Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE VII – Dans l’île des pendus

Pendant que sa fille et ses amis se livraientà d’infatigables et périlleuses recherches, la situation du savantnaturaliste Prosper Bondonnat – toujours vivant et bien portant,heureusement – était des plus singulières, et, bien souvent,l’illustre vieillard en venait à se demander s’il ne rêvait pastout éveillé, ou s’il n’était pas subitement devenu fou.

Ce qu’à présent les Lords de la Main Rougeattendaient de lui, c’était, on s’en souvient, des torpilles d’unnouveau modèle, des engins capables de détruire de grands naviressans laisser de traces par des remous formidables artificiellementcréés.

Obligé de céder à la contrainte,M. Bondonnat feignit de consentir à ce qu’on lui demandait,mais il s’était promis in petto que les appareilsconstruits d’après ses plans présenteraient, une fois réalisés, detels inconvénients qu’ils ne pourraient jamais devenir d’uneutilité pratique pour les bandits qui avaient voulu le rendrecomplice de leurs pirateries.

En apparence, il faisait preuve de la plusgrande docilité. Sa féconde imagination enfantait projets surprojets. Chaque semaine, des ballots d’épures étaient remis aureprésentant de la Main Rouge qui les expédiait aussitôt auxateliers du continent.

Les bandits étaient très satisfaits de leurprisonnier ; il était arrivé à les éblouir, à les amuser, àleur inspirer confiance, et il comptait dans peu de temps lesdécider à la construction d’un appareil qui pût servir safuite.

Entre-temps, il se distrayait en apprenant lefrançais au Peau-Rouge Kloum, sur lequel il croyait pouvoircompter, et qui lui témoignait un attachement et une confianceextraordinaires. Kloum, avec l’adresse et la patience de ceux de sarace, était parvenu, en dépit des sentinelles, à scier deuxplanches de la palissade et chaque nuit il s’échappait dans l’îleet rapportait à M. Bondonnat de précieux renseignements.

C’est dans une de ces courses nocturnes qu’ilput parvenir jusqu’à lord Burydan qui, par suite de la positionisolée du parc aux phoques, était surveillé beaucoup moinssévèrement. Dès lors, une correspondance régulière s’établit entrel’Anglais et M. Bondonnat.

L’excentrique lord s’ennuyait à périr. Obligéde servir des hommes brutaux et grossiers, il devenaitneurasthénique, et, dans chacun des billets écrits au crayon qu’ilconfiait à Kloum, il annonçait son prochain suicide àM. Bondonnat, si ce dernier ne trouvait pas à brève échéanceun moyen d’évasion.

Le vieux savant l’exhortait à la patience, luirépétant que le projet de fuite qu’il avait conçu ne tarderait pasà aboutir, mais le temps s’écoulait sans amener, en apparence,aucun changement dans la situation des prisonniers.

M. Bondonnat, d’un caractère naïf etsentimental, comme beaucoup de savants de génie, puisait unecertaine consolation dans l’amitié de son chien Pistolet. Levieillard s’était amusé à tailler dans une planchette de boistendre les vingt-quatre lettres de l’alphabet ; il continuaitpatiemment l’éducation du barbet, si brillamment commencée enFrance par Oscar Tournesol.

Cependant, en présence des résultats obtenuspar les travaux de M. Bondonnat, les bandits de la Main Rouges’étaient quelque peu relâchés dans leur surveillance ; unjour, le savant mit la main sur une armoire d’instruments dephysique qu’on lui avait jusqu’alors soigneusement cachés, et ildécouvrit un équatorial et un sextant.

– Maintenant, s’écria-t-il joyeusement,je vais savoir où je suis. Avec ma montre à secondes, en voilàassez pour relever exactement la latitude et la longitude del’île !

Il fit immédiatement le point et ses calculslui donnèrent 47° de longitude nord et 161° de latitude ouest.

– Par conséquent, réfléchit-il, l’île despendus se trouve entre les îles Aléoutiennes et le port deVancouver. Nous entrons dans la belle saison, le moment serait bienchoisi pour une évasion.

Il ne dit rien de sa découverte à Kloum pourqui les mots de longitude et de latitude n’offraient aucun sensprécis ; mais, par une bizarre fantaisie – vrai caprice desavant –, il s’amusa patiemment à apprendre à Pistolet, et à luifaire composer avec ses lettres mobiles, la précieuse formulegéographique qui ne devait sans doute être jamais d’aucune utilitépour le pauvre quadrupède.

D’ailleurs, grâce à ces leçons journalières,le barbet avait fait de surprenants progrès, il connaissaitmaintenant plus d’une cinquantaine de mots et ne se trompait jamaissur leur exacte signification.

À quelque temps de là, l’émissaire habituel dela Main Rouge, un personnage taciturne et grave qui répondait aunom de Sam Porter et possédait de réelles connaissances enmécanique et en chimie, demanda à M. Bondonnat s’il ne seraitpas capable de donner les plans d’un aéroplane supérieur à tousceux que l’on avait construits jusqu’alors.

Le savant réfléchit une seconde ; laquestion du bandit lui ouvrait d’inattendues perspectives.

– Il y a mieux qu’un aéroplane, fit-il,je puis vous fournir les épures d’un appareil volant qui réunit lesavantages du dirigeable et ceux de l’aéroplane, je l’ai nomméaéronef.

Le bandit ne pouvait s’empêcher d’être surprisde la bonne volonté que semblait mettre le savant à se dépouillerd’une découverte aussi importante.

– Donnez-nous le plan de votre aéronef,répondit-il, et je vous promets que vous en serez récompensé.

– Me rendrez-vous enfin laliberté ?

– Pas encore, mais je m’engage à faireparvenir à vos filles une lettre de vous, pourvu, toutefois, bienentendu, qu’elle ne contienne aucun renseignement de nature à nouscompromettre ni à faire connaître l’endroit où vous voustrouvez.

– Eh bien, soit ! acquiesça lesavant, j’y consens, bien que je n’aie pas une énorme confiancedans la façon dont ma lettre arrivera à destination. Seulement, monaéronef est une délicate machine et il faudra que le montage et lesessais aient lieu sous mes yeux.

– Vous n’espérez pas, peut-être, vous enservir pour vous échapper, reprit Sam Porter en jetant à traversles trous de son masque de caoutchouc un regard aigu sur levieillard.

– Soyez tranquille, soupirahypocritement M. Bondonnat, vexé au fond de voir deviner sapensée ; ce n’est pas à mon âge que l’on se met à faire del’aviation.

– D’ailleurs, je serai là pour vous enempêcher.

Trois jours après, M. Bondonnat remettaitles épures de son aéronef, qui excita chez les Lords de la MainRouge un réel enthousiasme.

Voici en peu de mots ce qu’était l’aéronef deM. Bondonnat :

Qu’on se figure de gigantesques matelas, l’unhorizontal et l’autre vertical, tous deux gonflés d’hydrogène. Despoints de suture solidement cousus empêchaient les enveloppes de sedistendre et de reprendre une forme ovoïdale. La section del’appareil eût donné une croix à branches égales. Maintenu par unecarcasse d’aluminium à charnières et à poulies, le plan verticalpouvait se rabattre sur le plan horizontal et réciproquement.

Cet ingénieux dispositif, que complétaientdeux hélices, permettait d’assurer pratiquement la direction del’appareil. Dans un courant d’air favorable, il se présentaitverticalement et filait comme une voile gonflée. Fallait-illouvoyer ? Il redevenait horizontal et progressait en volplané.

À l’arrière pendait un câble relié àl’armature et où étaient accrochées cinq petites nacelles, dontl’une renfermait un puissant moteur électrique. C’est dans lesquatre autres que devaient prendre place les passagers, un parun.

Par la combinaison des angles, des plans et dugouvernail, l’aéronef évoluait comme un véritable oiseau, suivantou remontant les courants, s’élevant ou s’abaissant contre levent.

Sam Porter fût tellement satisfait des plansde cet appareil qu’il autorisa M. Bondonnat à écrire à sesfilles en lui promettant que la lettre parviendrait àdestination.

Dans cette lettre, dont le bandit épluchasoigneusement tous les termes, M. Bondonnat expliquaitsimplement qu’il était vivant et en bonne santé, mais détenu pardes capitalistes qui le retenaient prisonnier pour que rien ne pûttranspirer des inventions secrètes auxquelles ils le faisaienttravailler. Sans pouvoir fixer la date exacte de son retour, ill’annonçait pour une époque très prochaine.

M. Bondonnat se sentit plus calme aprèsavoir remis cette lettre à Sam Porter. Il n’avait, on le pensebien, qu’une confiance très relative dans les promesses du bandit,et pourtant il se disait que l’on ne lui eût sans doute pas faitécrire cette lettre si l’on n’avait pas eu l’intention de la faireparvenir à son adresse.

La construction de l’aéronef fut poussée avecune activité fiévreuse. Chaque semaine, le yacht de la Main Rougeapportait des pièces détachées qui étaient aussitôt montées, sousla direction de M. Bondonnat, par Kloum assisté de quatrerobustes bandits.

Un mois, jour pour jour, après la remise deses plans, M. Bondonnat eut la satisfaction de voir l’aéronefse balancer légèrement au souffle de la brise, retenu par un solidecâble d’acier, amarré à un tourniquet placé en dehors du doublechemin de ronde.

Une sentinelle, armée d’une carabine, montaitla garde nuit et jour à proximité du câble.

Le vieux savant résolut de ne pas attendre lejour où devaient avoir lieu les épreuves décisives et il fitsavoir, par Kloum, à lord Burydan qu’il eût à se tenir prêt à toutévénement.

– Mon brave Kloum, dit un jourM. Bondonnat, c’est ce soir que nous quittons l’île despendus. Les accumulateurs sont chargés, les nacelles pourvues devivres, et le fonctionnement des hélices, comme je l’ai vérifié cematin, est excellent.

Kloum, si grave d’ordinaire, manifesta sa joiepar une foule de grimaces et de contorsions bizarres. Et Pistoletlui-même s’associa par de joyeux aboiements à la satisfaction deson vieux maître.

Vers dix heures du soir, comme de coutume, lesbandits, armés de lanternes, firent une ronde, puis les lumièress’éteignirent et dans le silence de l’île endormie on n’entenditplus que le grondement des vagues et le pas cadencé dessentinelles.

– Kloum, dit tout à coupM. Bondonnat au Peau-Rouge qui l’avait suivi dans sa chambre,voici l’heure. Tu vas sortir et tu vas aller chercher lordBurydan.

– Bien, monsieur.

– Quand il aura réussi à sortir sansencombre du parc des phoques, vous vous dirigerez sans bruit versla sentinelle placée à côté du câble et…

Kloum, très taciturne de sa nature, fit durevers de sa main le geste de couper la gorge à quelqu’un.

– Non, pas cela !… protestasévèrement le vieillard. Je ne voudrais pas acheter ma liberté auprix de l’existence d’un homme. Que lord Burydan se contented’étourdir le bandit d’un coup de poing sans lui laisser le tempsde pousser un cri. Cela fait, vous traiterez de la même façonl’homme qui monte la garde dans le chemin de ronde. Puis vousviendrez me chercher et nous partirons.

M. Bondonnat répéta deux fois sesrecommandations pour être sûr que l’Indien les avait biencomprises. Enfin, Kloum se glissa silencieusement hors del’habitation et se perdit dans les ténèbres.

Une demi-heure s’écoula, M. Bondonnatétait violemment ému. Il lui semblait déjà que Kloum mettait biendu temps à revenir. Mais, tout à coup, Pistolet se dressa commes’il eût flairé quelque ennemi. Et le vieillard, palpitantd’angoisse, crut à ce même moment distinguer dans le lointain lespiétinements d’une lutte et comme un râle assourdi. Puis toutrentra dans le silence.

L’instant d’après, Kloum et lord Burydanpénétraient en coup de vent dans la pièce. Leurs vêtements étaientsouillés de boue et un peu de sang se voyait aux poignets del’excentrique lord.

– Vous êtes blessé ? demandavivement M. Bondonnat.

– Oh ! rien, fit l’Anglais, unesimple égratignure… Un de ces coquins qui a voulu me gratifier d’uncoup de bowie-knife pour m’empêcher de lui tordre le cou, mais j’aiserré un peu fort et je crains bien de l’avoir étranglé pour debon.

– Partons vite, murmura le vieux savant.C’est dans une demi-heure qu’on relève les sentinelles, nousn’avons pas une minute à perdre.

Tous trois, ou plutôt tous quatre, car onn’eut garde d’oublier Pistolet, sortirent du laboratoire et seglissèrent avec précaution par l’étroite issue que Kloum leur avaitménagée en sciant quelques planches de la palissade. Ils arrivèrentsans encombre jusqu’à l’endroit du rivage où était amarrél’aéronef, que l’on voyait se balancer dans le ciel, à la clarté dela lune, comme un fantasque oiseau de rêve. Réunissant leursefforts, les trois fugitifs firent manœuvrer le treuil et l’aéronefse rapprocha lentement de la surface du sol.

Dès qu’il eut pris contact, l’embarquementcommença. Pistolet fut placé le premier dans la nacelle la plusélevée. Kloum monta dans la seconde et lord Burydan dans latroisième.

M. Bondonnat s’était réservé laquatrième, car c’était lui qui, à l’aide d’une hache solide dont ils’était muni, devait couper le câble métallique.

– Accélérons le mouvement, déclara lordBurydan. Il me semble voir aller et venir des lumières à l’autreextrémité de l’île.

M. Bondonnat se mit à frapper à coupsredoublés sur le câble dont le métal sonore vibrait tumultueusementdans la nuit comme la corde d’une harpe éolienne.

À ce vacarme, des coups de feu éclatèrent danstoutes les directions. Des fanaux électriques s’allumèrent,montrant deux escouades de bandits qui accouraient au pas degymnastique.

M. Bondonnat continuait à frapperdésespérément sur le câble qui, fabriqué avec des fils d’aciervanadié de première qualité, ne se laissait entamer quedifficilement ; il n’était encore qu’à moitié coupé lorsqueSam Porter apparut, essoufflé et furieux, à la tête de seshommes.

– Ah ! ah ! ricana-t-il,M. Bondonnat voulait nous fausser compagnie. Mais on ne quittepas comme cela l’île des pendus.

Et en même temps il saisissait le vieillard àbras-le-corps et essayait de l’arracher de la nacelle au rebord delaquelle il se cramponnait éperdument. Mais cette lutte ne dura pasdix secondes. Tout à coup, il y eut un craquement sec de métal quise brise, et l’aéronef s’enleva d’un bond formidable vers lesnuages, vainement salué par les bandits d’une salve de coups decarabine.

M. Bondonnat et Sam Porter, qui nel’avait pas lâché, avaient roulé à terre, culbutés par la violencedu choc.

L’audacieuse tentative était manquée. Levieillard demeurait pour longtemps, pour toujours peut-être,prisonnier des bandits de la Main Rouge.

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