Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Chapitre 32

 

Pendant ce temps-là, Nadir était dans soncadre, en proie à une certaine inquiétude.

Les heures s’écoulaient et ni moi ni Singhi nerevenions.

Il y avait une bonne raison pour que cedernier ne reparût pas dans l’entrepont : c’est que, depuisune heure, il avait quitté le navire.

Voici ce qui s’était passé :

Après le mouvement d’effroi que j’avaisarraché à M. Murphy, en lui parlant tout à coup et en imitantson timbre de voix, Singhi s’était écrié :

– On jurerait M. Murphylui-même.

Le second me regardait avec terreur.

– Monsieur, lui dis-je, vous commencezpeut-être à comprendre, sinon qui-je suis, au moins ce que j’ail’intention de faire. C’est moi qui vais, cette nuit, commander àbord.

Il me regardait toujours avec la mêmeexpression d’épouvante et d’étonnement.

Je continuai :

– Il me répugne de prendre votre vie.Vous êtes un brave marin, vous êtes, je le crois, un honnête homme.Cependant, si vous étiez libre, votre devoir serait d’appeler àvotre aide et de nous faire jeter à fond de cale, cet homme etmoi.

Il fit un signe affirmatif.

– Il faut donc que je m’assure votreimpuissance et votre silence, poursuivis-je, et ce n’est pas chosefacile, car, en dépit de votre bâillon, vous parviendrezcertainement, quand je ne serai plus là, à pousser quelques crisinarticulés qui seront entendus.

Il me fit un nouveau signe affirmatif.

Le marin est religieux, surtout le marinanglais ; les dangers perpétuels de sa profession lui ontappris à se confier à Dieu et à avoir foi en la Providence.

Sur la petite table qu’il avait auprès de sacouchette et sur laquelle il posait, en se couchant, sa montre, soncompas et sa boussole, j’aperçus une bible.

Ce fut pour moi un trait de lumière.

– Monsieur Murphy, lui dis-je, si je vousdemande un serment en échange de votre vie, me leferez-vous ?

Il me regarda de nouveau et parut attendre queje m’expliquasse.

– Je vous l’ai dit, repris-je, j’aibesoin de votre silence pendant six heures. Au bout de ce temps,vous serez libre. Si, sur cette bible, vous voulez me jurer derester ici tranquillement, sans faire le moindre bruit, sansappeler à votre aide, sans essayer de briser vos liens, je vousfais grâce…

Une sombra indignation brilla dans sesyeux.

– Non, non ! fit-il d’un signe detête.

– Mais je vais être obligé de voustuer !

– Il eut un mouvement d’épaule quivoulait dire :

– Je préfère la mort au déshonneur.

Je consultai ma montre, j’avais du tempsdevant moi, et rien ne nous pressait.

Singhi tenait toujours son poignard levé et aumoindre cri du second, ce poignard eût disparu dans sa gorge.

Je m’assis sur le pied de la couchette et jedis à M. Murphy :

– Peut-être, quand vous saurez quel estmon but, vous me ferez le serment que je vous demande.

Et alors je lui racontai en quelques mots, –et je vis à son visage bouleversé qu’il ne savait absolument riende tout cela, – je lui racontai, dis-je, que le West-Indiaétait au service d’un traître, que Tippo-Runo emportait en Europedes trésors qu’il avait volés, et que notre cause, à nous quiessayions de lui ravir ces trésors, était juste et sacrée.

Je lui disais tout cela, espérant le toucher,l’amener à me faire le serment que je lui demandais.

Mais il demeura inébranlable.

Il secouait la tête et semblaitdire :

– Tuez-moi !

Je m’étais juré, moi, de ne pas verser lesang ; je ne voulais pas rougir nos mains de celui de ce jeunehomme fidèle à son devoir.

Pourtant, comme je ne pouvais pas demeurerdans la cabine, il eût été imprudent de l’y laisser.

Une inspiration me vint.

Le sabord était ouvert, et une bouffée de ventvint me frapper au visage.

Je m’en approchai et, me penchant en dehors,je pus me convaincre de trois choses : d’abord que nousn’étions pas à plus de trois milles de la côte, ensuite que le ventavait fraîchi et que le navire allait assez vite pour qu’un homme,si bon nageur qu’il fût, ne le pût suivre à la nage ; enfinque la nuit était assez obscure pour qu’un homme tombant à la mer,ne fût pas aperçu de ceux de l’équipage qui se trouvaient sur lepont ou dans la mâture.

Je me tournai vers Singhi :

– Nadir, lui dis-je, prétend que tu esbon nageur.

– Oui, répondit-il.

– Gagnerais-tu la côte à lanage ?

– Certainement.

– Et si nous jetions à la mer le secondtout garrotté, et que tu tombasses à l’eau en même temps que lui,pourrais-tu avec ton poignard couper les liens et lui rendrel’usage de ses membres ?

– Oui.

– Alors, dis-je en regardantM. Murphy, qu’il soit fait ainsi et que Dieu vienne à votreaide. Peut-être êtes-vous bon nageur et pouvez-vous échapper à lamort.

Il détourna les yeux de moi avec une sorte dedédain et parut attendre son sort avec calme.

Je donnai alors mes instructions à Singhi.

Il était nécessaire qu’il atteignît la côte àla nage, et parvint à rejoindre les fils de Sivah qui avaientéchappé aux poursuites de la frégate.

Quand il les aurait rejoints, ils allumeraientun grand feu sur une falaise, juste en face de quelque écueil, puisils attendraient que le navire vînt s’y briser.

Singhi comprit parfaitement.

Alors nous primes M. Murphy àbras-le-corps et nous l’attachâmes a une longue corde.

Puis nous le jetâmes à la mer par le sabord,tandis que je tenais toujours le bout de la corde au long delaquelle Singhi se laissa glisser à son tour.

Penché sur le sabord, je vis le malheureuxjeune homme disparaître un moment sous les vagues ; puisSinghi, qui nageait comme un poisson, tira la corde à lui, et, avecson poignard qu’il avait tenu aux dents en sautant à la mer, ilcoupa la corde et les liens du second.

Il était temps, car sans cela M. Murphyse fût noyé.

Je le vis alors nager et essayer de suivre lenavire, tandis que Singhi disparaissait dans la brume.

En même temps j’entendis crier sur lepont :

– Un homme à la mer !…

Le second avait été aperçu par le gabier demisaine.

Le maître timonier, qui commandait, allaitfaire mettre la chaloupe à la mer.

Je m’y opposai.

Le capuchon de M. Murphy rabattu sur lesyeux, je parlai d’une voix claire et retentissante :

– Ce serait perdre la chaloupe sanssauver l’homme, criai-je.

Et, montant sur le banc de quart, je me mis àcommander la manœuvre.

M. Murphy, qui s’était débarrassé de sonbâillon, nageait vigoureusement en appelant au secours ; ils’était-mis dans le sillage du navire, ce qui lui permit de noussuivre quelques minutes.

Mais bientôt sa voix fut couverte par le bruitdes vagues et il disparut dans l’obscurité.

Nous n’avions plus rien à craindre de lui etil me restait l’espoir qu’il échapperait à la mort et pourraitgagner quelque rocher près de la côte.

J’avais si bien imité sa voix et pris satournure, que l’équipage croyait, en m’obéissant, avoir affaire auvéritable M. Murphy.

Quant à l’homme tombé à la mer, on crut quec’était moi, et Nadir qui était monté, sur le pont en fut convaincului-même.

Je le vis s’appuyer morne et désespéré à lamuraille de tribord, cherchant à sonder du regard les ténèbres dela nuit.

Alors, rendant un moment le commandement aumaître timonier, je descendis du banc de quart, et, m’approchant deNadir, je lui frappai sur l’épaule.

Il se retourna vivement :

– Tu ne me reconnais donc pas ? luidis-je.

Il étouffa un cri.

– Tais-toi ! ajoutai-je. Je vais temettre à la barre tout à l’heure.

– Toi ! toi ! murmurait-il avecun accent d’étonnement intraduisible.

– Je t’avais dit que je commanderaiscette nuit, répondis-je. Tu le vois, je tiens parole.

Nadir croyait rêver…

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