Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CINQUIÈME ÉPISODE – Le secret de l’îledes pendus

CHAPITRE PREMIER – Le chercheur desensations rares

Il était deux heures du matin.

Les clients du Lapin Rouge, uncabaret situé près des Halles centrales et fréquenté seulement parla lie de la population parisienne, se pressaient tumultueusementdans la grande salle du rez-de-chaussée. L’absinthe et le vin blanccoulaient à flots sur le comptoir de zinc autour duquel sebousculaient, confusément mêlés, les souteneurs aux cravatesvoyantes, au regard oblique et luisant, et les honnêtestravailleurs qui s’occupent chaque nuit du déchargement des légumeset des primeurs.

Il y avait là des chiffonniers dont lacarriole attelée d’un âne étique attendait dans la rue, desramasseurs de bouts de cigare à la besace de toile gonflée de« mégots », des camelots chargés d’un pesant rouleau dejournaux du soir, des Arabes et des nègres, marchands d’olives, depistaches ou de bijoux en toc, des mendiants qui comptaient dans uncoin les sous de la recette quotidienne ; race nocturne etfantastique qui ne sort de ses tanières qu’après le soleil couchéet qui ne se trouve à l’aise que dans les ténèbres.

Trognes rubicondes ou faces blafardes, tout cemonde riait, chantait, sifflait, faisait tapage, aux accents de laguitare qu’une musicienne en guenilles faisait bourdonnervaguement, en dépit des défenses du patron ; tout ce mondeaussi mangeait de grand appétit des saucisses arrosées de vinaigre,de cornets de frites ou des portions de rosbif chevalin d’un roseappétissant. C’était un vacarme étourdissant, une cohue grouillantequi faisait songer aux antiques sabbats.

Du seuil de la porte, un personnage, dont lamaigreur se drapait dans une ample pèlerine à carreaux jaunes etbleus et que coiffait un feutre cavalièrement relevé sur l’oreille,contempla quelque temps ce tableau avec le sourire d’un philosophe,mais un sourire jeune pourtant et naïf encore, malgré ses longscheveux gris et sa barbe broussailleuse. Mais il aperçut sous unauvent une marchande de soupe en plein vent fort occupée à servirsa guenilleuse clientèle et, machinalement, il se prit à fredonnerles couplets d’une vieille chanson du Quartier latin[4] :

Lorsque le matin aux Halles on se rue

Et qu’on sent monter des graisseux pavés

L’odeur de lilas, l’odeur de morue,

Vers ton grand banquet, ô soupe à deux sous,

Nous débarquons tous, nous, les décavés !

L’inconnu secoua mélancoliquement la têtecomme pour chasser des souvenirs importuns, puis après un momentd’hésitation – et non sans avoir vérifié la présence d’une pièce decinq francs dans la poche de son gilet –, il pénétra dans le bouge,se fraya un passage à travers la malodorante cohue et allas’asseoir à une des poisseuses tables de marbre qui occupaient lefond de la salle.

– Je commence à avoir une faim de tousles diables, murmura-t-il en aparté, et, se penchant par l’huisentrebâillé de la cuisine, il appela d’une voix forte :

– Émile !

Un garçon aux épaules d’athlète, au front bas,au cou de taureau, se montra chargé de bouteilles et de plats.

– Voilà, monsieur, que faut-il servir àmonsieur ?

– Vous me donnerez un rosbif biensaignant, des pommes frites, une chopine et deux sous de pain.

– Et une serviette ?

– Bien sûr.

L’inconnu, aussitôt servi, se mit à manger degrand appétit.

À ce moment, une auto de haut luxe s’arrêtadevant l’assommoir ; il en descendit un gentleman d’uneimpeccable correction, le monocle à l’œil, une orchidée à laboutonnière, qui, silencieusement, alla s’asseoir à côté de l’hommeà la pèlerine.

Le nouveau venu offrait une physionomie d’unerégularité parfaite, sa face entièrement rasée avait le pur profild’une médaille antique, mais il était d’une pâleur mortelle ;ses yeux verts ne jetaient que de ternes lueurs, et ce beau visageexprimait une profonde indifférence ; il semblait figé dansune impassibilité marmoréenne que rien ne devait être capabled’émouvoir.

Avec des ricanements où il y avait pourtantquelque chose qui ressemblait à du respect, les miséreux s’étaientécartés en murmurant :

– Tiens, milord Bamboche !

Et ils regardaient avec des yeux allumés decupidité ses doigts chargés de bagues et les grosses perles qui luiservaient de boutons de chemise.

Un silence impressionnant régna quelque tempsdans le cabaret, puis, à voix basse, les conversations reprirentpeu à peu.

Celui qu’on avait appelé milord Bambochen’avait pas paru un seul instant se douter de l’attention dont ilétait l’objet. Émile, le garçon, sans attendre qu’on lui en donnâtl’ordre, apporta respectueusement une bouteille de champagne quel’étrange consommateur se mit à déguster à petites gorgées, aprèsavoir allumé un havane bagué d’or qu’il tira d’une boîte enrichiede pierres précieuses.

Le dîneur solitaire ne put s’empêcher de jeterun regard curieux sur ce voisin inattendu qui paraissait aussi àl’aise, aussi tranquille dans ce bouge, où les meurtres n’étaientpas rares, que s’il se fût trouvé dans le fumoir du château que –sans nul doute – il devait posséder quelque part. Milord Bambochecontemplait tranquillement la foule des loqueteux qui reniflaientavidement l’odorant parfum du régalia.

– Drôle de type ! grommela l’homme àla pèlerine ; quelque excentrique, sans doute.

Son modeste repas était terminé ; ilappela le garçon et lui remit négligemment son unique pièce de cinqfrancs.

Émile avait derrière son oreille un bout decrayon et additionnait sur le marbre de la table.

– Soixante de portion, dix de pain, dixde serviette, trente de vin, ça fait vingt-deux sous !

Émile, pour rendre la monnaie, avait pris lapièce entre ses dents, mais, d’un geste brutal, il la rejeta sur lemarbre où elle rendit un son mat.

– Vieux farceur, ricana-t-il, elle est enplomb, la thune, et moi qui ne me méfiais pas… C’est qu’il a faillime faire le coup !

L’homme était devenu blême.

– C’est que, monsieur Émile, bégaya-t-ilen baissant la tête, je n’ai pas d’autre argent… je… j’ai ététrompé tout le premier.

– Y a pas de m’sieu Émile ! Tout ça,c’est des blagues. Aboule tes vingt-deux ronds ou j’appelle lesergot qui est au coin. Quand on n’a pas de galette, on ne croûtepas ; moi, je n’connais que ça…

Le malheureux, dont la bonne foi étaitévidente, paraissait en proie à un tremblement convulsif. Il jetaitautour de lui des regards suppliants et désespérés d’un chien quise noie, mais il ne rencontrait autour de lui que des faceshostiles, implacables, des miséreux : tous prenaient partipour le garçon.

– Émile a raison, bien sûr,murmuraient-ils. Le vieux ira finir sa nuit au poste, c’est bienfait !…

Le patron, qui trônait derrière le zinc, lançad’une voix bourrue :

– Allons, oust, finissons-en ; ceshistoires-là, ça arrête la consommation. Émile, allez chercher unagent et vivement !

À ce moment, milord Bamboche, qui avaitobservé toute cette scène sans qu’un muscle de son visagetressaillît, jeta un louis sur la table.

– Payez-vous, fit-il, et laissez cegentleman tranquille.

Personne ne broncha. Émile rendit la monnaieavec un sourire obséquieux, pendant que milord Bamboche, imposantsilence d’un geste aux remerciements de son obligé, lui disait desa voix blanche, éteinte et comme lointaine :

– Inutile de me remercier, monsieur, ceque je fais est tout simple, il peut arriver à tout le monde derecevoir une fausse pièce.

– Monsieur, balbutia l’homme dont levisage s’était couvert d’une rougeur de honte, je suis confus decette aventure…

– N’insistez pas, répliqua milordBamboche avec le même geste impérieux. Garçon, du champagne et unecoupe pour monsieur… (Et il répéta interrogativement 🙂 Pourmonsieur ?

– Agénor Marmousier.

– Le poète ?

– Lui-même.

Milord Bamboche manifesta, cette fois, quelqueétonnement.

– Extraordinaire ! fit-il. Je menomme, moi, lord Astor Burydan.

– Le millionnaire excentrique ?

– Yes. Le même que la canaillefrançaise a surnommé milord Bamboche… Mais, pardonnez ma franchise,comment se fait-il que je vous rencontre dans un état de fortune sipeu digne de votre talent ? En Angleterre, vous seriezpoète-lauréat, avec une pension royale !

Très simplement, très dignement aussi, Agénorexpliqua qu’en France, les poètes étant fort mal payés, la gloireet la richesse marchaient rarement de pair. Ses vers étaientadmirés, mais il restait pauvre. Il reconnut, d’ailleurs, avecfranchise, que c’était un peu de sa faute s’il n’avait pas sumonnayer son génie ; il manquait de cette habileté pratique,de cet entregent qui est l’apanage des médiocres ; puis ilétait fier et, aussi, il en convint, ami du loisir.

Milord Bamboche, toujours impassible, l’avaitécouté jusqu’au bout, réfléchissant.

– Confidence pour confidence, luirépondit-il, mon cher poète ; moi, je me suis toujours ennuyéet je m’ennuie toujours et partout. J’ai vainement essayé de medistraire par toutes sortes d’excentricités, rien n’y a fait.

– Les excentricités, c’est toujoursintéressant, c’est une des formes de la poésie lyrique, ensomme !

– Le lendemain du jour où je fus mis enpossession de ma fortune, je donnai un thé sous-marin, dans unecloche à plongeur ; le jour suivant, je conviai à un banquetdeux cents vidangeurs et leurs épouses ; la tenue de rigueurétait, pour les hommes, le smoking et les bottes de travail, pourles dames, le décolleté.

– Pas mal ! fit le poète ensouriant.

– Le banquet eut un certainretentissement. Le lendemain, j’épousai en aéroplane une princessenègre. J’avais exigé que le ministre qui devait bénir notre unionse tînt à la dernière plate-forme du clocher de son église,brillamment illuminée pour la circonstance.

– De mieux en mieux.

– Cette union eut aussi un certainretentissement, continua lord Bamboche d’un air ennuyé. Le joursuivant, je pénétrai avec ma jeune épouse dans la cage d’un liond’Abyssinie que j’abattis à coups de revolver après une lutteémouvante, puis, séance tenante, en présence d’une fouleenthousiaste, j’écorchai l’animal et transformai sa chair ensaucissons appétissants que je distribuai gratis auxspectateurs.

– C’était là une véritable leçon dechoses.

– Le lendemain, j’avais à assister auxobsèques d’une de mes tantes, lady Esther Burydan. Je suivis soncercueil en pleurant. J’avais revêtu pour cette solennité familialeun maillot de soie noire, semé de larmes blanches. Vingt de mesdomestiques de confiance me suivaient, également costumés enclowns, et couronnés de funèbres violettes…

Le poète Agénor Marmousier eut un éclat derire sonore.

– Vous êtes vraiment, milord,s’écria-t-il, un homme admirable ! Je vous dédierai une de mespoésies. En attendant, permettez-moi de boire à votresanté !

– Je vous rase, murmura lord Burydan d’unton maussade.

– Pas du tout, je vous assure. Vosexcentriques trouvailles me causent une véritable joie. Continuez,je vous en prie ; il y a longtemps que je n’ai ri d’aussi boncœur !…

– Vous êtes fort indulgent. Peu de tempsaprès, j’organisai les dîners automobiles et musicaux à l’usage desprolétaires et des déshérités de la fortune. À midi moins un quart,sept énormes automobiles partaient de la cour de mon hôtel. Lapremière contenait trente musiciens jouant à tour de bras leGod save the King, le Sweet Home, le RuleBritannia et d’autres mélodies classiques chères à tous lescœurs anglais. La seconde était chargée de trois mille kilogrammesde rosbif saignant, la troisième était constituée par unegigantesque marmite renfermant de l’oie aux navets et aussi grossequ’une locomotive.

– Je vous suis avec l’attention la pluspalpitante…

– La quatrième auto offrait de vastesbaquets de pommes de terre fumantes, et le chauffeur était en robede chambre. La cinquième supportait un plum-pudding gros comme unemaison, que flanquaient deux laquais armés de sabresd’abordage !

– Pour servir ?

– Parbleu ! L’auto qui suivait étaitchargée de fromages de Chester, et la dernière de superbes pommesdu Canada.

– Ce devait être un cortègeappétissant ?

– Tout ce qu’il y a de plusapéritif ! À chaque carrefour, la musique exécutait un airnational, puis la foule s’approchait et chacun recevait sa part dece lunch, somme toute très confortable. Puis, nouvelle aubade etdépart pour un autre carrefour.

– Cela devait coûter gros ?

– Une bagatelle. Je suis très riche. J’aiessayé déjà de me ruiner. J’y ai renoncé !…

– Et comment ont fini les banquetsautomobiles et musicaux ?

– Mal ! La populace a pillé meschars culinaires et j’ai été moi-même, une fois, presque lapidé parles pommes du dessert et les « potatoes » toutes chaudesqui accompagnaient le rosbif que j’avais payé… Après l’écheclamentable de cette tentative, je me suis fait enterrer vivant,puis j’ai donné un bal de croque-morts et de nourrices, le noir etle blanc, la Vie et la Mort !… C’était superbe !… Etmaintenant je m’ennuie !…

Lord Bamboche bâilla comme un tigre, puiscommanda une troisième bouteille de champagne.

– Je crains que ma faible cervelle,balbutia le poète Agénor, ne puisse supporter…

Mais milord ne l’écoutait plus, il venait derappeler le garçon, et, de son air éternellement las etennuyé :

– Émile, dit-il nonchalamment,apportez-moi cent mètres de boudin.

Émile crut avoir mal entendu et se redressatout effaré.

– Vous dites ? bégaya-t-il.

– Parfaitement, cent mètres de boudin,qualité supérieure ; je paie comptant, seulement je tiens àune chose, c’est que le boudin soit d’un seul morceau.

– Mais, milord…

– Arrangez-vous ! Faites desstoppages à la peau des boudins, employez s’il le faut unraccordeur de boudins ! Mais si, dans dix minutes, je ne suispas servi, je ne remettrai plus les pieds dans cettebaraque !

Émile, après s’être concerté quelque tempsavec le patron tout aussi effaré que lui, s’était élancé au-dehorscomme s’il eût eu le diable à ses trousses.

Un grand silence s’était fait dans la taverne.Très calme, milord Bamboche avait pris un autre havane bagué d’or,puis, ayant placé son chronomètre à côté de lui, il attendait.

Le poète Agénor se sentait rajeuni de vingtans ; jamais il n’avait été à pareille fête.

La neuvième minute ne s’était pas écouléequ’une gigantesque rumeur s’éleva. Dans la brume du matin une filed’hommes s’avançaient, jeunes et joufflus comme de vrais garçonscharcutiers qu’ils étaient, et portant sur les épaules uninterminable câble noir. En tête, Émile s’avançait la facerayonnante d’un juste orgueil.

– Milord est servi, dit-ilsimplement.

– Bien, donnez-moi un couteau.

Gravement milord coupa un minuscule morceau deboudin et le goûta, au milieu d’un profond silence.

– Il n’est pas mauvais !prononça-t-il, et maintenant…

Au-dehors, on entendait les rumeurs d’unemultitude sans cesse accrue et que trois escouades de sergents deville, accourus au pas de gymnastique, n’arrivaient pas àdissiper.

– Maintenant, reprit l’Anglais, Émiledistribuera, à toutes les personnes qui en feront la demande,vingt-cinq centimètres de boudin et une coupe de champagne.Avez-vous un double décimètre, Émile ?

– Vive milord Bamboche ! hurla lafoule.

La distribution commença dans le plus grandordre, mais à ce moment un commissaire de police, ceint de sonécharpe, entra dans la salle. Il avait l’air furieux.

– Milord, commença-t-il, vous m’aviezpourtant promis d’être sage. Vous causez une véritable émeute. Jevais me voir forcé de vous mettre en état d’arrestation.

L’Anglais le prit de très haut.

– Je ne commets là, monsieur, aucundélit, déclara-t-il d’un ton rogue, je veux seulement donner au bonpeuple de Paris une preuve – comestible – des sympathiesbritanniques ! Je veux resserrer l’entente cordiale, et sicent mètres ne suffisent pas, eh bien ! qu’on en fasse venirdeux cents !

Après de longs pourparlers, le commissaire serésigna à faire établir un service d’ordre et la distributioncontinua au milieu des vivats d’une foule idolâtre.

Mais déjà milord Bamboche s’était levé, avaitjeté au garçon deux ou trois billets bleus, puis se tournant versAgénor :

– Allons-nous-en, partons, fit-il, jem’ennuie.

Le poète, qui croyait vivre quelque rêveabsurde et merveilleux, suivit sans mot dire son nouvel ami. Tousdeux, grâce à la protection des agents, purent monter dans l’autoqui attendait à quelque distance et qui partit en quatrièmevitesse.

Ils avaient déjà laissé derrière eux l’Opéra,la Trinité et descendaient l’avenue de Clichy avec la rapidité d’unbolide, lorsque Agénor demanda timidement où on allait.

– Chez moi, répondit l’Anglais d’un airabsent.

L’auto venait de franchir l’enceinte desfortifications.

– C’est que…, murmura le poète un peuinquiet.

– Soyez sans crainte. Voici laproposition que je vous fais. Vous êtes un poète et, comme tel,vous êtes homme d’imagination.

– Eh bien ?

– Empêchez-moi de m’ennuyer, trouvez-moides sensations neuves, placez-moi dans des situationsextraordinaires et périlleuses, en un mot, soyez l’auteur de lapièce dont je serai l’acteur et qui sera ma vie. Tâchez de réaliserpour moi l’impossible…

– Mais comment pourrai-je ?

– Je vous ouvre un crédit illimité. Vouspourrez dépenser autant qu’il vous plaira pourvu que vous arriviezà mettre en fuite le hideux fantôme de la Neurasthénie. D’ailleurs,vous fixerez vous-même le chiffre de vos appointements.

– Mais si je ne réussis pas ?

– Eh bien, tant pis ! mais je suissûr que vous réussirez.

Agénor était violemment tenté. Quelles fêtesmagnifiques, quelles admirables solennités artistiques nepourrait-il pas organiser grâce aux millions de cet excentrique,qui semblait tombé du ciel, uniquement pour réaliser ses rêves lesplus fous.

L’auto traversait en coup de vent les ruesendormies de Clichy.

– Est-ce conclu ? demanda l’Anglaisavec impatience.

– Eh bien, soit ! dit Agénor,j’accepte, mais j’entends avoir toute liberté dans le choix desmoyens que j’emploierai ; il ne faudra vous étonner derien.

– Entendu !

– Je vous promets que vous aurez desémotions, soyez tranquille. Ah ! j’oubliais, j’ai laisséquelques manuscrits dans la chambre de l’hôtel que j’habite, prèsdu Panthéon…

– On ira chercher vos manuscrits… onpayera vos dettes si vous en avez, mais à partir de maintenant vousêtes en fonctions. Voici un carnet de chèques en blanc, et surtoutne regardez pas à l’argent, j’ai horreur de la parcimonie.

L’auto avait stoppé brusquement sur les bordsde la Seine. Le long du quai, la fine silhouette d’un yacht seprofilait dans la pénombre matinale.

– Vous êtes chez moi, dit milord Bambocheen aidant son hôte à franchir la passerelle. Bonne nuit et tâchezde trouver quelque idée neuve.

– Bonne nuit, milord, soyez sans crainteà ce sujet.

Un domestique bien stylé conduisit le poètejusqu’à une luxueuse cabine et se retira après lui avoir demandérespectueusement s’il n’avait besoin de rien.

Agénor se jeta tout habillé sur la couchetted’érable et de mahony et ne tarda pas à dormir à poings fermés.

Quand il se réveilla le lendemain, il eutquelque peine à se rendre compte de l’endroit où il se trouvait,ses idées étaient encore brouillées par les fumées du champagne etil se pinçait jusqu’au sang pour se prouver à lui-même qu’il nerêvait pas. À mesure qu’il se rappelait toutes les scènes quis’étaient déroulées dans le cours de la nuit précédente, ilpoussait des exclamations d’émerveillement.

Sa surprise fut au comble quand il aperçut,bien en vue sur le guéridon de la cabine, la serviette de maroquinqui contenait ses poésies inédites et qui, magiquement, avait étéapportée là.

À ce moment, le domestique entra, portant uncomplet de gentleman qui allait parfaitement à la taille d’Agénor,des chemises de tussor, des bottines de peau de porc, tout unattirail élégant, sans oublier un portefeuille de cuir de Russiequi renfermait le fameux carnet de chèques en blanc.

Le poète n’en revenait pas ; il serésigna pourtant à prendre son parti de sa fantastique aventure.Après avoir fait une assez longue station dans la salle de bainsqui attenait à la cabine, il se revêtit du complet bleu-marine,délaissant sans regret sa pèlerine à rayures jaunes et bleues, etil monta sur le pont.

Là, il demeura ébahi. Pendant qu’il dormait,le yacht avait fait route, les clochers étincelants de la ville deRouen se dessinaient dans le lointain et les rives de la Seineapparaissaient, verdoyantes, avec leur décor de châteaux et deruines pittoresques.

Le poète contempla quelque temps avecrecueillement l’admirable paysage. Il lui semblait qu’une âmenouvelle était entrée en lui ; des chansons lui montaient auxlèvres, il aspirait avec délice l’air pur, embaumé d’une odeur defeuillage et d’eau fraîche, et son cœur était pénétré d’uneprofonde reconnaissance pour le lord neurasthénique qui, tout àcoup, était entré dans son existence humble et besogneuse, comme ungénie des contes de fées.

– Lord Burydan, songea-t-il, est, malgréses airs lugubres, un brave compagnon ; il a eu là une fameuseidée. Il s’agit maintenant de lui montrer de quoi je suis capable.Il veut avoir des sensations extraordinaires. Eh bien ! il enaura…

Le poète se frotta les mains, les idéesoriginales lui venaient en foule, il se sentait inspiré ; à cemoment, un stewart, cérémonieux et correct comme un vieuxdiplomate, vint lui annoncer que le lunch était servi.

Agénor descendit joyeusement à la salle àmanger du yacht, où déjà son hôte l’avait précédé.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer