Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE VI – Au Lunatic-Asylum

Le directeur de l’asile ressentait en lui-mêmeun certain orgueil de posséder dans son établissement un personnageaussi notoire que ce Baruch Jorgell, dont les crimes avaient occupéle monde entier.

– Mr. Jorgell, déclara-t-il, est entouréici des soins les plus dévoués ; il reçoit la visite decélèbres aliénistes, parmi lesquels je citerai le Dr CornéliusKramm. Il était encore ici avant-hier.

– Pense-t-il, demanda miss Isidora avecémotion, que l’on puisse conserver quelque espoir, sinon deguérison complète, au moins d’amélioration dans l’état dumalade ?

– Je veux être franc avec vous, miss, ledocteur ne conserve aucun espoir. Mr. Baruch Jorgell estatteint d’amnésie complète, et MM. les aliénistes sontd’accord que cette amnésie a dû être causée par un choc violent quia produit une lésion certainement inguérissable… à moins d’unmiracle.

Miss Isidora poussa un profond soupir etsuivit silencieusement le directeur par une allée sablée bordéed’arbustes en caisse.

– Vous pouvez constater, reprit-il, queles travaux d’aménagement sont poussés avec l’activité la plusfiévreuse. D’ici peu de mois nous aurons sous la main tout ce quel’on a trouvé de mieux pour la guérison des maladiesmentales ; vastes jardins pour les cures de plein air etd’exercice physique, salles de chirurgie, bains électriques, bainsde radium et bains solaires, sans oublier une salle defrigothérapie, indispensable dans le traitement de l’hypocondrie etde la neurasthénie aiguë.

S’apercevant que miss Isidora et sagouvernante l’écoutaient d’une oreille distraite :

– Peut-être, ajouta-t-il avec un sourireplein de promesses, désireriez-vous voir quelques-uns de nosmalades ? C’est une faveur que je n’accorde pas souvent etnous avons ici des sujets bien intéressants !

– Je vous remercie, monsieur, réponditfroidement la jeune fille.

– Je vous assure que vous avez tort,reprit-il avec insistance ; nous avons ici, par exemple,l’aviateur Nelson qui se croit changé en aéroplane et qu’on doitgarder à vue pour qu’il ne monte pas sur les toits afin des’envoler ; l’homme automobile qui se promène toute la journéeemmailloté de pneumatiques et qu’on a toutes les peines du monde àempêcher de boire du benzonaphtol ; l’homme chat qui refusetoute autre nourriture que du lait et du foie cru ; il passeson temps à miauler, à ronronner et à s’effiler les ongles sur uneplanchette. Nous avons encore…

– Je ne doute pas, interrompit lagouvernante, que tous ces malades ne soient fort intéressants, maismiss Isidora n’est nullement soucieuse de voir ces malheureux dontla vue ne pourrait que l’attrister profondément. Elle est venuepour rendre visite à son frère, uniquement pour cela !

– Fort bien, murmura le directeurlégèrement vexé du peu de cas qu’on faisait de ses offres ; jecroyais vous être agréable, mais puisqu’il en est ainsi, n’enparlons plus… Je suis malheureusement obligé de vous quitter pourun rendez-vous urgent ; mais voici le surveillant en chef quivous servira de guide.

Et le Dr Johnson, après un salut cérémonieux,confia les deux femmes aux soins d’un athlétique personnage, vêtud’un uniforme jaune à boutons de métal et coiffé d’un bizarrecasque de cuir bouilli ; c’était le surveillant en chef.

Miss Isidora lui posa quelques questions surla situation de son frère, mais il avait des instructions précisessur la façon de répondre aux parents des clients riches.

– Mr. Jorgell, dit-il d’un tonobséquieux, se porte aussi bien que le permet son état. Nousn’avons qu’à nous féliciter de sa conduite. Quant aux soins dont ilest entouré, vous savez, miss, que la devise de la maisonest : douceur, humanité, confort.

L’homme à l’uniforme jaune se garda bien deparler de la camisole de force, des douches glacées et du fouetdont il ne se faisait aucun scrupule de faire usage quand lesmalades se montraient tant soit peu turbulents.

On était arrivé devant une haute muraille danslaquelle s’ouvrait une petite porte de fer munie d’un judas.

Le surveillant prit à sa ceinture un trousseaude clefs et introduisit les visiteuses dans un enclos dont le sol,recouvert d’un maigre gazon, nourrissait quelques arbres chétifs.C’était là, sans doute, songea miss Isidora avec un serrement decœur, les vastes jardins, propices aux cures de plein air etd’exercices physiques, dont avait parlé le directeur.

Une trentaine de malades payants étaient là,les uns en proie à un morne abattement, les autres se promenantd’un pas saccadé, avec force gesticulations, sous le regard tour àtour fixe et mobile de quatre gardiens – ce regard spécial desgeôliers qui s’attendent toujours à être attaqués àl’improviste.

Ce fut à grand-peine que miss Isidora reconnutson frère.

Elle contemplait avec épouvante ce regardterne et sans chaleur, cette face amaigrie et ravagée par leremords et la maladie et ces lèvres décolorées comme celles d’unvieillard. Un être peureux, voûté, sans âge précis, aux membresagités d’un perpétuel tremblement, c’était tout ce qui restait durobuste, de l’énergique Baruch.

– Je ne puis me faire à la pensée que cesoit là mon frère, murmura la jeune fille avec une tristessepoignante.

– Cependant, c’est bien lui, dit lagouvernante, mais combien déprimé, il n’est plus que l’ombre delui-même !

Miss Isidora prit la main du dément et s’assità côté de lui.

– C’est moi, votre sœur Isidora, dit-elleen s’efforçant de sourire, comment allez-vous ?

Baruch leva vers la jeune fille un regard d’oùla pensée était absente et retira sa main d’un geste craintif.

– Baruch ! dit miss Isidora, avecune douceur obstinée, voyons, faites un effort !Regardez-moi !… Isidora, ce nom ne vous rappelle-t-ilrien ?

– Rien, grommela-t-il d’une voixrauque.

Il considérait maintenant la jeune fille d’unregard un peu moins éteint, où tout à coup venait de passer commeun fugitif éclair de pensée ; puis il porta la main à sonfront avec un geste lamentable.

– Je ne me souviens plus, bégaya-t-il, jene sais plus… Que me voulez-vous ? Je suis trèsmalheureux ! oh, oui ! très malheureux !…

Miss Isidora se détourna pour cacher leslarmes qui lui montaient aux yeux ; elle était à bout decourage. Elle tenta cependant un suprême effort ; elle nevoulait pas s’en aller sans emporter un peu d’espoir.

– Dites-moi votre nom ?demanda-t-elle.

– Je ne sais pas…

Il cacha sa tête dans ses mains et il futimpossible à miss Isidora d’en tirer autre chose.

Pendant cette scène affligeante, lagouvernante était demeurée silencieuse. Elle était invinciblementattirée par les grimaces d’un vieux gentleman qui rôdait dans levoisinage en marchant à quatre pattes et en faisant le gros dos.C’était précisément celui qui se figurait être changé en chat. Toutà coup, il se mit à miauler de si lugubre façon que l’honorablemistress fut terrifiée malgré la présence des gardiens.

– Miss Isidora, dit-elle, je crois qu’ilvaut mieux que nous nous en allions. Les mines hagardes de tous cesmalheureux me glacent le sang dans les veines… Notre présence lesagace peut-être. Allons-nous-en.

– Vous avez raison, murmura tristement lajeune fille.

– Allons-nous-en, répéta peureusementl’Écossaise en se rapprochant de sa maîtresse, ce gentleman me faitpeur avec ses miaulements.

Elle montrait le fou, arrêté à quelques pasd’elle.

– Nous partons, dit miss Isidora, mais ilvaut peut-être mieux, après tout, que Baruch ait perdu toutsouvenir du passé…

Toutes deux se hâtèrent de quitter le sinistrejardin et de sortir de cet asile de douleurs. Elles remontèrentdans l’auto qui les attendait et qui les emporta rapidement dans ladirection de New York.

Miss Isidora fut longtemps à se remettre de laterrible émotion qu’elle venait d’éprouver.

– C’est étrange, murmura-t-elle, je nepuis m’imaginer que ce soit mon frère Baruch que je viens de voir.Il me semble que c’est lui et que ce n’est pas lui ; que lemalheureux que nous venons de quitter n’est qu’une caricaturegrotesque et pitoyable du Baruch d’autrefois.

– Certes, dit la gouvernante, la maladiel’a beaucoup changé.

– Puis, il y a des choses que je n’arrivepas à m’expliquer. À certains moments je me demande si mon frèreest vraiment coupable de tous les crimes dont on l’a convaincu… Onne peut pas dire qu’il soit fou, et il n’est pas idiot non pluspuisqu’il se rend compte de sa situation et qu’il en souffre… Cettevisite m’a brisé le cœur.

Miss Isidora regagna tristement le palais deson père, mais sa mélancolie et ses préoccupations s’étaientaccrues. Elle se renferma, dès lors, dans une retraite plusprofonde que jamais.

Chaque mois, courageusement, elle se rendaitau Lunatic-Asylum et elle constatait avec désespoir que l’état deBaruch ne se modifiait en aucune manière ; son intelligence etsa mémoire demeuraient plongées dans les ténèbres du néant.

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