Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

DEUXIÈME ÉPISODE – Le manoir auxdiamants

CHAPITRE PREMIER – Un sauvetage

M. de Maubreuil – l’illustrechimiste auquel on doit la synthèse de la plupart des pierresprécieuses, la reconstitution exacte et peu coûteuse des gemmes lesplus éblouissantes – regagnait en automobile sa propriété deKérity, un coin perdu de la côte bretonne, où il passait la plusgrande partie de l’année.

M. de Maubreuil venait de Brest,d’où il rapportait plusieurs caisses remplies d’échantillonsminéralogiques ; il avait quitté la ville vers neuf heures,après un dîner sommaire au restaurant, et il comptait être rentréchez lui vers minuit.

L’auto, dans l’étincelante auréole de sesphares, traversait en coup de vent les hameaux endormis, escaladaitet dévalait les pentes avec une rapidité vertigineuse. Sous laclarté paisible de la lune, les forêts, les fermes, les cultures,les vieux châteaux se succédaient, comme en un décor de rêveincessamment renouvelé.

Le silence était profond, à peine troublé deloin en loin par le cri d’un oiseau de nuit ou par le grincement dequelque charrette attardée.

– Quelle délicieuse soirée ! murmurale vieux savant avec un sourire de béate satisfaction. On respire àpleins poumons et la brise de mer est toute chargée de l’odeur desfoins et des blés en fleur !…

Brusquement, M. de Maubreuil enresta là de son aparté poétique ; la lumière puissante desphares venait de lui montrer, à cinquante mètres en avant del’auto, une masse sombre étendue en travers de la route.

Aussitôt, il modéra son allure et fit retentirsa trompe à plusieurs reprises.

– Rien ne bouge ! s’écria-t-il.Mais, c’est un homme !… Quelque ivrogne, sans doute ?… Jedois au moins le déposer sur le talus, pour qu’il ne coure pas lerisque d’être écrasé !

L’auto avait stoppé.

M. de Maubreuil descendit et sepencha vers l’homme qui gisait inerte dans la poussière, mais toutà coup il jeta un cri de stupeur et d’épouvante.

Une large flaque de sang entourait le corps del’inconnu, dont le visage maigre et rasé était d’une pâleurcadavérique.

– Qu’il y ait crime ou accident, balbutiale savant avec agitation, il faut porter secours à cemalheureux ! Pourvu qu’il soit encore vivant !…

M. de Maubreuil défit les vêtementsde l’inconnu – un cache-poussière verdâtre et un complet gris àcarreaux de coupe élégante –, il déboutonna la chemise et constataque la poitrine présentait, un peu au-dessus du cœur, une largeplaie qui paraissait provenir d’un coup de couteau.

L’homme respirait encore faiblement, mais dusouffle oppressé et sifflant des moribonds.

Le vieux savant était dans un cruel embarras,il n’avait sous la main aucun des objets indispensables.

– Je ne puis pourtant pas l’abandonnerainsi, réfléchit-il, il serait mort avant deux heures ! Jen’ai qu’un seul parti à prendre, c’est de le transporter chez moi,au manoir !

M. de Maubreuil était un homme desang-froid et d’expérience ; à l’aide de son mouchoir de pocheet d’un peu d’alcool de menthe, dont il se trouvait un flacon dansle coffre de la voiture, il lava et pansa sommairement lablessure ; puis, non sans de pénibles efforts, il parvint àinstaller le blessé dans un des baquets de l’auto.

Heureusement, on n’était plus très éloigné deKérity ; les quelques kilomètres qui restaient à parcourirfurent franchis en un quart d’heure.

– Pourvu qu’il soit encore vivant quandnous arriverons ! répétait M. de Maubreuil, tout enmanœuvrant savamment le volant de direction.

D’instant en instant, il jetait d’anxieuxregards sur le blessé toujours évanoui et ballotté comme une masseinerte par les cahots de la voiture.

Enfin, l’auto roula sous l’épais couvert d’uneavenue de chênes dont le sol était tapissé de gazon ; puiselle stoppa dans une cour spacieuse, au fond de laquelle sedressaient de hauts bâtiments à tourelles et à toits pointus.C’était le manoir.

Aux appels stridents de la trompe, deslumières parurent aux fenêtres, la sombre façade s’illumina. Unejeune fille descendit en hâte les marches de granit du perron etcourut se jeter dans les bras de M. de Maubreuil.

– Eh bien, père, s’écria-t-elle, as-tufait un bon voyage ? As-tu trouvé les minéraux que tucherchais ?…

Mais elle se tut et son visage se couvritd’une pâleur mortelle ; elle venait d’apercevoir leblessé.

– Mon Dieu ! balbutia-t-elle, uncadavre !

M. de Maubreuil crut qu’elle allaits’évanouir et se hâta de la soutenir.

– Rassure-toi, ma chère Andrée, dit-ilavec vivacité, cet homme n’est pas mort. Je l’ai trouvé toutsanglant sur la grand-route et, ma foi, je l’ai ramassé commec’était mon devoir.

Les couleurs reparurent sur le gracieux visagede la jeune fille.

– Tu as bien fait, approuva-t-elle, nousle soignerons…

– Je viens de te dire qu’il n’était pasmort, mais il n’en vaut guère mieux ; préviens Oscar qu’ilprépare au plus vite la chambre du premier. Surtout ne t’émotionnepas. Nous le sauverons, ce malheureux, si la chose estpossible.

Pendant cette conversation, un adolescent demine chétive et légèrement bossu sortit de la maison et vint saluerrespectueusement M. de Maubreuil. À ses côtés, un chienbarbet noir de forte taille aboyait joyeusement.

– À bas, Pistolet ! s’écria lesavant, oui, tu es un brave homme de chien, tu es content de revoirton vieux maître, mais aujourd’hui, je n’ai pas le temps dem’occuper de toi.

Et comme, à l’autre extrémité de la cour, ledomestique, un robuste Breton pommé Yvonneck, s’occupait à remiserl’auto :

– Laissez cela, ordonna.M. de Maubreuil, aidez Oscar à transporter ce blessé aupremier, dans la chambre rouge, c’est ce qui presse le plus.

Yvonneck souleva comme une plume l’hommetoujours évanoui et, après l’avoir monté avec précaution par levieil escalier à rampe de bois sculpté, le déposa sur le lit.

Sans prendre le temps de changer de vêtements,M. de Maubreuil était allé chercher sa trousse et saboîte de pharmacie ; en même temps, sa fille Andrée apportaitune ample provision de charpie et de gaze à pansements.

Le vieux savant était plus ému qu’il nevoulait le paraître.

– Nous allons voir, fit-il, si lablessure est sérieuse ; elle se trouve malheureusement bienprès du cœur et des gros vaisseaux…

Il y eut quelques minutes d’angoisse ;M. de Maubreuil avait pris dans sa trousse un minusculetube d’ébonite et sondait précautionneusement la plaie. Quand ileut terminé cet examen, sa physionomie exprima la contrariété etl’inquiétude.

– Eh bien ? demanda Andréeanxieusement.

– La lame a passé à deux ou troiscentimètres du cœur et a éraflé l’artère aorte ; ce n’estpeut-être pas mortel, mais c’est très grave. Je vais poser unpremier appareil, demain nous verrons.

Le vieux savant ne se retira que lorsqu’il sefut assuré, par une série de soins judicieux, que son maladepasserait une nuit paisible. Le lendemain, de très bonne heure, ilétait au chevet du blessé qu’Oscar et Yvonneck avaient veillé àtour de rôle ; il constata que son état n’avait pas empirépendant la nuit ; cependant il demeurait plongé dans une sortede coma, dû à la perte de sang qu’il avait faite.

L’inconnu, si étrangement recueilli parM. de Maubreuil, était de grande taille avec un visageaux traits accentués et énergiques, aux mâchoires très développées.Aux quelques mots qui lui échappaient dans le délire de la fièvre,on le devina anglais ou américain, mais son hôte avait défenduqu’on lui posât aucune question avant qu’il fût complètement horsde danger.

Un matin, en venant faire sa visitequotidienne, le vieux savant eut la satisfaction de trouver sonclient parfaitement lucide et, en tout cas, complètement délivré del’inquiétant coma. Dressé sur son séant, il regardait avec surprisele vieux lit à colonne, les rideaux de lampas et les tapisseriesfanées qui composaient l’ameublement de la chambre rouge.

– Où suis-je, monsieur ?demanda-t-il d’une voix faible. Je vous serai reconnaissant de mele dire. Je me rappelle vaguement avoir été attaqué, puis – ilporta la main à son front – il y a comme un grand trou noir dans mamémoire, je ne sais plus… je ne me souviens plus…

Il s’exprimait en français, mais avec un fortaccent.

M. de Maubreuil s’empressa de lerassurer, et lui raconta la façon dont il l’avait recueilli. Enentendant ce récit, la physionomie de l’inconnu exprima uneprofonde émotion. D’un geste encore indécis, il prit la main duvieux savant et la serra dans les siennes.

– Je vous dois la vie, balbutia-t-il,sans vous je serais mort sans secours sur la route déserte. C’estlà un service que je n’oublierai jamais et que peut-être je seraiun jour en mesure de récompenser.

– Ne songez pas à cela, réponditM. de Maubreuil en souriant, je n’ai fait pour vous quece que tout le monde eût fait à ma place. D’ailleurs, sans êtrerichissime, je possède une fortune suffisante.

– Vous ne m’avez pas encore dit votrenom, interrompit le malade avec vivacité, qu’au moins je sachecomment s’appelle mon sauveur.

– Je me nomme Gaston de Maubreuil et jem’occupe de chimie et de minéralogie.

– Quoi ! vous seriez cet illustresavant, dont le nom est connu dans le monde entier, dont j’aiappris les admirables découvertes par les revues scientifiques demon pays natal l’Amérique !

– Vraiment, je ne me savais pas si connu,dit modestement M. de Maubreuil.

– Je vous assure que j’ai suivipassionnément tous vos travaux, car, moi aussi, je me suis beaucoupoccupé de chimie, quoique je n’aie, hélas ! obtenu aucunrésultat qui puisse être mis en comparaison avec vos admirablesexpériences.

Le vieux savant, sans qu’il s’en rendîtcompte, était délicieusement chatouillé dans sa vanité.

– Puisqu’il en est ainsi, dit-ilgaiement, je suis doublement heureux d’avoir sauvé la vie à unconfrère. Est-il indiscret de vous demander votre nom ?

– Nullement, reprit le blessé, après uncourt moment d’hésitation ; je suis américain et je me nommeBaruch Jorgell.

– Jorgell, répétaM. de Maubreuil, il me semble que j’ai déjà entendu cenom-là.

– Mon père est en effet un desmilliardaires yankees les plus souvent cités, il possède des villesentières, mais je me suis complètement brouillé avec lui pour desquestions d’intérêt – le fait n’est, hélas ! que trop fréquentdans les familles – et j’ai quitté les États-Unis sans esprit deretour…

Baruch Jorgell s’était interrompu brusquement,sa physionomie reflétait une subite inquiétude.

– Monsieur, dit-il, j’ai tout lieu desupposer que j’ai été dévalisé après la tentative d’assassinat dontj’ai été victime. Répondez-moi franchement…

– Je vous dirai, répliqua le vieuxsavant, que je n’en sais rien moi-même. Vos vêtements sont ici, etpersonne n’y a touché.

M. de Maubreuil alla ouvrir unegrande armoire de châtaignier et il en retira un pantalon, unveston, un gilet, un cache-poussière et une ceinture de cuir àcompartiments comme celles dont se servent les émigrants pourporter l’or et les valeurs. Il déposa tous ces objets sur le lit deBaruch.

– Voilà, dit-il à ce dernier, tous vosvêtements, je me suis fait scrupule de les fouiller. Vous allezvérifier par vous-même si vous avez été oui ou non dépouillé parvos assassins.

Baruch Jorgell explora les poches d’une maintremblante et retira du veston un gros portefeuille. Ill’ouvrit : il était vide. Vide aussi le porte-monnaie retenu àla ceinture par une chaînette d’acier et vide elle-même laceinture. Les bandits n’avaient respecté que les poches du giletqui contenaient quelque menue monnaie.

Baruch avait changé de visage.

– Je suis complètement dépouillé,bégaya-t-il d’une voix étranglée, il ne me reste pas undollar !…

Et il ajouta avec un ricanementamer :

– Ils m’ont pris jusqu’à monbrowning ; il ne me reste même plus la ressource de me brûlerproprement la cervelle !

M. de Maubreuil était sincèrementaffligé du désespoir de son malade, il s’efforça de le ramener àdes sentiments plus calmes.

– Voyons, mon cher confrère, lui dit-ilaffectueusement, ne vous désolez pas. Certes, ce qui vous arriveest fort ennuyeux, mais vous connaissez notre vieux proverbefrançais : « Plaie d’argent n’est pas mortelle. »Avant tout, revenez à la santé, c’est le plus important ;ensuite, nous aviserons.

Et comme Baruch demeurait plongé dans unsombre silence :

– Expliquez-moi d’abord, reprit levieillard ; comment vous avez été attaqué. Vous ensouvenez-vous ?

– Très exactement, murmura le jeune hommeavec amertume. Oh ! l’histoire est des plus banales. J’étaisallé rendre visite à un Anglais, Mr. Bushman, dont lapropriété est à quelques lieues d’ici. Il devait me donner ladirection d’une usine de produits chimiques qu’il installe en cemoment, mais nous ne nous sommes pas entendus. J’ai quitté lechâteau de Mr. Bushman vers dix heures et demie. La soiréeétait si belle que j’ai refusé de revenir en auto, comme on me leproposait, et que j’ai décidé de faire à pied le chemin qui meséparait de la gare.

– Je me souviens en effet qu’il faisaitcette nuit-là un temps d’une douceur admirable.

– J’étais à peu près à moitié route,quand une demi-douzaine d’individus déguenillés qui, certainement,s’étaient mis en embuscade pour m’attendre, sont sortis d’un chemincreux et se sont précipités sur moi… J’ai vu briller les lames descouteaux, j’ai ressenti une douleur aiguë au cœur… Puis je ne mesouviens plus de rien, ce n’est qu’ici, dans cette chambre, cematin, que j’ai pleinement repris conscience de moi-même…

M. de Maubreuil avait écouté cerécit avec une profonde attention.

– Comment je vous le disais tout àl’heure, fit-il après un silence, l’essentiel est de vous guérir,ensuite je me fais fort de vous trouver, grâce à mes relations, unesituation avantageuse.

– Je vous remercie, monsieur, murmuraBaruch avec accablement ; je n’oublierai jamais votregénéreuse conduite envers moi, mais je suis désespéré, complètementdésespéré.

– Attendez donc ! s’écria le vieuxsavant, avec un bienveillant sourire, je crois que j’ai trouvé unecombinaison qui vous plaira. Vous m’avez dit que vous étiezchimiste ?

– Certainement, j’avais même chez monpère un laboratoire parfaitement outillé.

– Alors cela tombe à merveille. Jem’étonne de n’avoir pas déjà pensé à cela. Je commence à me fairevieux ; je sens que j’aurais besoin d’un collaborateur jeune,actif, aimant la science pour elle-même, grâce auquel je pourraismener à bien le programme des découvertes que je me suis tracé. Jevous le propose très franchement et très simplement :voulez-vous être ce collaborateur, monsieur BaruchJorgell ?

Une seconde, les prunelles du convalescents’éclairèrent d’une étrange flamme. Un sourire grimaçant crispa sestraits ; mais cette expression sardonique ne fit que paraîtresur son visage comme une ombre fugitive. Ce fut avec le ton de lagratitude la plus obséquieuse et la plus émue qu’ilrépondit :

– Cher maître, ce sera pour moi un grandbonheur de collaborer à vos géniales découvertes. Je tâcherai de merendre digne d’une si glorieuse distinction, par mon assiduité etmon dévouement, à défaut de l’imagination créatrice que je nepossède, hélas ! sans doute pas…

M. de Maubreuil était radieux.

– Assez de compliments, dit-il, c’est unechose que je déteste par-dessus tout. Voulez-vous que je vous disece qu’il faut faire pour m’être agréable ?

– Tout ce qui sera en mon pouvoir…

– Eh bien, tâchez de guérir le plus vitepossible, et surtout pas d’idées noires. Vous vous apercevrezbientôt que les labeurs, scientifiques donnent plus de satisfactionque n’en peut procurer la plus haute fortune.

Et comme Baruch faisait mine de vouloircontinuer la conversation :

– En voilà assez, dit le vieillard, cetentretien a dû vous fatiguer. Maintenant, il faut essayer de faireun bon somme, jusqu’à ce qu’Yvonneck vienne vous apporter votrebouillon et vos œufs frais.

M. de Maubreuil se retira, laissantBaruch Jorgell émerveillé des nouvelles perspectives que laproposition de son hôte venait d’ouvrir à son ambition aussiardente que peu scrupuleuse.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer