Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE V – Dans la tourmente

Baruch Jorgell était une de ces natures d’uneénergie presque animale, pour qui les scrupules et les remordsn’existent jamais longtemps. Une fois sur la grève que la maréemontante, poussée par un furieux vent d’ouest, envahissait avec unerapidité menaçante, il respira largement. La pluie qui tombait àlarges gouttes lui procurait un indicible soulagement,rafraîchissait son front brûlant de fièvre.

– Tous les événements de mon existence,jusqu’à cette minute même, s’écria-t-il, ne sont qu’un mauvaissonge, un hideux cauchemar ! Je veux les oublier… ne plusjamais m’en souvenir ! Je suis riche, maintenant. La viedésormais sera belle et la lutte intéressante ! Goahead !

Triomphalement, il soulevait à bout de bras lalourde valise qui contenait sa fortune sanglante.

Longeant la grève dans la direction opposée àla villa du naturaliste, il escalada la falaise par un sentier trèsraide. Au bout d’une demi-heure de marche, il parvint à unechaumière de pêcheurs aux murailles de granit et d’argile, au toitde chaume, près de laquelle, dans une anse étroite du golfe, deuxou trois barques se balançaient dans le remous du jusant.

La pluie s’était changée en une folleaverse ; le ciel se voilait d’épais nuages noirs frangésd’argent livide et pareils à des draps mortuaires emportés par lesouffle furieux des vents. Baruch, malgré son énergie, se sentitenvahi d’un malaise.

Ses oreilles bourdonnaient, des pas sonnaientderrière ses pas et il fuyait, toujours plus vite, n’osant seretourner.

Il reprit quelque assurance en apercevant latremblotante clarté qui brillait aux fenêtres de lamaisonnette.

Il heurta du poing la porte vermoulue.

– Holà ! Père Yvon, s’écria-t-il,vous êtes là ?

La porte s’ouvrit avec lenteur. Yvon – le mêmequi était venu solliciter de M. Bondonnat le secours de sesparagrêles – apparut en l’entrebâillement, dans l’auréole fumeused’une lampe à pétrole.

– Bien le bonsoir, m’sieu Jorgell,murmura-t-il.

Sans répondre aux salutations du vieillard,Baruch avait pénétré dans l’unique pièce. Haletant, ruisselantd’eau, il s’assit sur un escabeau, sa précieuse valise entre lesjambes, en face de l’âtre.

Brusquement, il avait dompté son agitation. Cefut d’une voix tranquille qu’il dit :

– Mauvais temps, aujourd’hui, mon braveYvon. Ma foi ! si j’avais su qu’il soufflât une pareillebrise, j’aurais remis mon voyage à plus tard.

– Monsieur veut plaisanter, fit levieillard en clignant de l’œil malicieusement, jamais je n’ai vu sibeau temps pour la contrebande ! Nous serons à Jersey avantqu’il soit jour pourvu que le vent ne change pas.

Baruch parut prendre son parti des événementsavec résignation.

– Eh bien, tant pis ! déclara-t-il,puisque le vin est tiré, comme on dit en France, il faut leboire ! Votre bateau est prêt ?

– Oui, tout est paré !

Une ou deux fois déjà, Baruch Jorgell avaitfait, en compagnie d’Yvon – et cela dans le plus grand mystère – levoyage de Jersey. Il avait eu l’art de persuader à l’honnêtepêcheur qu’il s’amusait à faire la contrebande sans queM. de Maubreuil et M. Bondonnat fussent au courantde ses agissements.

Le père Yvon – avec une apparence de raison,car il n’avait pas étudié les subtilités de la Morale – étaitpersuadé que voler l’État, ce n’est pas voler.

Baruch avait tout intérêt à laisser au vieuxloup de mer ses illusions, il feignit donc une certaine gêne à cemot de contrebande.

– Ne parlons pas de cela !murmura-t-il avec un embarras parfaitement simulé. Personne aumoins ne peut nous entendre, père Yvon ?

– Soyez tranquille.

– Que je fasse de la contrebande ou non,cela ne regarde personne. J’ai besoin d’aller à Jersey pour mesaffaires et voilà tout.

Baruch, d’un geste machinal, faisait tinterquelques pièces d’or dans son gousset.

– Compris, ricana le vieux loup de mer,ce n’est pas moi qui trouverais à redire qu’un honnête monsieurcomme vous aille chercher, chez nos bons amis les Angliches, dutabac ou de la dentelle pour Mlle Andrée, sansdéranger les gabelous.

À cette allusion àMlle de Maubreuil, Baruch était devenulivide.

Cette conversation, que le père Yvon n’eût pasdemandé mieux que de prolonger longtemps, l’agaçait au-delà detoute expression.

Écoutant à peine le vieux marin quis’exprimait avec lenteur, en tirant de méthodiques bouffées d’unepipe en terre, juteuse et noire, il prêtait l’oreille auxtambourinements de la pluie sur les vitres, à la plainte stridentedu vent qui faisait rage sur la lande, au sourd murmure du ressacsur les galets ; il lui semblait distinguer, à travers cesrumeurs confuses, des cris d’agonie, des appels déchirants, legalop précipité d’une poursuite.

– Allons, s’écria-t-il en se levant avecagitation, dépêchons-nous, père Yvon, nous allons manquer lamarée.

– Y a cor le temps, répondittranquillement le vieux pêcheur.

Baruch ne répondit pas.

Il se rendait compte que pour gagner du tempsil ne fallait pas donner la réplique au vieux bavard, mais ilpiétinait sur place. D’un moment à l’autre, il le savait, son crimepouvait être découvert. La minute était décisive.

Enfin, Yvon, après avoir bu, à petits coups,une bolée de cidre et allumé une nouvelle pipe, endossa lentementson paletot de toile cirée, son « cirage », se coiffa deson suroît et chaussa des bottes de mer qui lui montaient jusqu’àla ceinture.

– On y va, dit-il une fois cespréparatifs terminés.

– Ce n’est pas trop tôt !… grommelaBaruch, dont la patience était à bout.

Yvon donna un tour de clef à la porte de sacahute et passa le premier. Baruch le suivit, pliant presque sousle faix de la valise aux pierreries, sa casquette rabattue sur lesyeux, son caban remonté jusqu’aux oreilles.

Comme ils arrivaient à la lisière des sables,l’assassin, dans le murmure des vents et de la pluie, crutdistinguer un aboiement plaintif.

Il frissonna de tous ses membres.

Il lui tardait d’être loin du théâtre de soncrime.

Ce fut avec un soupir de soulagement qu’ilprit place dans la barque d’Yvon, que celui-ci avait halée jusqu’aurivage.

Autant le vieux marin paraissait, à terre,inerte et maladroit, autant une fois à bord, il déployait dedécision et d’agilité. En un clin d’œil l’appareillage futterminé.

La voile hissée, Yvon s’assit à l’arrière àcôté de son passager et, prenant la barre, mit le cap sur la passede la grande baie que signalent les feux de deux petits phares.

La barque de pêche fuyait à la crête deslames. Tant qu’on fut à l’abri des falaises qui bordent la côte, laforce des vagues, en dépit du vent et de la pluie, ne se fit pastrop sentir.

Baruch Jorgell voyait, avec une indiciblesatisfaction, se fondre dans les ténèbres la ligne grise du rivage,où, seules, les lumières de la villa du naturaliste et celles duManoir aux Diamants brillaient comme deux taches sanglantes.

Mais quand la barque, laRose-Adélaïde de Kérity, eut doublé la pointe et qu’elledéboucha en pleine mer, elle fut prise par une rafale. Une vaguel’emplit à moitié d’eau, elle pencha de façon inquiétante.

Yvon n’eut que le temps de larguer lagrand-voile, ne conservant que le foc, la petite voile triangulairede l’avant.

Trempé jusqu’aux os, cramponné au bancd’arrière, Baruch Jorgell était fou de peur. Ses dents claquaientcomme des castagnettes. Seul avec ce vieillard, dans cette barquefragile comme une coque de noix et déjà pleine d’eau, il sefigurait que la catastrophe finale n’était plus qu’une question deminutes. Il eût donné sa valise pleine de pierres précieuses pourse trouver à terre, en sûreté.

Yvon, lui, n’était nullement ému.

Aussi taciturne, une fois en mer, qu’il étaitbavard à terre, il tenait la barre d’une main ferme et nes’occupait plus de son passager.

Enlevée comme une plume par le souffle del’ouragan, la Rose-Adélaïdefaisait route avec uneeffrayante vélocité. Elle filait comme un météore. Déjà les pharesn’étaient plus que comme des petites prunelles clignotantes au fondde l’horizon.

Soudain un feu blanc apparut entre les hautesvagues, à bâbord, tout près de la Rose-Adélaïde.

– Mille tonnerres ! hurla le pèreYvon, c’est la patache de la douane ! Il n’y a qu’elle quipuisse être dehors par un temps pareil !

– Eh bien, tant pis ! bégayal’Américain qui venait d’être inondé par un paquet de mer des piedsà la tête. Hélez les douaniers, ils pourront peut-être nous ramenerà terre…

L’assassin calculait déjà que, ramené au portle plus proche, il aurait peut-être encore le temps de prendre letrain avant la découverte du crime.

Yvon, lui, n’était nullement disposé à appelerles habits verts à son secours.

– Pas de ça, mon cher monsieur,répliqua-t-il d’un ton quelque peu gouailleur, il fallait me direque vous aviez la venette, je ne vous aurais pas pris avec moi dansmon bateau. Pour mon compte, je ne tiens nullement à faireintervenir les gabelous dans mes affaires. Est-ce que je sais, moi,quelle marchandise vous avez dans votre valise ?

Baruch Jorgell demeura silencieux. Dans ledésarroi de la peur qui l’étreignait, il n’avait pas songé àcela.

– Allons, dit rudement Yvon, aidez-moi,si vous ne voulez pas boire à la grande tasse, prenez la barre uneminute et maintenez-la telle qu’elle est !

Baruch obéit, sans mot dire. Il était loin desoupçonner les intentions du vieux pêcheur.

Celui-ci, malgré les paquets de mer quiinondaient le frêle esquif, malgré les lames de fond qui lesoulevaient à la hauteur d’une montagne, pour le faire redescendrecomme dans un ravin, entre deux vagues énormes, s’était précipitévers l’écoute de la grand-voile.

S’arc-boutant entre les deux murailles de labarque, il halait de toutes ses forces sur le cordage.

La voile commença à se tendre avec un furieuxclaquement qui faillit faire chavirer l’embarcation.

– Arrêtez ! Qu’allez-vousfaire ? s’écria Baruch avec épouvante.

Yvon ne daigna même pas répondre. Il acheva dehisser la voile dont il amarra solidement l’écoute, puis, arrachantla barre des mains de son passager consterné, il vint reprendre saplace au gouvernail.

Le vent s’engouffra avec un hurlement sourddans la toile maintenant tendue à se rompre, enlevant d’un bondfurieux la Rose-Adélaïde qui, filant comme une mouette ausommet des vagues monstrueuses, s’enfonça avec une vitessevertigineuse en plein ouragan, en pleines ténèbres.

Une minute après le feu blanc avaitdisparu.

Baruch était retombé épuisé sur sonbanc ; maintenant, à la crête livide d’une lame écumeuse, illui semblait apercevoir le visage mélancolique deM. de Maubreuil.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer