Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 8

 

Nadir me dit alors :

– Nous pourrions essayer pendant des moisentiers des combinaisons de toutes sortes pour trouver le secret decette serrure, que nous ne réussirions pas.

Vous autres, Européens, vous avez trouvé desassemblages de lettres ; nous, les Indiens, nous avons unautre système évidemment plus compliqué et plus ingénieux que levôtre.

Et comme je le regardais, ilcontinua :

– Vous n’avez qu’un certain nombre delettres.

Nos chiffres à nous sont incalculables etpeuvent s’étendre de l’unité jusqu’aux trillions de millions.

Évidemment, cette clef doit tourner surelle-même, dans un sens ou dans un autre jusqu’à un chiffrequelconque que nous ne savons pas, que nous ignoreronstoujours.

Par conséquent, il faut obtenir ce chiffre dela bouche d’Hassan.

– Mais Hassan est fou.

– Je le sais.

– Fou et idiot.

– Oui, dit Nadir.

– Comptez-vous donc lui rendre laraison ?

Nadir secoua la tête.

– C’est inutile, dit-il.

Je comprenais de moins en moins et je leregardais d’un air hébété.

Le sourire cependant n’avait point abandonnéses lèvres.

– Remontons, me dit-il, là-haut nouscauserons plus à notre aise.

Et il retira la clef de la serrure et me larendit.

Le fou continuait à rire au bord de latrappe.

Quand il nous vit reparaître, il battit desmains avec ironie.

À n’en pouvoir douter, un seul instinct avaitsurvécu dans le naufrage de sa raison.

Cet instinct, c’était la conservation de sontrésor et la conviction que nul ne pourrait se l’approprier, s’ilne voulait pas.

Nous avions fermé la porte extérieure de lamaison et nous étions bien seuls avec lui.

Nadir reprit :

– Tippo-Runo a eu beau apprendre lalangue hindoue et arriver à un perfectionnement tel que lesbrahmines ne savent pas autant que lui, il a vainement étudié nosmœurs, nos usages ; il est Anglais de naissance et ne serajamais complètement Indien.

– Pourquoi ?

– Mais parce qu’il ignore quelques-uns denos secrets.

L’Inde est le pays des poisons mystérieux etfoudroyants, des narcotiques dont les effets sont aussi variés queles plumes de certains oiseaux.

Si Tippo-Runo avait possédé certain secret quej’ai, moi, il serait en possession du trésor.

– Mais, comment ?

– Hassan le lui aurait indiqué.

– Oh ! par exemple !

– Il aurait ouvert la porte lui-même.

– Devant Tippo-Runo ?

– Certainement.

Mon étonnement faisait place à une certainestupeur.

Nadir reprit :

– L’Indien qui a soif exprime un limondans un peu d’eau et s’en fait une boisson rafraîchissante.

– Après ? fis-je, ne sachant où ilvoulait en venir.

– L’Indien qui ne peut dormir prend ungrain d’opium et le mange.

– Bon !

– L’Indien blessé, poursuivit Nadir,étend sur sa blessure un baume, qui n’est autre que le suc expriméd’une plante, que nous appelons le youma, ce qui veutdire : langue de serpent. C’est avec ce baume que je t’aiguéri.

[…][1]

– Eh bien ! répondit Nadir, lemélange du limon qui rafraîchit, de l’opium qui fait dormir et duyouma qui ferme les blessures produit une boisson quiopère de singuliers effets.

– Ah !

– Celui qui en absorbe la valeur d’undemi-verre ne tarde pas à être pris d’une sorte de gaietéfiévreuse, qui se traduit par une grande exubérance de gestes etune intempérance de paroles.

L’âme la plus repliée sur elle-même, l’espritle plus absorbé n’y résistent pas.

Si profondément enterré que soit un secret aufond du cœur, le breuvage dont je te parle le fait, sur-le-champ,monter au bord des lèvres.

Ces dernières paroles de Nadir éveillèrent enmoi un lointain et terrible souvenir.

Un souvenir de ma première vie, de ma viecriminelle, alors que j’étais l’instrument docile de l’infâmeWilliams.

Je me rappelai qu’alors la Baccarat, dansl’hôtel de laquelle je m’étais introduit rue Moncey, me fit prendreun breuvage qui troubla ma raison au point de m’arracher tous messecrets et ceux de mon maître.

– Mais, dis-je à Nadir, après avoirrefoulé au plus profond de mon âme l’émotion que me causait cesouvenir, comment nous procurer ce breuvage ?

– J’ai des feuilles de youma surmoi.

Et il tira en effet des larges poches de sesbrayes blanches une poignée de petites feuilles triangulaires,qu’il posa sur la table.

– Et de l’opium ?

– Oh ! fit-il en souriant, si pauvreque soit un Indien, si cher que soit l’opium, on en trouve toujoursdans chaque maison.

Et il ouvrit une sorte de bahut, dans lequelle tailleur serrait ses outils et sa pipe, et mit aussitôt la mainsur un petit morceau de pâte noirâtre qu’il me montra.

C’était, en effet, un grain d’opium.

Il ne manquait plus que du limon.

Nadir ouvrit la porte.

La jeune fille était toujours assise au seuilde la sienne.

Nadir l’appela. Elle accourut.

Il lui mit une pièce de monnaie dans la mainet lui commanda d’aller lui acheter des limons au plus proche bazarde comestibles.

Dix minutes après, la jeune fille revint avecles limons.

Alors Nadir les plaça dans un petit mortier àpiler le riz qui se trouvait dans la maison, et il se mit à lesécraser, en les mêlant aux feuilles de youma et au graind’opium, en versant lentement à mesure sur le tout la valeur d’unverre d’eau.

Je vis alors apparaître une belle liqueurrosée qu’il versa dans une coupe de coco.

Hassan regardait d’un air hébété.

Nadir lui présenta la coupe et luidit :

– Bois !

Hassan prit la coupe et la vida d’un trait,avec le double empressement de l’homme qui a soif et de l’enfantqui n’a pas de raison.

– À présent, me dit Nadir, attendons.

Après avoir bu, Hassan tomba bientôt dans uneespèce de rêverie, qui tenait de l’extase.

Puis, peu à peu, son visage s’empourpra, sesyeux brillèrent et des paroles incohérentes sortirent de sabouche.

Alors Nadir ralluma la lampe et me fit signede le suivre. Nous redescendîmes à la cave et nous replaçâmes laclef dans la serrure.

Hassan parlait toujours, en haut, avec uneextrême volubilité.

Il s’était rapproché de nouveau de la trappe,et enfin il descendit, malgré la vive souffrance qu’il éprouvait àmarcher.

M’étant retourné, je le vis derrière moi, quiriait.

Nadir, au contraire, simulait une vivecontrariété te tournait et retournait la clef dans la serrure.

Hassan, riant de plus belle, le poussa ducoude et mit à son tour la main sur la clef.

Puis, nous regardant d’un air moqueur, etcomme pour nous prouver sa supériorité, il tourna la clef uncertain nombre de fois.

La ponte s’ouvrit et les trésors du rajahOsmany s’offrirent à nos regards.

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