Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE III – Le manoir auxdiamants

Quand Baruch Jorgell pénétra pour la premièrefois dans le laboratoire de M. de Maubreuil, il futlittéralement ébloui. Le laboratoire se composait de deux vastespièces qui tenaient toute une aile du manoir : la premièreétait entièrement meublée de hautes armoires vitrées quirenfermaient des échantillons minéralogiques et un assortimentcomplet de produits chimiques ; l’autre constituait lelaboratoire proprement dit, presque entièrement occupé par unpuissant four électrique.

Baruch avait souvent visité des laboratoires àpeu près pareils, mais il demeura extasié devant les vitrines auxpierres précieuses. Il y avait là un trésor d’une inestimablevaleur. C’était un véritable ruissellement de gemmes chatoyantes,si nombreuses que leur contemplation devenait à la fin une fatiguepour le regard.

Rubis, saphirs, diamants, améthystes, topazes,aigues-marines, corindons, émeraudes, opales étaient méthodiquemententassés dans de grandes coupes alignées avec symétrie.

– Vous regardez mes cailloux, ditM. de Maubreuil, j’en possède environ sept cents variétéset, dans le nombre, il y en a quelques-uns de fort beaux ;mais nous ferons mieux que cela. En ce moment je m’occupe de lasynthèse du diamant ; le carbone cristallisé est la seulegemme que je ne sois pas arrivé à reproduire d’une façonsatisfaisante.

– Avez-vous déjà obtenu quelquesrésultats ? demanda Baruch prodigieusement intéressé.

– Bah ! cela ne vaut pas la peined’en parler ! J’ai bien fabriqué des diamants minuscules, maistous étaient jaunis, tachés, ou présentaient quelque tare. Ce queje veux, c’est produire à volonté, sans le moindre aléa, des gemmesaussi grosses, aussi limpides que le Régent ou leKohinoor !

Et il ajouta d’un ton mélancolique :

– Je mets un intérêt personnel, unintérêt passionné à la solution de ce problème. Je veux que lespierres qu’on paye actuellement des centaines de mille francsdeviennent aussi communes que les cailloux des chemins.

Baruch demeura surpris de la vivacité presquehaineuse avec laquelle le vieux savant avait prononcé cettephrase.

– On dirait, cher maître, fit-il, quevous détestez les pierres précieuses.

– Ce n’est pas tout à fait exact, maisvous allez me comprendre. Me voilà sur la pente des confidences, etpuisque nous devons travailler à la même œuvre, autant que vousayez tout de suite l’explication.

Le chimiste s’était assis en face d’une tablecouverte de paperasses, dans un vieux fauteuil de cuir àoreillettes, et l’Américain avait pris place en face de lui.

– Malgré mes rides et mes cheveux gris,reprit M. de Maubreuil, je suis encore jeune, mais monexistence n’a été faite que de déceptions. Sans fortune, j’étaisarrivé à me créer, en science, une certaine notoriété. J’ai refait,à l’aide d’observations plus exactes, les théories géologiquesdemeurées presque immuables depuis Lamarck et Cuvier. Le premier,j’ai démontré l’existence d’un feu central maintenu à l’étatsolidepar la formidable poussée de la force centripète.Mais plusieurs de mes découvertes ont été discutées, d’autres m’ontété volées. Je n’ai jamais occupé la place qui m’était due…

– Cher maître…, commença Baruch.

– Inutile de me faire des compliments decondoléance, je suis philosophe ; je me serais aisémentconsolé de ces déboires si je n’avais eu à subir des épreuves pluscruelles. J’avais épousé une jeune fille aussi pauvre que moi etj’eus d’abord beaucoup à souffrir des privations que lui imposaitla médiocrité de notre situation. Par malheur, je dois l’avouer,Mme de Maubreuil aimait passionnément lesbijoux ; elle souffrait de ne pouvoir se parer de rubis et dediamants véritables et d’être obligée de se contenterd’imitations…

– Je commence à comprendre, murmural’Américain.

Le chimiste reprit avec effort :

– C’est cette malheureuse coquetterie quim’a fait me lancer à corps perdu dans la synthèse des gemmes.

Et il s’écria, le regard brillant d’un sombreenthousiasme :

– Je veux les dépouiller de tout leurprestige, ces misérables cailloux, je veux qu’on pave les chenilset les étables avec des rubis, et que nul n’ait la sottise depréférer un diamant, si beau soit-il, à une goutte de roséebrillant dans le calice d’une fleur ! Quel saphir vaut unbleuet dans les blés, quelle améthyste un brin de violette exhalantsa suave odeur sous la mousse ?… En haine des pierres, je mesuis mis à aimer éperdument les fleurs, et c’est là, sans doute,l’une des causes de mon amitié pour le botaniste Bondonnat. Puis –et la voix du chimiste trembla légèrement – nos femmes, amiesd’enfance, sont mortes la même année, emportées par une épidémie detyphus, au moment même où d’heureuses expériences commençaient àm’apporter gloire et fortune. Je n’ai jamais été heureux !

M. de Maubreuil demeura quelquetemps silencieux, perdu dans ses souvenirs.

– J’ai failli devenir fou, reprit-il aubout d’un instant, longtemps j’ai été poursuivi par l’idée fixed’élever à ma femme un mausolée d’émeraudes, de sardoines et mêmede diamants… Je ne me consolerai jamais. Pourtant l’amitié deBondonnat et les soins qu’il m’a fallu donner à l’éducation de mafille ont fait diversion à mon chagrin. Andrée et Frédérique ontété élevées ensemble, comme deux sœurs, entre les fleurs et leslivres, en pleine nature, en pleine science.

– Cher maître, dit Baruch, feignant unattendrissement qu’il ne ressentait en aucune façon, je suisprofondément touché de la confiance que vous me témoignez, et jetâcherai de la justifier… Mais une dernière question, si,toutefois, elle n’est pas indiscrète, qui vous a donné l’idée devenir vous installer dans ce coin perdu ?

– Cela s’est fait tout naturellement.C’est Bondonnat qui a découvert cette solitude délicieuse, il n’apas eu de peine à me décider à quitter Paris, qui décidément, avecses autobus et ses métros, devient une ville peu favorable auxtravaux intellectuels. J’ai acheté ce manoir qui tombait presque enruine, je l’ai restauré. Je suis ici parfaitement tranquille.

– Et à deux pas de votre ami.

– Précisément, il a fait venir ici sesdeux élèves les plus distingués, l’ingénieur Paganot et lenaturaliste Roger Ravenel, et nous formons à nous quatre – etmaintenant que vous êtes là, à nous cinq – une vraie coloniescientifique en plein pays sauvage…

Après ces confidences que, dans sa confianteloyauté, M. de Maubreuil avait jugées nécessaires, lesdeux savants examinèrent le four électrique construit en briquesréfractaires et en plaques métalliques infusibles et qui pouvaitproduire les formidables températures de plusieurs milliers dedegrés, grâce auxquelles on peut obtenir la cristallisation desgemmes.

Le chimiste savait déjà que son nouveaucollaborateur connaissait très bien les questions ayant trait àl’électricité qu’il avait, affirmait-il, étudiée tout spécialementà Jorgell-City, une ville fondée en plein Far West, au pied mêmedes montagnes Rocheuses.

M. de Maubreuil, à ce propos,demanda naïvement à l’Américain quelles étaient les causes de sabrouille avec son père, le milliardaire.

– Elles sont toutes simples, réponditBaruch d’un air contraint. Mon père a engagé dans des spéculationsla fortune considérable qui me revenait de ma mère et il a sus’arranger pour ne pas me rendre des comptes. Nous avons eu uneviolente explication, j’ai refusé fièrement la maigre pension qu’ilm’offrait comme une aumône et je suis parti chercher fortune enEurope avec vingt mille dollars qui me restaient. Vous savez lereste.

M. de Maubreuil se contenta de cesexplications, pourtant assez vagues, et tous deux discutèrent lesconditions dans lesquelles devait se faire une nouvelle et capitaleexpérience sur la synthèse du diamant.

L’après-midi était fort avancée et ladiscussion technique entre les deux chimistes tirait à sa fin,lorsque Andrée parut, au seuil de la salle aux vitrines.

– Je crois, messieurs, dit-elle, qu’envoilà assez pour une première séance. Il ne faut pas vous surmener,et la cloche du dîner va sonner dans une demi-heure.

– Sans doute, approuvaM. de Maubreuil, un tour de jardin, en guise d’apéritif,me semble tout indiqué.

– Non pas, repartit Andrée ; j’aiquelque chose de très curieux à vous faire voir, ou plutôt ce n’estpas moi, c’est Oscar, mon page favori.

– De quoi s’agit-il donc ?

– Je ne puis pas le dire, c’est unesurprise.

Baruch ne perdit pas une si belle occasion dese renseigner sur les habitants du manoir.

– Cet Oscar, demanda-t-il, n’est-il pasle jeune homme qui m’a soigné au début de ma convalescence ?Il a l’air d’un serviteur très dévoué.

– Pardon, fit Andrée avec une certainevivacité, Oscar n’est pas un domestique, je le regarde presquecomme un parent.

– En réalité, expliquaM. de Maubreuil, ce petit bossu qui répond au singuliernom d’Oscar Tournesol est un enfant que nous avons trouvé un matinà demi-mort de froid à la porte de la maison que j’habitais alors àParis, quai des Tournelles. Nous l’avons gardé, il se montre trèsdévoué, très docile et je ne désespère pas un jour d’en faire unsavant.

– Oscar Tournesol, singulier nom, eneffet !

– Tournesol n’est qu’un surnom, ditAndrée, et notre protégé le doit à la couleur de ses cheveux quisont d’un jaune bizarre et certainement unique.

Baruch se mordit les lèvres. Il étaitsecrètement humilié de la ressemblance qu’il y avait entre sasituation présente et celle du gavroche recueilli, comme lui,Baruch, fils de milliardaire, par la charité du vieux savant. Dèscet instant, il voua à Oscar une haine mortelle, mais il dissimulason impression et demanda avec une feinte indifférence :

– Que faisait donc votre protégé avantd’avoir eu la chance de vous rencontrer ?

– Il avait, dit Andrée, poussé à ladiable sur le pavé parisien, criant des journaux à la terrasse descafés, vendant du papier d’Arménie ou des petits singes en peluchedans les fêtes foraines, ou colportant des olives dans un baquet decèdre.

– Je suis curieux de voir ce phénomène,et de l’étudier de plus près que je n’ai pu le faire pendant maconvalescence.

– Vous verrez que c’est un garçon trèssympathique et très intelligent.

Pendant ces explications on était sorti dulaboratoire et l’on était arrivé jusqu’à un large espace sablé quise trouvait à l’entrée du jardin.

Oscar s’y trouvait en compagnie du chienPistolet. Ce dernier, à la vue de Baruch, fit entendre un sourdgrognement ; il paraissait avoir pour l’Américain uneinstinctive antipathie, mais une caresse d’Andrée eut vite fait dele calmer.

– Eh bien ! demandaM. de Maubreuil, quelle est cette fameuse surprise quenous réserve maître Oscar ?

Le petit bossu – Oscar Tournesol avait seizeans mais on lui en eût donné tout au plus douze – eut un souriremalicieux, et montrant Pistolet qui se tenait maintenant immobileet attentif :

– J’ai tout simplement appris à lire àPistolet.

– Tu plaisantes, c’est impossible !Mais qui a pu te donner une pareille idée ?

Oscar tendit à M. de Maubreuil unvieux numéro de revue dont un entrefilet était encadré de crayonbleu.

– Voyez, dit-il simplement.

Le vieux savant lut à haute voix la notesuivante :

« Un savant anglais, Mr. Newcome,est arrivé à force de patience et d’ingéniosité à faire lire etcomprendre un certain nombre de mots à son chien, un griffonanglais d’une intelligence remarquable. Mr. Newcome a faitfabriquer un alphabet de bois à lettres mobiles et, grâce àbeaucoup de douceur et de morceaux de sucre, il est parvenu àassocier dans la mémoire de l’animal certaines idées à certainsmots. Ainsi quand le chien veut avoir quelque chose, du sucre, parexemple, il est obligé de former le mot sucre à l’aide delettres mobiles placées devant lui. Il en est de même pour tous lesobjets dont le chien peut avoir besoin. Mr. Newcome, qui aprésenté son élève au Royal Institut de Londres, ne désespère pasde parvenir à l’initier un jour aux idées abstraites. »

– Très curieux, fitM. de Maubreuil, Oscar a-t-il obtenu d’aussi beauxrésultats que le savant anglais ?

– Pas encore, répondit Andrée, maisPistolet fait de jour en jour des progrès.

– Vous allez juger de son savoir !fit orgueilleusement le bossu, en tirant d’une boîte vingt-quatrelettres de bois qu’il jeta pêle-mêle sur le sable de l’allée.Pistolet, que vas-tu manger ce soir à ton dîner ?

L’animal eut un aboiement bref, fronça sessourcils hérissés d’un air de gravité comique, puis, éparpillantles lettres avec ses pattes, choisit sans hésitation un V, puis unI, puis un A. En une minute, il eut aligné correctement sur lesable les six lettres du mot VIANDE.

– Non, Pistolet, fit Oscar, avec unemimique expressive, et en détachant nettement les syllabes desmots, tu ne mangeras pas de viande, tu mangeras de lasoupe.

Le chien poussa un grognement de mauvaisehumeur, dispersa d’un coup de patte le mot qu’il avait formé, puisse mit à aboyer sourdement, en tournant le dos aux spectateurs.

– Vous voyez, m’sieu, s’écriatriomphalement le bossu, il n’est pas content, mais ilcomprend ; il comprend même très bien.

– C’est merveilleux ! déclaraM. de Maubreuil. Pistolet justifie pleinement tout ce quel’on a écrit sur la psychologie des animaux. Tous mes compliments,Oscar, mais pour arriver à un pareil résultat tu as dû te donnerbeaucoup de mal.

– Pas tant que cela. Il y a un peu plusd’un mois que je m’occupe de Pistolet et que je lui fais la classedeux fois par jour.

– Connaît-il beaucoup de mots ?demanda Baruch.

– Environ sept ou huit, monsieur,répondit Oscar. Ce qu’il m’a été le plus difficile de faire entrerdans sa cervelle de chien, c’est l’idée de promenade. Il m’a fallubeaucoup de patience. J’avais observé que, lorsque je prenais macanne, Pistolet, devinant que j’allais sortir, se mettait à aboyerjoyeusement. Je l’ai donc habitué à former avec ses lettres le motpromenade chaque fois qu’il me voyait prendre ma canne. Jene lui permettais de venir avec moi que lorsqu’il avait aligné sansfaute les neuf lettres du mot. Il en est arrivé bien vite àcomposer de lui-même le mot quand il avait envie d’aller faire untour. Puis, peu à peu, je l’ai habitué à ne plus s’occuper de macanne. À l’heure qu’il est, Pistolet n’attache plus au motpromenade que son véritable sens dégagé de tout autreobjet.

Andrée était ravie des succès de Pistolet.Elle lui fit ordonner par Oscar de composer le mot sucreet elle lui en donna plusieurs morceaux qu’elle avait apportés àson intention.

À ce moment, la cloche du dîner retentit dansl’atmosphère tranquille du soir, et tout le monde, y compris lechien phénomène, se dirigea vers la salle à manger.

Chemin faisant, Baruch Jorgell essaya decaresser Pistolet, mais le chien se recula en montrant les dents eten aboyant d’un air furieux.

L’Américain lui était décidémentantipathique ; Andrée et son père en ressentirent del’étonnement, car ils avaient une certaine confiance dansl’instinct de Pistolet qui n’avait jamais agi de cette façon enversaucun de leurs amis. Le chien avait flairé en Baruch un ennemimortel, et, nous le verrons, son merveilleux instinct ne l’avaitpas trompé.

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