là profondément marquée sur le sable desallées.

Tippo se mit à suivre cette trace.

Elle descendait jusqu’à la petite porte dujardin.

Cette porte était demeurée ouverte.

Alors Tippo, ivre de rage, remonta dans lepavillon, congédia d’un geste impérieux les deux domestiques et,demeurant seul avec Roumia lui dit brusquement :

– Un homme est venu ici cette nuit etvous a donné un coup de poignard. Quel est cet homme ?

Roumia secoua la tête :

– Ne me le demandez pas, dit-elle, je nepuis le dire.

– Et si je veux le savoir, moi ! ditTippo d’un ton menaçant.

– Impossible !

– Je le veux !

– Tuez-moi plutôt, dit-ellerésolument.

Soudain Tippo jeta un nouveau cri, quelquechose de brillant gisait dans un coin.

Ce quelque chose était un poignard.

Le poignard sans doute qui avait frappéRoumia.

Et Tippo-Runo, s’en emparant, revint vers labohémienne et lui dit :

– Parle, ou je te tue !

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