Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 37

 

Marmouset attendit environ une heure.

Au bout de ce temps, et comme les buveursdevenaient plus rares et s’en allaient un à un, il vit entrer uneespèce de mendiante de taille gigantesque qui vint s’asseoir prèsde lui.

Un souvenir lointain traversa l’esprit deMarmouset.

Cette femme, il l’avait déjà vue.

Mais où ?

C’était là ce qu’il ne pouvait préciser.

La mendiante frappa de son poing fermé sur latable :

– Du gin ! cria-t-elle.

À cette-voix, le souvenir de Marmousets’éclaira.

Cette femme n’était autre que l’Irlandaisequi, quelques années auparavant, avait aidé à enlever la pauvreGipsy.

Marmouset eut un battement de cœur violent, etune sourde colère s’empara de lui.

Heureusement, il avait acquis un sang-froid etune haute raison qui ne l’abandonnaient jamais complètement.

– Je ne suis pas ici pour mes propresaffaires et mes rancunes, se dit-il, je suis là pour obéir aumaître. Attendons celle qui doit venir.

Marmouset ne pouvait supposer que celle qu’ilattendait ne fût autre que l’Irlandaise.

Aussi fit-il un brusque haut-le-corps, lorsquecette femme qui s’était assise à la table voisine de la sienne, sepencha vers lui, disant :

– Êtes-vous prêt ?

– Prêt à quoi ? demanda-t-il.

– À me suivre.

– Vous !

– Sans doute.

– Où donc ?

– Là où le maître m’a dit de vousconduire… auprès de Roumia.

Marmouset n’en pouvait plus douter.

La femme annoncée n’était autre quel’Irlandaise.

– Eh bien ! dit-il, bois ton gin, jete suis.

Et il jeta une demi-couronne sur la table,faisant signe à la servante du public-house que c’étaitpour payer son verre de grog et la demi-pinte de gin del’Irlandaise.

Celle-ci sortit la première.

Quand ils furent dans la rue, elle se tournavers Marmouset et lui dit en souriant :

– Cela vous étonne peut-être de me voiravec vous, maintenant.

– Dame, fit Marmouset, j’ai peine àcroire que le Maître s’adresse à des misérables tels que toi.

– Je sers fidèlement ceux qui mepayent.

– Je l’espère pour toi, dit sèchementMarmouset.

Et ils se mirent en route.

– C’est un peu loin, dit encorel’Irlandaise.

– Marchons, dit Marmouset en allumant uncigare.

L’Irlandaise était vêtue de haillons sordides,ou plutôt d’un haillon unique, c’est-à-dire d’une longue robe àcapuchon qui la couvrait de la tête aux pieds et qui paraissaitassez ample pour que, à la rigueur, elle eût d’autres vêtements endessous.

Ils se dirigèrent vers le pont de Londres.

– Est-ce qu’elle me conduit encore àHampstead ? pensait Marmouset.

Il faisait une belle nuit anglaise,c’est-à-dire un de ces jolis brouillards jaunes qui ne permettentpoint d’y voir à quatre pas devant soi.

Lorsque l’Irlandaise fut auprès du pont, elles’arrêta.

– Où allons-nous donc ? demandaMarmouset.

– Venez toujours.

Et elle prit l’escalier qui descendait du quaisur la berge.

Marmouset avait un bon revolver dans sa pocheet un poignard sous son gilet. Il était tranquille.

Avec ces deux compagnons, il fût allé au boutdu monde.

Il descendit donc vers la berge, sur les pasde l’Irlandaise.

Là, une de ces surprises qu’adorait jadisRocambole, lui était réservée.

L’Irlandaise, qui le tenait par la main, – carles réverbères du pont ne perçaient de leur lueur indécise que trèsimparfaitement le brouillard, – l’Irlandaise, disons-nous, dégrafale haut de sa robe, qui glissa soudain la long de ses épaules et desa taille et s’arrondit à ses pieds.

Alors Marmouset put voir que la femme étaitdevenue homme ; ou plutôt que la géante s’était métamorphoséeen un matelot vêtu d’une veste brune et d’un pantalon de toilegrise.

La chemise bleue des marins rabattait sonlarge col sur les épaules de l’Irlandaise.

– Au canot ! dit-elle.

– Ah ! nous nous embarquons ?fit Marmouset.

– Sans doute, répondit-elle.

– Nous allons donc bien loin ?

– Hors de Londres.

Marmouset savait obéir, le maître avaitordonné, et Marmouset entra dans un canot que l’Irlandaisedétacha.

Puis elle prit les avirons, poussa au large etse mit à nager vigoureusement, comme le plus habile marinier de laTamise.

Marmouset s’était assis à l’arrière.

– Le maître a des bizarreriessingulières, pensait-il, et une puissance de fascination quepersonne n’aura possédée avant lui, bien certainement.

Il prend des esclaves, et ces esclavesobéissent avec un dévouement aveugle.

Le canot descendait au milieu del’obscurité.

En passant devant les docks, l’Irlandaise sedressa et dit :

« Nous avons du vent, tant mieux !nous irons plus vite. »

Elle dressa le mât qui était couché au fond ducanot, hissa la voile échancrée, prit l’écoute dans sa main et,laissant les avirons, elle alla s’asseoir à la barre.

La voile s’enfla et dès lors le canot filacomme une flèche.

Marmouset voyait fuir dans le brouillard quil’enveloppait les pâles lumières des becs de gaz, qui semblaientensuite s’éteindre une à une.

Puis une obscurité complète se fit.

– Nous sommes hors de Londres, ditl’Irlandaise.

– Et allons-nous loin encore ?

– Dans quelques minutes nous seronsarrivés.

En effet, au bout d’un quart d’heure environ,dans l’obscurité profonde, Marmouset vit luire tout à coup unenouvelle clarté sur la rive gauche.

– Qu’est-ce que cela ? dit-il.

– La maison où vous allez.

Et ce disant, l’Irlandaise lâcha l’écoute etla voile devenue folle se mit à s’enrouler autour du mât.

Puis l’Irlandaise ressaisit les avirons etnagea vigoureusement vers le bord.

Alors, à travers le brouillard, Marmouset putvoir un petit pavillon carré entouré d’un jardin dont les mursarrivaient jusqu’au bord de la Tamise.

Ce pavillon était éclairé à une des fenêtresdu premier étage.

– C’est là, dit l’Irlandaise, qui sautasur la berge pour amarrer le canot.

– Ah ! fit Marmouset.

– Voyez-vous cette porte ?

– Oui, dit Marmouset, qui remarqua unepetite porte pratiqués dans le mur du jardin.

– Eh bien ! prenez cette clé.

– Bon !

– La porte s’ouvrira devant vous. Ensuitevous traverserez le jardin, et quand vous serez au bas du perron dela maison, vous frapperez trois coups dans vos mains : c’estle signal.

– Tu ne viens donc pas avec moi ?demanda Marmouset à l’Irlandaise.

– Non, répondit-elle.

Et sautant de nouveau dans le canot, ellepoussa au large, laissant Marmouset seul sur la berge dufleuve.

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