Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 43

 

Comme Roumia était parfaitement renseignée paravance sur la fortune du major Linton et qu’elle avait joué unevéritable comédie en paraissant en douter, elle ne manifesta nisurprise, ni admiration à la vue de tant d’or accumulé.

– C’est bien, dit-elle en regardantTippo-Runo, vous êtes vraiment riche !

– Ah ! vous trouvez ?

– La preuve en est que je reste avecvous.

Un sourire passa sur les lèvres deTippo-Runo.

– Je l’espère bien, dit-il ; etpuis, vous voudriez partir maintenant qu’il serait trop tard.

– Vraiment ?

– Sans doute. Je vous le prouverai tout àl’heure. Venez avec moi.

Il fit un signe à John Happer, qui remonta etreferma le panneau.

– Conduis-nous, lui dit-il alors, dans lacabine de madame.

John Happer passa devant et traversal’entrepont dans toute sa longueur.

Là, il poussa une autre porte, et la BelleJardinière se trouva, non au seuil d’une cabine de marin, mais d’unboudoir de petite maîtresse.

Les boiseries étaient recouvertes d’une étoffede Smyrne aux tons harmonieux et d’un merveilleux coloris.

Un épais tapis jonchait le sol.

Pour meubler ce réduit de six pieds carrés, onavait dévalisé les magasins les plus opulents de l’ébénisterieanglaise.

C’était un palais en miniature.

Tippo-Runo s’enferma avec Roumia et lui ditalors :

– Voilà votre demeure, chère amie.

– Comment ! ma demeure ?

– Sans doute.

– Provisoire, j’imagine ?

– Pour deux ou trois mois.

– Hein ?

– Nous allons voyager.

– Bah !

– Que vous importe, puisque je suisriche…

– C’est vrai, dit-elle ; mais je neme trouve pas très grandement logée.

– Quand nous serons en pleine mer, vouspourrez monter sur le pont.

– Où allons-nous ?

– C’est ce que je ne puis vous direaujourd’hui.

– Et… à quand le départ ?

– Demain soir, un peu avant le coucher dusoleil, si le vent se maintient et si le temps est beau.

– Alors je puis retourner à terreaujourd’hui.

– Non, certes.

– Pourquoi donc ?

– Mais parce que vous avez maintenant monsecret et que mon secret ne doit pas courir les rues deLondres.

Elle haussa les épaules :

– Croyez donc à l’amour des hommes !murmura-t-elle.

– L’amour n’exclut pas la défiance,répondit-il avec cynisme.

Elle ne répondit rien et parut se résigner àcette captivité momentanée.

– Cela ne doit pas nous empêcher desouper.

– Qui donc nous servira ?

– John Happer.

– Qu’est-ce que John Happer ?

– Le capitaine de ce navire, quim’appartient, comme lui, John Happer, m’appartient également.

– Ah !

Tippo-Runo frappa du poing sur la cloison.

John Happer accourut.

– Donne-nous à souper ! ditTippo-Runo.

Cinq minutes après, le capitaine, devenuprovisoirement domestique, roulait devant lui une table touteservie.

– Maintenant, laisse-nous… ordonnaTippo.

Mais comme John Happer se retirait, Roumial’arrêta d’un geste.

Et regardant Tippo :

– Est-ce que vous ne me rendrez pas matourterelle ?

Les prisonniers, depuis Pélisson, ont le droitde charmer leur solitude et leur captivité par la compagnie d’unanimal quelconque, fût-ce une araignée.

– Qu’à cela ne tienne ! ditTippo.

Et il s’adressa à John Happer.

– Prends le canot, dit-il, et va chercherla tourterelle de madame.

John Happer disparut et Tippo-Runo se mittranquillement à souper.

Ce n’était pas une raison parce qu’ilchangeait d’habitation pour que Tippo-Runo changeât rien à seshabitudes.

Il soupa comme à l’ordinaire et butpareillement.

À deux heures du matin, il était ivre-mort etroulait sous la table.

Alors Roumia se leva et courut à la porte.

Mais cette porte était fermée en dehors.

Elle eût inutilement brisé ses ongles pouressayer de l’ouvrir.

Sous la soie aux couleurs chatoyantes, il yavait du chêne ferré et massif.

– Prisonnière ! murmura-t-elle aveccolère. Il faut pourtant que le maître sache que Tippo partdemain.

À trois heures du matin, une clef tourna dansla serrure.

C’était John Happer qui revenait, portant à lamain la cage et la tourterelle endormie.

Il jeta un regard sur Tippo-Runo, secoua latête et murmura :

– Le canon de l’amirauté ne leréveillerait pas, il faut attendre.

– Vous avez quelque chose à luidire ?

– Oui.

– D’important.

– Très important. Mais ça ne faitrien.

Et il sortit, refermant la porte avecprécaution.

Mais la cabine avait une fenêtre, c’est-à-direun sabord.

Roumia l’ouvrit et l’air de la nuit entrafrais et humide dans la cabine.

Puis elle regarda Tippo, toujours étreint parl’ivresse.

Tippo ne devait s’éveiller que dans deux outrois heures.

La Belle Jardinière tira de son sein uncarnet, en arracha une feuille et, avec un crayon, traça dessus cesmots :

 

« Je suis à bord d’un navire dontj’ignore le nom. Mais le capitaine se nomme John Happer. Lestrésors sont dans la cale.

« Nous levons l’ancre demain soir. À bonentendeur, salut !

ROUMIA. »

 

Ce billet écrit, elle attendit patiemment.

Bientôt un rayon de faible clarté entra dansle sabord.

Alors la tourterelle, qui dormait la tête sousson aile, s’éveilla et se mit à roucouler.

Roumia attacha le billet sous son aile, laprit sur sondoigt et l’approcha du sabord.

Et la tourterelle s’envola.

Tippo dormait toujours.

Mais la tourterelle n’alla pas loin sansdoute, car moins d’une heure après, elle était de retour.

Au billet de Roumia, on répondit par un autre,et il ne contenait que ces trois mots :

Tout est prêt.

Roumia caressa l’oiseau et le remit dans sacage.

En ce moment Tippo-Runo commença à s’agitersur le lit de repos où il était étendu.

L’ivresse se dissipait, et un sourire vint auxlèvres de la Belle Jardinière, qui murmura :

– Il était temps !

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