Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE II – Un meurtreinexplicable

Le cabinet de travail de Fred Jorgell étaitaménagé avec une entente parfaite du confortable etmerveilleusement outillé pour le formidable travail d’organisationque réclamaient les vastes entreprises du milliardaire. Desradiateurs électriques et des ventilateurs à air liquide yentretenaient en toute saison une température égale et douce ;cinq téléphones et deux postes de télégraphie sans fil le mettaienten communication rapide avec toutes les villes de l’univers ;d’admirables classeurs électriques contenaient des myriades dedossiers industriels et scientifiques sur les affaires les plusvariées.

Le milliardaire ne se sentait vraiment chezlui que dans ce cabinet de travail éclairé, le jour, par de largesverrières qui donnaient sur le parc et sur la ville, le soir, pardes lampes à vapeur de mercure qui répandaient une lueur azuréetrès douce ; c’était de là que partaient les ordres de venteet d’achat qui, parfois, culbutaient les cours dans les bourses dumonde entier.

Neuf heures venaient de sonner et Fred Jorgellétait occupé à expédier quelques lettres pressées avant d’aller àson cercle, lorsque Baruch entra.

L’air très calme, il salua respectueusementson père et demeura en face de lui dans l’attitude déférente d’unsubordonné qui s’attend à une réprimande.

Un instant le père et le fils se regardèrentbien en face ; ce fut Baruch qui baissa les yeux lepremier.

– Je suis venu comme vous me l’avezcommandé, dit-il obséquieusement, j’attends vos ordres.

Ce ton de feinte politesse eut le dond’exaspérer le vieux gentleman, dont le visage s’empourpra, dontles yeux lancèrent des flammes.

– Vous êtes un voleur, répliqua-t-ilbrutalement, j’ai honte d’avoir pour fils un misérable tel quevous ! Si vous aviez un peu de cœur, vous devriez vous brûlerla cervelle.

– Je n’ai pas les mêmes préjugés que voussur cette question, fit Baruch en haussant les épaules avec uneironie méprisante. Je croyais qu’il était entendu entre nous quel’histoire du grand rubis n’était qu’un agréable tour depasse-passe, une humoristique plaisanterie.

– Croyez-vous donc, s’écria lemilliardaire d’une voix terrible, que je me sois fait illusion unseul instant ! Je sais de quoi vous êtes capable ! Jevous ai déjà vu à l’œuvre : rappelez-vous les fausses traitesmises par vous en circulation !…

À cet humiliant souvenir, le jeune homme eutun mouvement de révolte ; il serra les poings, sa physionomieprit une épouvantable expression de rage et de haine.

– Je ne vais pas, rugit-il, essayer de medéfendre ! Oui, monsieur mon père, il est parfaitement exactque, si j’ai caché sous la table le grand rubis, c’était avec laferme intention de m’en emparer.

– Et vous osez l’avouer ?

– Pourquoi pas ? Le seul coupabledans cette affaire, c’est vous ! Pourquoi me laissez-vous sansargent ? J’ai maintenant vingt-six ans, je veux vivre mavie ! Avec deux ou trois cent mille dollars – ce qui est peude chose pour vous –, je pourrais me lancer dans des entreprisesintéressantes ; je suis aussi intelligent, aussi apte à ladirection d’une affaire que qui que ce soit dans votreentourage.

– Vous ne l’avez guère prouvé : vousavez dévoré la fortune qui vous revenait de votre mère et, chaquefois que, depuis, je vous ai confié des capitaux, vous les avezdissipés en quelques semaines.

– L’expérience coûte toujours cher, maismaintenant, j’en ai suffisamment acquis, je suis sûr de moi, et jene demande qu’à le prouver… Tenez, si, par exemple, oubliant toutesnos anciennes querelles, vous me donniez seulement cent milledollars…

– Pas même cinquante mille ! pasmême vingt mille ! s’écria le milliardaire exaspéré, sifurieux que, dans sa colère, il pulvérisa d’un coup de poing unefragile coupe de Murano pleine de timbres rares ; le sang luimontait à la gorge. Il étouffait.

Il sonna pour se faire apporter une limonadeglacée ; ce ne fut qu’après l’avoir bue qu’il continua, un peucalmé :

– Ne comptez en aucune façon sur mesbank-notes. Je trouve votre demande d’une singulière impudence,après ce qui s’est passé hier. Tout ce que je puis faire, c’est dene pas vous supprimer – comme j’en avais l’intention – la pensionde mille dollars par mois que je vous sers depuis que vous êtesici.

– Je vous ai cependant parlé franchement,murmura Baruch d’un air sombre et menaçant, j’étais disposé à memontrer sérieux, ma foi, tant pis ! D’ailleurs, soyeztranquille, c’est la dernière fois que je m’humilie en vous faisantune pareille demande.

– Quels sont vos projets ?

– Inutile que je vous les communique.

Le milliardaire avait été plus ému qu’il nevoulait le paraître du ton résolu et en même temps désespéré dontson fils avait prononcé ces derniers mots.

– Écoutez, lui dit-il plus doucement, marésolution n’est pas irrévocable ; je reconnais que vous êtesénergique et intelligent. Faites en sorte de me donner des preuvesde sérieux et de bonne volonté, et je réfléchirai à ce que je puisfaire en votre faveur.

Baruch était en ce moment trop irrité pourcomprendre l’importance de cette concession.

– Combien de temps, répliqua-t-ilinsolemment, me faudra-t-il attendre votre bon plaisir ou votrecaprice ?

– Cela dépendra de vous. Pour le moment,je veux bien oublier l’aventure d’hier, et c’est déjà beaucoupd’indulgence de ma part. Mais faites attention que, si vous ne medonnez pas entière satisfaction, je vous déshériteraiimpitoyablement.

– Il ne manquera pas de gens pour vous ypousser, ne fût-ce que cet hypocrite Harry Dorgan qui, je m’en suisaperçu depuis longtemps, fait la cour à ma sœur Isidora.

– Ne parlez pas d’Harry Dorgan, ripostale vieillard avec véhémence, je voudrais que vous fussiez aussisérieux que lui. Bien que plus jeune que vous, il dirige déjà lesusines électriques de Jorgell-City. C’est un garçon pleind’avenir.

– En effet, car je vois qu’il a été assezhabile pour capter votre confiance.

– C’est, sans nul doute, qu’il laméritait !

– Je m’en moque, après tout, repritBaruch avec un haussement d’épaules ; mais, revenons à notreaffaire.

– Je viens de vous faire connaître madécision.

Baruch jeta sur son père un tel regard quecelui-ci en fut presque effrayé.

– Alors, c’est votre dernier mot ?Vous refusez de m’avancer les misérables cent mille dollars que jevous demande ?

– Je refuse. Acceptez l’emploi que jevous offre dans mon trust ; prouvez-moi pendant quelques moisque vous êtes capable d’une bonne administration, et ma caisse voussera ouverte toute grande.

– C’est bien. Je n’insiste pas. Je vousprouverai peut-être d’ici peu que je suis en état de faire monchemin dans la vie, sans le secours de votre argent.

Et Baruch sortit en claquant brutalement laporte.

Le lendemain pourtant, il paraissait avoirdéjà oublié cette scène violente. Il parut à la table familiale,comme à l’ordinaire, et s’y montra plein de gaieté. Dansl’après-midi, il fit en compagnie de miss Isidora, la seulepersonne peut-être pour laquelle il eût une réelle affection, unelongue promenade dans le parc.

Fred Jorgell se reprit à espérer que ce filsqui lui avait déjà causé tant de tracas n’était pas entièrementperdu pour lui et qu’il ne tarderait pas à revenir à de meilleurssentiments.

Le milliardaire venait de remonter dans soncabinet de travail, après le repas du soir, lorsque miss Isidoraentra sans frapper.

– C’est moi, père, cria-t-elle du seuilde la porte, ne te dérange pas !

La jeune fille portait une robe de crêpe deChine bleuté qui accusait discrètement l’élégance et la richesse deses formes. Ses cheveux d’un blond fauve, dans lesquels brillait unrang de perles, encadraient harmonieusement une physionomierégulière et calme, où se reflétaient la franchise et labonté ; ses grands yeux d’un bleu de mer presque vert étaientclairs et hardis sans impudence, et elle possédait ce teint fraiset velouté, d’une roseur spéciale, qui semble l’apanage decertaines jeunes filles américaines.

Ce fut d’une voix légèrement émue qu’elle dità son père :

– Tu m’as paru tantôt si soucieux, etmême si mélancolique, que j’ai tenu à venir te voir.

– Tu as bien fait, mon enfant, tu saisque ta présence, un seul sourire de toi suffisent à me consoler detoutes mes tristesses, à guérir toutes les blessures que je reçoisparfois dans la rude bataille des dollars.

– Il faut croire, mon père, repritcoquettement la jeune fille, que mon sourire n’a pas eu aujourd’huisur toi sa puissance habituelle. Allons, sois franc, tu as quelqueennui, comme le jour de cette fameuse faillite de la banqueaustralienne que tu ne voulais pas m’avouer.

Le milliardaire protesta faiblement :

– Non, je t’assure, mon enfant, je n’aiaucun souci sérieux.

– Aurais-tu quelque sujet demécontentement contre mon frère ?

Fred Jorgell fronça les sourcils et eut unhochement de tête découragé.

– Tu sais bien, petite Isidora, que tonfrère et moi n’avons jamais pu nous entendre. Baruch est une natureingrate dont je n’ai jamais rien pu tirer.

– Il paraît devenir beaucoup pluslaborieux et surtout plus docile.

– Ne parlons plus de lui, veux-tu ?c’est un sujet de conversation qui m’est désagréable.

Le milliardaire s’était levé et se promenaitnerveusement à travers la vaste pièce. Miss Isidora comprit qu’ilétait inutile d’insister. Il y avait entre le père et le fils unetelle dissemblance de caractères, une telle antipathie même que,sans doute, ils ne parviendraient jamais à s’accorder ensemble.

– Eh bien, soit ! fit-elle avec unemoue, laissons Baruch de côté et parlons de la fête d’avant-hier.Tu as dû être content. De l’aveu même de mes plus jalouses amies,c’était splendide !

– Certainement !…

– Il y a bien eu l’incident du rubis,simple malentendu, heureusement…

Fred Jorgell eut un geste de contrariété.

– Ne me parle pas de ce rubis, fit-ilavec impatience, il y a longtemps que je n’y pense plus ;d’ailleurs, s’il faut te dire toute la vérité, j’ai aujourd’hui unennui, ou plutôt une inquiétude bien réelle.

– Et tu ne voulais pas me le dire,murmura la jeune fille d’un accent de reproche.

– Tu vois qu’il m’est impossible de riente cacher, mais rassure-toi, ce n’est pas grave.

– De quoi s’agit-il ?

– Tu sais que je suis toujours enaffaires avec ce filateur de Buenos Aires, dont je t’ai souventparlé, Pablo Hernandez. Je lui ai vendu dernièrement pour troiscent mille dollars de coton dont il a pris livraison ; c’estaujourd’hui même qu’il devait me verser les fonds et je suis sansnouvelles. C’est d’autant plus étrange que Pablo est parfaitementsolvable et d’une grande ponctualité.

– C’est en effet fort étrange.

– Le plus inquiétant, c’est qu’hier soiril m’a téléphoné qu’il était en route pour m’apporter lui-même lasomme convenue…

À ce moment, on heurta doucement à la porte ducabinet de travail.

– Entrez ! cria le milliardaire,ah ! c’est toi, Paddock, m’apportes-tu de bonnesnouvelles ?

Paddock était un vieil Irlandais ;intendant, factotum, secrétaire à l’occasion, il possédait toute laconfiance de Fred Jorgell. À la question qui lui était posée, ilrépondit d’abord par un hochement de tête négatif.

– Pablo Hernandez ? demandaanxieusement le milliardaire.

– Mort ! Assassiné !

– Mais c’est impossible !

– Je viens de voir son cadavre.

Fred Jorgell était violemment ému.

– Pablo était un loyal camarade, dit-il,je donnerais de grand cœur les trois cent mille dollars qu’il medoit pour qu’il fût encore vivant.

Puis il demanda avec une fébrilecuriosité :

– Comment a-t-il été tué ? Je veuxêtre renseigné… Je dépenserai tout l’argent qu’il faudra pour fairearrêter les assassins !

– Un mystère étrange plane sur cettemort. Pablo Hernandez a été trouvé ce matin d’assez bonne heure surla rive du petit creek marécageux qui se trouve à l’entrée du bois,un peu en dehors des usines. Il a été complètement dévalisé, maisce qui est inexplicable, c’est que son corps ne porte aucune tracede blessure, sauf une légère contusion, une petite tache noirâtrederrière l’oreille. L’automobile dans laquelle il était venu seulétait à quelques mètres en arrière, intacte.

– A-t-on fait une enquête ? demandamiss Isidora.

– Certainement, répondit Paddock, maiscette enquête n’a rien appris. Le docteur Cornélius Kramm a procédéà un examen du cadavre, et il lui a été impossible de se prononcer.Il serait presque tenté de conclure à une apoplexie foudroyante, sila victime n’avait pas été dévalisée.

– Il y a là une énigme indéchiffrable,murmura la jeune fille.

– La seule explication plausible qu’onpuisse donner, reprit l’Irlandais, c’est que Pablo Hernandez seradescendu pour quelque légère réparation à son auto ; c’estpendant qu’il était ainsi occupé qu’il aura été foudroyé parl’apoplexie. Un passant, un rôdeur quelconque, aura le premierdécouvert son cadavre et se sera empressé de l’alléger de sesbank-notes.

Pendant ces explications, Fred Jorgelldemeurait pensif.

– Les bandits ont fait là un coup demaître, dit-il lentement. Je suis certain que Pablo Hernandez avaitsur lui, en bank-notes et en valeurs diverses, les trois cent milledollars qu’il venait me verser aujourd’hui. Pour moi, le crime estévident. Il y a eu là un véritable guet-apens.

Ni Paddock ni miss Isidora ne relevèrent cettedernière observation. Tous deux étaient, au fond, du même avis quele milliardaire.

– C’est quand même trois cent milledollars de perdus pour vous, dit Paddock après un moment desilence.

– Non, Pablo Hernandez était riche, trèsriche, je sais que, je serai payé, mais cela n’a pas grandeimportance : trois cent mille dollars ne constitueraient paspour moi une perte irréparable.

Miss Isidora réfléchissait.

– Pourquoi donc, demanda-t-elle àPaddock, après un silence, mon père est-il prévenu si tard de lamort tragique de son client ?

– Miss, cela est très explicable,l’identité du malheureux Pablo vient d’être reconnue il y aseulement une heure. Je savais, dès midi, qu’un crime avait étécommis, mais comme les rixes entre ouvriers italiens et irlandaisne sont pas rares à Jorgell-City, j’avais cru qu’il s’agissait d’unmeurtre banal et je ne m’en étais pas occupé.

– C’est bien, Paddock, dit lemilliardaire devenu pensif, rédigez ce soir même une note pour lesjournaux en promettant une prime de cinq mille dollars à quiconqueapportera un renseignement intéressant sur le décès de ce pauvreHernandez.

L’Irlandais sortit. Miss Isidora demeuraencore quelque temps près de son père qui paraissait très affecté,mais elle comprit qu’il désirait être seul et se retira à sontour.

Après son départ, Fred Jorgell se promenalongtemps encore dans son cabinet avec, une nerveuseagitation : il était à la fois inquiet, irrité ettriste ; il y avait longtemps que le poids de son immensefortune et de ses responsabilités ne lui avait paru aussilourd.

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