Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

QUATRIÈME ÉPISODE – Les lords de la« Main Rouge »

CHAPITRE PREMIER – Le cauchemar dusamedi

Appuyées au bras l’une de l’autre, deux jeunesfilles se promenaient lentement dans les jardins créés àKérity-sur-Mer, en Bretagne, par le fameux naturaliste AntoinePaganot. Lorsqu’elles furent arrivées à l’extrémité d’unemajestueuse allée de rhododendrons, elles s’assirent sur un bancrustique qu’ombrageait un tilleul au feuillage épais. Toutes deuxdemeuraient silencieuses, toutes deux paraissaient en proie à unesombre préoccupation.

– Ma chère Andrée, dit tout à coup cellequi paraissait la plus âgée, je t’assure que tu as tort de ne paste montrer plus franche avec moi qui t’aime autant que si tu étaisma vraie sœur. Je suis sûre que tu me caches quelque chose.

– Mais non, Frédérique, répondit Andréed’un air contrarié, tu te trompes, je n’ai rien à te cacher.

Cette phrase avait été prononcée sur un ton decontrainte et de mauvaise humeur dont sa sœur adoptive ne fut pasdupe.

– Crois-tu donc que je ne me sois pasaperçue de ta pâleur, de ta tristesse ? reprit-elle avecvivacité. Depuis quelque temps tu as considérablement changé, et ily a une autre personne que moi qui a constaté ce changement.

– Qui donc ? demanda Andrée, dont lefront se couvrit d’une fugitive rougeur. M. Bondonnat,peut-être ?

– Tu sais bien que mon père, toujourspréoccupé par ses expériences sur les végétaux, est l’hommedistrait par excellence. Ce n’est pas de lui que je parle, c’estd’un de ses collaborateurs et tu n’as pas besoin de me demanderlequel, n’est-ce-pas ?

Et comme Andrée baissait la tête en rougissantde plus belle :

– Tu n’ignores pas que M. RogerRavenel doit devenir mon mari à une date plus ou moins éloignée, jene m’en cache pas, je ne suis pas une sournoise comme toi ; ettu n’ignores pas non plus que M. Paganot a pour toil’admiration la plus respectueuse.

– C’est donc M. Paganot qui t’achargée de me soutirer mon secret ?

– Tu vois bien, petite cachottière, quetu as un secret !

– Oh ! un triste secret, murmuramélancoliquement Andrée.

– N’importe ! Tu en as un, aieconfiance en moi, parle en toute sincérité et je trouverai moyen derassurer M. Paganot sans te trahir.

Andrée s’était jetée au cou de sa sœuradoptive.

– Tu as raison, ma chère Frédérique,fit-elle, tu es ma seule amie, ma véritable sœur, et je me repensd’avoir cherché à te cacher quelque chose.

– Il n’est jamais trop tard pour bienfaire, dit Frédérique en souriant. Allons ! je suis toutoreilles.

– L’histoire que je vais te raconter estbien triste, elle est même terrible !

La jeune fille était devenue subitementpâle.

Elle frissonnait de tous ses membres.

– Je suis obligée, reprit-elle enbaissant la voix involontairement, de te reparler de la catastropheabominable qui a causé la mort de mon père.

– Parle, si pénible que soit pour moi lesouvenir de la mort de M. de Maubreuil.

– Tu n’as pas oublié que c’est un samedique mon père fut assassiné lâchement par un Américain qu’il avaiteu l’imprudence de prendre comme préparateur.

– Ce misérable Baruch Jorgell, maintenantenfermé dans un asile d’aliénés.

– Eh bien ! j’en ai maintenant laconviction, mon père n’a pas été vengé. Je doute même que ce soitle vrai Baruch Jorgell qui soit enfermé au Lunatic-Asylum. Chaquesamedi, à l’heure même où mon père a dû être frappé, je suistourmentée par un effroyable cauchemar !… Et ce n’est pas làdu cauchemar ordinaire, je suis bien forcée de reconnaître qu’il ya là quelque chose de mystérieux, d’inexplicable.

Le visage d’Andrée, en prononçant ces paroles,exprimait la plus vive, la plus intense terreur. Frédérique n’étaitguère moins émue que son amie. Elle attendait anxieusement la suitede l’étrange récit.

– Le plus extraordinaire, continuaMlle de Maubreuil, c’est que dans mon rêve jevois des personnages qui me sont inconnus et qui sont cependanttoujours les mêmes. C’est d’abord un vieillard à la mine rose etréjouie, aux cheveux blancs bouclés, puis deux jeunes gens qui sontsans doute ses fils. Tous trois s’entretiennent amicalement, maisje devine pourtant qu’il existe entre les deux frères une animositésecrète…

– Jusqu’ici, dit Frédérique, il n’y arien de bien terrible, il m’est arrivé souvent, à moi aussi, devoir dans mes rêves des visages inconnus.

– Attends un peu, c’est ici que lecauchemar devient effrayant. Je revois celui que j’ai appelé lefrère aîné. À cette période de mon rêve, il est seul dans unechambre luxueuse dont je pourrais presque te décrire l’ameublement,tant elle m’est apparue de fois. Il est seul et il se regarde dansune grande glace et ce ne sont pas ses traits qui se reflètent dansla glace, ce sont ceux de Baruch Jorgell, l’assassin. Etpeu à peu le visage de l’homme qui est là, grimaçant de peur,devient pareil au reflet qui l’épouvante. C’est Baruch que j’aidevant les yeux comme si, tout à coup, le gentleman correct, lefrère aîné que j’avais vu tout d’abord, avait changé de visage.

– Mais tu deviens folle, ma pauvreAndrée ! s’écria Frédérique toute remuée par ce récitfantastique.

– Ce n’est pas tout, poursuivitMlle de Maubreuil avec un geste d’horreur, il fautensuite que je sois témoin de l’assassinat de mon père et c’estbien ainsi qu’il a dû se passer. J’assiste à toutes les phasesdu drame, je vois mon père rayonnant du bonheur d’avoir enfinrésolu le problème de la synthèse du diamant. Il se penche vers uncreuset et c’est alors que l’assassin le frappe d’un coup demarteau… Je me réveille baignée d’une sueur glacée, frissonnant detous mes membres. C’en est fait de mon sommeil pour le restant dela nuit. Je crois que je tomberai malade, que je mourrai si cetteaffreuse hantise continue à peser sur moi…

Andrée se tut et ses yeux égarés gardaientcomme un reflet de l’horreur de ces visions.

– Et c’est chaque samedi ? demandaFrédérique, devenue pensive.

– Chaque samedi. Et ce rêve est toujoursidentique et, pour ainsi dire, divisé en trois parties, comme jeviens de te le raconter.

– C’est épouvantable ! Je nem’étonne plus maintenant de ta tristesse, de ta pâleur. Il fauttâcher de trouver un remède à cela, mais comment ?

– Je dois dire, reprit Andrée, que depuisquelque temps le cauchemar a perdu beaucoup de son intensité, il seproduit toujours, mais il m’arrive de ne plus me réveiller glacéede peur comme au début. Ce n’est qu’au matin que je me souviensd’avoir rêvé. C’est comme si une voix secrète venait me répéterchaque samedi : N’oublie pas !

– Sais-tu ce qu’il faut faire ? ditgravement Frédérique, il faut aller raconter tout cela à monpère.

– J’en ai bien eu l’idée, je n’ai jamaisosé : il croira que je suis folle !

– Pas du tout. Il a étudié de très prèstous les phénomènes télépathiques ; il ne nie de parti prisaucun fait avant de l’avoir observé lui-même. Il expliquera d’unefaçon toute naturelle la hantise qui te tourmente.

– Eh bien ! je préfère cela, dit lajeune fille, prenant brusquement son parti ; il me semble quej’éprouverai un grand soulagement quand je serai débarrassée de cetobsédant secret.

– S’il en est ainsi, mets ton projet àexécution immédiatement. Le premier mouvement est le bon. N’attendspas que l’hésitation s’empare de toi.

Les deux jeunes filles traversèrent lesjardins, passèrent près des serres aux vitraux étincelants oùM. Bondonnat expérimentait l’influence de la lumière coloréesur le développement de la végétation, et elles entrèrent dans lavilla.

La demeure de M. Bondonnat, bâtie au bordde la mer dans un renfoncement de la falaise, était citée comme unmodèle de confortable scientifique et de modernisme bien compris.Les murs de toutes les pièces étaient revêtus de larges plaques decéramique, grès flammé ou porcelaine, dont toutes les teintesavaient été harmonieusement assorties et qui ne laissaient aucunrefuge aux microbes.

Chez M. Bondonnat, on n’employait auchauffage ni bois, ni charbon, ni gaz, mais, de place en place, desradiateurs électriques ornés de délicates arabesques étaientdisposés ; il suffisait de pousser une poignée pour que latempérature de la pièce s’élevât. En été, des ventilateursinvisibles répandaient à profusion l’air glacé et aromatisé. Dansla salle à manger, de menues nappes d’eau glissaient en murmurantle long des murailles de porcelaine et répandaient une fraîcheurdélicieuse.

Andrée et Frédérique trouvèrent le vieuxsavant dans son cabinet de travail, d’où l’on apercevait laperspective des jardins que bornait une haute falaise, dont lesommet était couronné par des canons paragrêles et d’autresmachines compliquées et singulières qui servaient àM. Bondonnat dans ses expériences. Au loin, on distinguait unchâteau au toit effondré, aux tourelles en ruine. C’était là queM. de Maubreuil avait été assassiné, et les gens du pays,qui s’en détournaient avec épouvante, affirmaient, qu’il étaithanté par le spectre de la victime.

M. Bondonnat, qui était occupé à examinerau microscope de menues parcelles de tissu végétal, interrompit sontravail en voyant entrer les deux jeunes filles et leur demandagaiement pourquoi elles venaient le troubler dans ses « chèresétudes ».

Mais il devint subitement grave quand Andréelui eut fait connaître le but de leur visite, et il écouta dans unsilence attentif le récit deMlle de Maubreuil. Il demeura perplexe,cherchant vainement à expliquer pourquoi le terrifiant cauchemar seproduisait avec une périodicité si parfaite.

– Il y a là, dit-il enfin, un cas detélépathie extraordinaire et je suis de l’avis de Frédérique.Baruch n’est pas fou, et ce ne doit pas être lui qui est enfermé auLunatic-Asylum. Quand donc, ma chère enfant, ajouta-t-il, avez-vousété pour la première fois victime de ce cauchemar ?

– Le jour même où nous avons apprisl’arrestation de l’assassin dans une pension de famille de NewYork.

– Tiens, voilà qui prouverait que vousn’avez pas été victime d’une hallucination ordinaire. Puis il fautvous dire que j’ai suivi avec la plus grande attention lespéripéties du procès de Baruch et la manière dont il a été arrêtéest toujours demeurée inexplicable pour moi. Il doit s’être passélà-bas, en Amérique, tout un drame que nous ignorons. J’ai besoinde réfléchir beaucoup sur cette affaire.

– Mais croyez-vous, mon père, demandaFrédérique, qu’Andrée va continuer à être obsédée par cetteeffrayante vision ?

– Je pense que le cauchemar du samedi lapoursuivra longtemps encore, mais, comme les faits semblentl’indiquer, sa violence s’atténuera peu à peu. Qu’Andrée ait assezde courage pour ne plus s’en effrayer, pour le considérer seulementcomme un avertissement de je ne sais quels événementsmystérieux.

– Il y a une chose tout à faitincompréhensible dans mon rêve, dit Andrée dont l’émotion secalmait petit à petit, c’est cette transformation de l’homme quichange brusquement de visage.

– Il n’y aurait qu’une façon del’expliquer, c’est de supposer que l’assassin à réussi à modifiercertains traits de son visage grâce à la chirurgie. Le fait s’estquelquefois produit. Alors quand l’assassin se trouve seul, ilrevoit sa vraie physionomie ; mais voilà une hypothèse bienhasardeuse et bien vague.

Les deux jeunes filles se taisaient.M. Bondonnat lui-même était retombé dans le silence. En dépitdes explications rassurantes qu’il venait de donner, il se trouvaittrès embarrassé. Jamais il ne s’était trouvé en présence d’un cassemblable.

Mais tout à coup sa physionomie se dérida, etce fut avec un sourire d’une malicieuse bienveillance qu’il dit àsa fille :

– Ma petite Frédérique, veux-tu me fairele plaisir de nous laisser seuls un instant, Andrée et moi ?Nous avons à causer ensemble.

– C’est bon, je m’en vais, dit la jeunefille, je n’ai pas besoin de connaître vos secrets.

Et elle s’esquiva.

– Mon enfant, dit le vieux savantlorsqu’il se trouva seul avec sa pupille, il y a longtemps que j’aienvie de te parler sérieusement. J’ai eu hier un long entretienavec mon collaborateur, M. Antoine Paganot, et il m’a demandéofficiellement si tu voulais consentir à devenir sa femme.

– Qu’avez-vous répondu ? balbutiaAndrée, tout émue, et rougissante.

– C’est moi qui, en ma qualité de tuteur,d’ami, de père adoptif, remplace près de toi ce pauvreMaubreuil ; je crois avoir parlé comme il l’aurait faitlui-même. J’estime beaucoup M. Paganot, qui est un honnêtehomme et un savant de haute valeur. Je lui ai donc répondu que,pour ma part, je favoriserais cette union de tous mes vœux, maisqu’avant de lui donner une réponse définitive je devais consulterla principale intéressée. Tu me connais trop pour ne pas savoir queje ne ferai rien pour l’influencer.

– J’estime M. Paganot autant quevous, murmura la jeune fille avec embarras. Il a de grandesqualités…

– Je vois que nous nous entendrons, ditle vieillard en souriant.

– Je sais que mon père appréciaitbeaucoup M. Paganot. C’est une raison pour moi de ratifier lechoix que vous avez fait.

– Je puis donc annoncer à moncollaborateur que sa demande est agréée ?

– Certainement.

– Mais, poursuivit M. Bondonnat,j’espère que ce n’est pas seulement par respect pour la volonté deton père et par déférence pour moi que tu donnes tonconsentement ?

– Non, j’ai pour M. Paganot une trèsvive sympathie, répliqua Andrée avec vivacité, et je n’aurai pasd’autre mari que lui.

Puis, un peu honteuse de cet élan spontané oùelle avait montré le fond de son cœur, elle baissa les yeux, touteconfuse.

– Fort bien, s’écria le vieux savant, tuas parlé franchement, je t’en félicite. Je suis certain, de cettefaçon, que tu ne te marieras pas à contrecœur.

La jeune fille ne répondit que par un sourireplus éloquent que toutes les paroles.

– Ce mariage me plaît d’autant mieux,continua le naturaliste, que j’ai, de mon côté, décidé d’accorderla main de Frédérique à M. Ravenel. Les deux noces se ferontle même jour, et de cette façon je ne me séparerai pas de mes deuxcollaborateurs les plus chers, nous continuerons à vivre en famillecomme par le passé. Embrasse-moi, mon enfant, je suis heureuxaujourd’hui, vraiment très heureux !

Andrée s’était jetée dans les bras de sontuteur.

– Comment m’acquitterai-je jamais enversvous ? murmura-t-elle.

– J’oubliais encore une chose,interrompit tout à coup le vieillard. Sitôt que tu seras mariée, jeveux que nous allions en Amérique.

– Je ferai tout ce que vous voudrez.

– Le voyage est indispensable. Je tiens àconnaître la vérité sur Baruch, je veux faire moi-même sur placeune enquête sérieuse. J’ai pour principe d’aller au fond deschoses. C’est en Amérique seulement que nous aurons l’explicationdéfinitive de ce cauchemar du samedi qui t’a causé tant detourments. Je te recommande seulement une chose, c’est de ne pasparler de ce voyage avant que je ne te le dise.

À ce moment, Frédérique rentra dans le cabinetde travail.

– Les confidences sont terminées, ditgaiement le naturaliste.

– Ce n’est pas trop tôt !

– Andrée te mettra elle-même au courantdu secret. C’est une bonne nouvelle que je veux lui laisser leplaisir de t’annoncer elle-même. Allez continuer votre promenade.Il faut que je me remette au travail.

Les deux jeunes filles se retirèrent brasdessus, bras dessous, et quelques minutes plus tard les jardins dela villa retentissaient de leurs voix joyeuses.

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